Différences entre les versions de « Le libéralisme est un péché - Don Félix Sarda y Salvany - 01 »

De Christ-Roi
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Le moderne naturalisme ne l'entend pas ainsi, c'est vrai. Mais les lois des États chrétiens l'ont toujours entendu de la sorte jusqu'à l'avènement de l'ère libérale actuelle. La loi de l'Église le proclame aujourd'hui comme autrefois, et, pour ce qui est du tribunal de Dieu, ses jugements demeurent les mêmes, ainsi que ses condamnations. L'hérésie et les œuvres qu'elle inspire sont donc bien les pires péchés et, par suite, le libéralisme et les actes qu'il inspire sont naturellement, ex generesuo, le mal au-dessus de tout mal.
 
Le moderne naturalisme ne l'entend pas ainsi, c'est vrai. Mais les lois des États chrétiens l'ont toujours entendu de la sorte jusqu'à l'avènement de l'ère libérale actuelle. La loi de l'Église le proclame aujourd'hui comme autrefois, et, pour ce qui est du tribunal de Dieu, ses jugements demeurent les mêmes, ainsi que ses condamnations. L'hérésie et les œuvres qu'elle inspire sont donc bien les pires péchés et, par suite, le libéralisme et les actes qu'il inspire sont naturellement, ex generesuo, le mal au-dessus de tout mal.
  
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'''''V'''''
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=='''''Des différents degrés qui peuvent exister et qui existent dans l'unité spécifique du libéralisme'''''==
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Le libéralisme, en tant que système de doctrines, peut s'appeler ''école'' ; comme organisation d'adeptes dans le but de répandre et de propager ses doctrines, ''secte'' ; comme groupe d'hommes s'efforçant de les faire prévaloir dans la sphère du droit public, parti. Mais, que l'on considère le libéralisme comme ''école'', comme ''secte'', ou comme ''parti'', il offre dans son unité logique et spécifique différents degrés ou nuances que le théologien catholique doit exposer et étudier.
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Tout d'abord, il convient de faire remarquer que le libéralisme est un, c'est-à-dire qu'il constitue un ensemble d'erreurs logiquement et parfaitement enchaînées ; et c'est pour ce motif qu'on l'appelle système. En effet, si on part de son principe fondamental, à savoir que l'homme et la société sont entièrement autonomes ou libres avec indépendance absolue de tout autre critère naturel ou surnaturel que le leur propre, on est conduit par une légitime déduction de conséquences à tout ce que la démagogie la plus avancée proclame en son nom.
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La révolution n'a rien de grand que son inflexible logique. Tous ses actes, jusqu'aux plus despotiques qu'elle accomplit au nom de la liberté, et que, à première vue, nous taxons de monstrueuses inconséquences, sont le produit d'une logique d'ordre très élevé. Car, si la société reconnaît pour unique loi sociale le jugement de la masse, si elle n'admet pas d'autre critère ou régulateur, comment pourrait-on dénier à l'État le droit absolu de commettre n'importe quel attentat contre l'Église, aussi souvent qu'il jugera, d'après son unique critère social, qu'il est à propos de le commettre ?
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Une fois admis que le plus grand nombre a toujours raison, il faut bien admettre aussi que la loi unique est celle du plus fort, et, par conséquent, on peut très logiquement en arriver aux dernières brutalités.
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Toutefois, malgré cette unité logique du système, les hommes ne sont pas toujours logiques, et cela produit dans cette unité les plus étonnantes variétés ou gradations de teintes. Les doctrines dérivent nécessairement et par leur propre vertu les unes des autres ; mais les hommes, en en faisant l'application, sont pour l'ordinaire illogiques et inconséquents.
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Si les hommes poussaient les principes qu'ils professent jusqu'à leurs dernières conséquences, ils seraient tous des saints ou des démons de l'enfer, selon que leurs principes seraient bons ou mauvais.
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C'est par l'inconséquence que les bons ne sont qu'à demi bons et que les mauvais ne sont qu'incomplètement mauvais.
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Appliquant ces observations au ''libéralisme'' qui nous occupe présentement, nous dirons que, par la grâce de Dieu, il se trouve relativement peu de libéraux complets : ce qui n'empêche pas que le plus grand nombre d'entre eux, même sans avoir atteint l'extrême limite de la dépravation libérale, sont de véritables libéraux, c'est-à-dire : de véritables disciples, partisans ou sectaires du libéralisme, selon que le libéralisme se considère comme école, secte, ou parti.
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Examinons ces variétés de la famille libérale. Il y a des libéraux qui acceptent les principes, mais en repoussent les conséquences, au moins les plus répugnantes et les plus extrêmes.
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D'autres acceptent telle ou telle conséquence ou application qui les flatte, en se faisant d'ailleurs scrupule d'en accepter radicalement les principes.
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Les uns ne voudraient appliquer le libéralisme qu'à l'enseignement ; les autres uniquement à l'ordre civil ; d'autres, enfin, rien qu'aux formes politiques.
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Seuls les plus avancés réclament son application pure et simple à tout et pour tout. Les atténuations et les mutilations du ''Credo'' libéral sont aussi nombreuses que les intérêts favorisés ou lésés par son application. C'est en effet une erreur généralement répandue, de croire que l'homme pense avec son intelligence, tandis que la plupart du temps il pense avec son cœur, voire souvent avec son estomac.
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De là, ces différents partis libéraux qui débitent le libéralisme à telle ou telle dose, tout comme le cabaretier débite l'eau-de-vie à tel ou tel degré, selon le goût du consommateur.
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C'est pour cela qu'il n'y a point de libéral pour qui son voisin plus avancé ne soit un brutal démagogue, et son voisin moins avancé un réactionnaire fieffé.
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C'est une question d'échelle alcoolique et rien de plus. Ceux qui à Cadix baptisèrent hypocritement au nom de la sainte Trinité leur libéralisme, et ceux qui, en ces derniers temps, lui ont donné pour devise : ''Guerre à Dieu'', occupent un des degrés de l'échelle libérale. Cela est si vrai que, dans les cas embarrassants, tous acceptent et même invoquent la commune dénomination de libéral.
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Le critère libéral ou indépendant est le même pour tous, quoique les applications en soient plus ou moins accentuées selon les individus.
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D'où vient cette accentuation plus ou moins forte ? Souvent des intérêts, quelquefois du tempérament ; tantôt d'une éducation plus pondérée qui empêche les uns de prendre le pas accéléré des autres ; tantôt du respect humain, de considérations de famille, de relations sociales, d'affections contrariées, etc., etc., sans parler de la tactique satanique, qui conseille parfois de ne point pousser trop loin une idée afin de n'alarmer personne, de la rendre plus viable et de faciliter son cours.
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Cette façon de procéder peut, sans jugement téméraire, être attribuée à certains libéraux conservateurs, chez lesquels, sous le masque du conservateur, se cache d'ordinaire un franc démagogue.
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Toutefois et parlant en général, la charité peut supposer dans les demi-libéraux l'existence d'une certaine dose de candeur, de naturelle ''bonhomie'', ou de simplicité. Si elle ne suffit pas à les faire bénéficier de l'irresponsabilité, comme nous le dirons plus loin, elle nous oblige cependant à leur accorder quelque compassion.
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Il nous faut donc, cher lecteur, demeurer convaincus que le libéralisme est ''un'', tandis que les libéraux, comme le mauvais vin, diffèrent de couleur et de saveur.
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''''''VI'''''
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=='''''Du libéralisme catholique ou catholicisme libéral'''''==
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De toutes les inconséquences et antinomies qui se rencontrent dans les degrés moyens du libéralisme, la plus repoussante et la plus odieuse est celle qui ne prétend à rien moins qu'à unir le libéralisme avec le catholicisme, pour former ce qui est connu dans l'histoire des insanités modernes sous le nom de ''libéralisme catholique'' ou ''catholicisme libéral.'' Et toutefois d'illustres esprits et de grands cœurs, aux bonnes intentions desquels on ne peut s'empêcher de croire, ont payé leur tribut à cette absurdité ! Elle a eu son époque de mode et de prestige ; mais, grâce au ciel, cette mode passe ou est déjà passée.
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Cette funeste erreur naquit d'un désir exagéré de concilier et de faire vivre en paix des doctrines forcément inconciliables et ennemies du fait même de leur propre essence.
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Le libéralisme est l'affirmation dogmatique de l'indépendance absolue de la raison individuelle et sociale. Le catholicisme est le dogme de la sujétion absolue de la raison individuelle à la loi de Dieu.
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Comment concilier le oui et le non de deux doctrines si opposées ?
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Aux fondateurs du libéralisme catholique la chose parut facile. Ils admirent une raison individuelle sujette à la loi évangélique et ils inventèrent une raison publique ou sociale, coexistante avec elle et libre de toute entrave. Ils dirent «L'État en tant qu'État ne doit pas avoir de religion, ou du moins il ne doit en avoir que dans une mesure qui ne dérange point ceux qui n'en ont pas. Ainsi, le simple citoyen doit se soumettre à la révélation de Jésus-Christ, mais l'homme public peut à ce titre se comporter comme si la révélation n'existait pas pour lui». C'est ainsi qu'ils en vinrent à composer la célèbre formule : ''l'Eglise libre dans l'Etat libre''. Formule à la propagation et à la défense de laquelle, en France, plusieurs catholiques célèbres et parmi eux un illustre évêque s'obligèrent par serment.
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'''note:''' ''Allusion à la fameuse réunion présidée par Mgr Félix Dupanloup au château de la Roche-en-Breny, en Bourgogne, chez Montalembert qui plaça ensuite lui-même dans sa chapelle privée l'inscription suivante : «Dans cet oratoire, Félix, évêque d'Orléans, a distribué le pain de la parole et le pain de la vie chrétienne à un petit troupeau d'amis qui, depuis longtemps accoutumés à combattre ensemble pour l'Église libre dans la patrie libre, ont renouvelé le pacte de vouer de même le reste de leur vie à Dieu et à la liberté.» 12 octobre 1862.''
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Cette formule aurait dû être suspecte, depuis que Cavour en avait fait la devise de la révolution Italienne contre le pouvoir temporel du Saint-Siège, et cependant aucun de ses auteurs ne l'a formellement rétractée, à notre connaissance, malgré l'évident discrédit dans lequel elle était promptement tombée.
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Ces illustres sophistes ne virent pas que, si la raison individuelle a l'obligation de se soumettre à la volonté de Dieu, la raison publique et sociale ne peut s'y soustraire, sans tomber dans un dualisme extravagant, en vertu duquel l'homme serait soumis à la loi de deux critères contraires et de deux consciences opposées. De sorte que la distinction de l'homme privé et de l'homme public, le premier obligé à être chrétien, et le second autorisé à être athée, tomba immédiatement tout entière sous les coups écrasants de la logique intégralement catholique. Le ''Syllabus'', dont nous parlerons bientôt, acheva de la confondre sans rémission. Il existe toutefois encore aujourd'hui quelques disciples attardés de cette brillante mais funeste école, qui n'osent plus soutenir publiquement la théorie catholique libérale dont ils furent en d'autres temps les enthousiastes panégyristes ; mais ils la suivent cependant en pratique sans se rendre clairement compte peut-être que c'est là un filet de pêche tellement connu et usé que le diable a donné l'ordre de le mettre au rebut.
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'''''VII'''''
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=='''''En quoi consiste probablement l'essence ou la raison intrinsèque du catholicisme libéral'''''==
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Si l'on considère l'intime essence du libéralisme dit catholique, ou, pour parler plus vulgairement, du ''catholicisme libéral'', on voit que, selon toute probabilité, elle est due uniquement à une fausse interprétation de ''l'acte de foi''. Les catholiques libéraux, si l'on en juge par leurs explications, font résider tout le motif de leur foi, non dans l'autorité de Dieu infiniment vrai et infaillible qui a daigné nous révéler le seul chemin qui peut nous conduire à la béatitude surnaturelle, mais dans la libre appréciation du jugement individuel, estimant telle croyance meilleure que toute autre. Ils ne veulent pas reconnaître le magistère de l'Église comme le seul qui soit autorisé par Dieu à proposer aux fidèles la doctrine révélée et à en déterminer le véritable sens. Bien au contraire, se faisant juges de la doctrine, ils en admettent ce qui leur paraît bon, et se réservent le droit de croire le contraire, toutes les fois que d'apparentes raisons leur sembleront démontrer comme faux aujourd'hui ce qui leur avait paru vrai hier.
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Pour réfuter cette prétention, il suffit de connaître la doctrine fondamentale ‘’de fide’’, exposée sur cette matière par le saint concile du Vatican
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'''note:''' ''Vatican 1 (1870-1871)''
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Au demeurant, les catholiques libéraux s'intitulent catholiques, parce qu'ils croient fermement que le catholicisme est la véritable révélation du Fils de Dieu ; mais ils s'intitulent catholiques-libéraux ou catholiques-libres, parce qu'ils jugent que ce qu'ils croient ne peut être imposé à eux-mêmes et à personne pour aucun motif supérieur à celui de leur libre appréciation. De telle sorte que, à leur insu, le diable a malicieusement substitué en eux le principe naturaliste du libre examen au principe surnaturel de la foi ; d'où il résulte que, tout en se figurant avoir la foi des vérités chrétiennes, ils ne l'ont pas, et qu'ils en ont seulement une simple conviction humaine : ce qui est tout différent.
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Il suit de là que, selon eux, leur intelligence étant libre de croire ou de ne pas croire, il en est de même de celle d'autrui. Ils ne voient pas dans l'incrédulité un vice, une infirmité ou un aveuglement volontaire de l'entendement et plus encore du cœur, mais un acte licite, émanant du for intérieur de chacun, aussi maître en ce cas de croire que de nier. Leur horreur de toute pression extérieure physique ou morale, qui prévienne ou châtie l'hérésie, découle de cette doctrine, et produit chez eux la haine de toute législation franchement catholique. De là aussi, le respect profond avec lequel ils veulent qu'on traite toujours les convictions d'autrui, même les plus opposées à la vérité révélée, car, pour eux, les plus erronées sont aussi sacrées que les plus vraies, puisque toutes naissent d'un même principe également sacré : la liberté intellectuelle. C'est ainsi que l'on érige en dogme ce qui s'appelle ''tolérance'', et que l'on édicte à l'usage de la polémique catholique un nouveau code de lois, que ne connurent jamais aux temps passés les grands polémistes du catholicisme.
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Le premier concept de la foi étant essentiellement naturaliste, il s'ensuit que tout son développement successif dans l'individu et dans la société, doit l'être également. D'où il résulte que l'appréciation première et souvent exclusive que les catholiques-libéraux font de l'Église, porte sur les avantages de culture intellectuelle et de civilisation qu'elle procure aux peuples. Ils oublient et ne citent pour ainsi dire jamais sa fin première et surnaturelle qui est la glorification de Dieu et le salut des âmes. Plusieurs des apologies catholiques écrites à notre époque sont entachées de faiblesse par le fait de cette fausse conception. C'est à ce point que si, par malheur, le catholicisme avait été cause de quelque retard dans le progrès matériel des peuples, il ne serait plus, en bonne logique aux yeux de ces hommes, ni une religion vraie, ni une religion louable.
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Et remarquez que cette hypothèse venant à se réaliser, et elle le peut - puisque la fidélité à cette même religion a certainement causé la ruine matérielle de familles et d'individus - la religion n'en resterait pas moins excellente et divine.
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Ce critère est celui qui dirige la plume de la majeure partie des journalistes libéraux ; s'ils se lamentent sur la démolition d'un temple, ils ne signalent au lecteur que la profanation de l'art. S'ils plaident en faveur des ordres religieux, ils ne font valoir que les services rendus aux lettres par eux ; s'ils exaltent la sœur de charité, ce n'est qu'en considération des services humanitaires par lesquels elle adoucit les horreurs de la guerre ; s'ils admirent le culte, ce n'est qu'au point de vue de son éclat extérieur et de sa poésie ; si dans la littérature catholique, ils respectent les saintes Écritures, c'est uniquement à cause de leur majesté sublime.
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De cette façon de louer les choses catholiques seulement pour leur grandeur, leur beauté, leur utilité, leur excellence matérielle, il découle en bonne logique que l'erreur a droit aux mêmes louanges quand elle a droit aux mêmes titres, comme l'ont eu en apparence, à certains moments, quelques religions fausses.
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La piété elle-même n'a pu échapper à la pernicieuse action de ce principe naturaliste ; il la convertit en véritable ''piétisme'', c'est-à-dire en une falsification de la véritable piété, comme nous le voyons chez tant de personnes qui ne recherchent dans les pratiques pieuses que l'émotion dont elles peuvent être la source, ce qui est un pur sensualisme de l'âme et rien de plus. Aussi constatons-nous aujourd'hui que, en beaucoup d'âmes, ''l'ascétisme'' chrétien, qui est la purification du cœur par la répression des appétits, est entièrement affaibli, et que le ''mysticisme chrétien'', qui n'est ni l'émotion, ni la consolation intérieure, ni aucune autre de ces friandises humaines, mais l'union avec Dieu par l'assujettissement à sa volonté sainte et par l'amour surnaturel, est inconnu.
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Pour ces raisons, le catholicisme d'un grand nombre de personnes en notre temps est un catholicisme libéral, ou, plus exactement, un catholicisme faux. Ce n'est pas le catholicisme, mais un simple naturalisme, un rationalisme pur ; c'est en un mot, si une telle expression nous est permise, le paganisme avec le langage et les formes catholiques.
  
 
FIN PROVISOIRE !
 
FIN PROVISOIRE !

Version du 25 avril 2006 à 16:09

LE LIBÉRALISME EST UN PÉCHÉ

Par Don Félix Sarda y Salvany, docteur en théologie, Prêtre du diocèse de Barcelone et directeur du journal « La Revista popular » Traduit de l’espagnol par Madame la marquise de Tristany Suivi de la lettre pastorale sur le libéralisme des évêques de l’Equateur

Le naturalisme... « qu'on l'appelle rationalisme, socialisme, révolution ou libéralisme, par sa manière d'être et par son essence même, sera toujours la négation franche ou artificieuse mais radicale de la foi chrétienne ». (Lettre collective des illustrissimes prélats de la province ecclésiastique de Burgos)


Pour une meilleure compréhension du texte, nous avons profité de cette nouvelle édition pour ajouter des notes en bas de page. L'édition originale ne possédait aucune note. Aussi, toutes les notes de bas de page de cet ouvrage sont de l'éditeur.

Préface en français du premier éditeur Retaux-Bray 82, rue Bonaparte, Paris, 1887

Au jour de la Présentation au Temple, le vieillard Siméon, parlant sous le souffle de l'Esprit prophétique, disait à la Sainte Vierge que son divin Fils serait placé dans le monde comme un signe de contradiction d'où sortirait la ruine pour un grand nombre et pour un grand nombre la résurrection. Ce caractère de sa mission divine, Jésus-Christ l'a transmis à son Église et c'est ce qui explique comment, dès les premiers temps du christianisme, l'hérésie s'est attaquée aux vérités de la foi. Depuis, cette contradiction n'a pas cessé, mais à chaque siècle, pour ainsi dire, elle s'est transformée, prenant un caractère nouveau dès que l'erreur dernière en date avait été pleinement détruite ou démasquée. Pour ne parler que des trois derniers siècles, le seizième a vu dominer l'hérésie protestante ; le jansénisme a essayé de pervertir le dix-septième, et le naturalisme philosophique a pensé, au dix-huitième, bouleverser les fondements mêmes de la société.

Avec le résidu de toutes ces erreurs, le dix-neuvième siècle devait nous en apporter une autre, plus dangereuse peut-être que les précédentes, parce qu'elle est plus subtile, et qu'au lieu de viser tel ou tel point de la doctrine, elle a prétendu s’insinuer dans l'ensemble même de la doctrine pour la corrompre jusqu'au fond. Erreur séduisante d'ailleurs, parce qu'elle a de faux aspects de générosité, et dont le nom, intentionnellement vague, devait, pour beaucoup, la rendre tout ensemble attrayante et insaisissable. Il s'agit du libéralisme.

Libéral, au sens où ce mot était pris jadis dans notre langue, qui ne se piquerait de vouloir l'être, puisque ce mot signifiait l'ouverture d'esprit et de cœur, et, en résumé, la largesse dans l'aumône, comme une chrétienne largeur dans l'accomplissement de toutes les vertus ! Mais combien autre est le libéral de nos jours, soit qu'il s'agisse du libéralisme doctrinal, du libéralisme politique ou du libéralisme pratique par application de cette doctrine et de cette politique. On peut dire en deux mots que la caractéristique de cette erreur moderne du libéralisme, c'est, chez ses partisans, d'être accommodants pour l'erreur à qui, en doctrine ou en fait, on se réjouit de voir reconnaître les mêmes droits qu'à la vérité.

Avions-nous tort, par suite, de dire que cette erreur nouvelle était pire que toutes les autres, puisque toutes les autres y trouvent un abri facile, sinon une protection directe et un certain appui ? Aussi le danger en a-t-il été signalé de bonne heure en France par les meilleurs esprits, dans de remarquables œuvres d'apologétique, parmi lesquelles nous nous contenterons de rappeler les immortelles Lettres synodales du cardinal Pie.

Toutefois, jusqu'en ces derniers temps, on pouvait regretter que, victorieusement combattue dans son principe et ses principales manifestations, cette erreur n'eût pas été prise corps à corps, pour ainsi dire, dans un traité spécial ne laissant debout aucun des nombreux sophismes élevés par le libéralisme comme autant de forteresses où il s'ingéniait à se réfugier.

Aussi l'émotion fut elle grande quand parut, il y a quelques mois, cette réfutation décisive. L'auteur, déjà célèbre en Espagne par ses écrits de doctrine et de polémique, prêtre aussi zélé que savant docteur, Don Félix Sarda y Salvany, posait résolument la thèse dès le titre de son livre. Hardiment, il affirmait que « le libéralisme est un péché » ; mais, non content de l'affirmer, il en donnait les preuves avec une abondance, une vigueur, nous pourrions presque dire une minutie qui défiait tout retour offensif de l'erreur libérale, pourchassée victorieusement en ses derniers recoins.

L'émotion fut vive, avons-nous dit ; mais si elle était toute de contentement chez les catholiques, pour qui se faisait ainsi la pleine lumière sur une erreur subtile en ses détours, elle fut toute de colère chez ceux qui de près ou de loin voyaient s'effondrer sous les coups de cette dialectique puissante des thèses longtemps caressées. Non seulement don Félix Sarda y Salvany fut attaqué dans un libelle dont l'auteur, don Cel. Pazos, prétendait signaler nombre d'erreurs chez l'adversaire du libéralisme, mais l'ouvrage de Don Félix Sarda y Salvany était déféré comme condamnable au jugement de l'Index. Or, bientôt ce jugement, non seulement l'absolvait, mais le glorifiait, comme en témoigne la lettre du secrétaire de la congrégation de l'Index que l'on trouvera plus loin. Dès lors, le livre prenait une valeur qui en étendait la portée bien au-delà des frontières de l'Espagne, et la pensée nous vint de faire lire aussi en France un ouvrage qui n'y sera pas sans fruit. L'entreprise n'était pas sans difficultés, car, plus la matière était difficile et délicate, plus il importait de s'assurer une traduction fidèle et même rigoureuse ; chaque mot ayant ici son importance. Grâce au concours de deux éminents religieux versés dans la connaissance de la langue espagnole et dont le savoir théologique garantissait, par leur révision, le travail de notre traducteur, ces difficultés ont été pleinement surmontées pour le livre de don Félix Sarda y Salvany comme pour une autre oeuvre magistrale qui traite du même sujet et que nous avons eu non moins à coeur de faire connaître.

Il y a quelques mois, les évêques de l'Equateur, réunis en concile national, voulurent donner à leur peuple l'enseignement collectif le plus propre à le diriger parmi les commotions politiques si fréquentes dans ce pays, aujourd'hui revenu au gouvernement chrétien dont l'héroïque Garcia Moreno lui donna le modèle. Quel était le mal principal dont il devait se garder et à quels signes reconnaître ce mal ? C'est ce qu'expose et développe avec une singulière autorité la magnifique pastorale des évêques de l'Équateur. On y retrouvera, sous une autre forme, la doctrine si vigoureusement déduite dans l'ouvrage de don Félix Sarda y Salvany, et on ne la lira pas avec moins de profit.


Préface de S.E. Mgr. Marcel Lefebvre

pour l'édition de 1975 par les Éditions de la Nouvelle Aurore.


Jamais plus qu'aujourd'hui la lecture de ce livre est nécessaire pour tous ceux qui veulent se désintoxiquer des erreurs du Libéralisme.

Le virus qui détruit toutes les valeurs naturelles et surnaturelles atteint désormais, non seulement les sociétés civiles, mais l'Église elle-même. C'est en poursuivant les ramifications de ce cancer que nous restaurerons le Règne de Notre Seigneur Jésus-Christ et de sa sainte Mère ici-bas, et que nous travaillerons à l'extension de la seule arche du salut : l'Église Catholique et Romaine.

Nous félicitons de tout coeur les animateurs de la librairie de la Nouvelle Aurore qui concourent efficacement à mettre en lumière la vérité et à dissiper les ténèbres de l'erreur. C'est le meilleur service qu'ils puissent rendre à leur prochain. Nous demandons à Dieu de les bénir ainsi que tous ceux qui trouveront dans ces pages une nourriture saine et bienfaisante.

Le 23 novembre 1975 + Marcel Lefebvre

Décret de la Sacrée Congrégation de l’Index

Excellentissime Seigneur,

La Sacrée-Congrégation de l'Index a reçu la dénonciation qui lui a été faite de l'opuscule qui a pour titre : Le libéralisme est un péché, et pour auteur D. Félix Sarda y Salvany, prêtre de votre diocèse, dénonciation qui a été renouvelée en même temps qu'on dénonçait un autre opuscule qui a pour titre : ‘’Le procès de l'Intégrisme’’, c'est-à-dire Réfutation des erreurs contenues dans l'opuscule : Le libéralisme est un péché ; l'auteur de ce second opuscule est D. de Pazos, chanoine du diocèse de Vich.

C'est pourquoi ladite Sacrée-Congrégation a soigneusement examiné l'un et l'autre opuscule, avec les observations qu'ils avaient suscitées. Or, dans le premier, non seulement elle n'a rien trouvé qui soit contraire à la saine doctrine, mais son auteur D. Félix Sarda mérite d'être loué, parce qu'il expose et défend la saine doctrine sur le sujet dont il s'agit, par des arguments solides, développés avec ordre et clarté, sans nulle attaque à qui que ce soit.

Mais ce n'est pas le même jugement qui a été porté sur l'autre opuscule, publié par D. de Pazos ; en effet, il a besoin, pour le fond, de quelques corrections et, en outre, on ne peut approuver la façon de parler injurieuse dont l'auteur se sert beaucoup plus contre la personne de D. Sarda que contre les erreurs qu'il suppose exister dans son opuscule.

Aussi la Sacrée-Congrégation a-t-elle ordonné que D. de Pazos, averti par son propre ordinaire, (note: L'évêque du diocèse.) retire, autant que faire se peut, les exemplaires de son susdit opuscule et qu'à l'avenir, s'il survient quelque discussion au sujet des controverses qui pourraient surgir, il s'abstienne de toutes paroles injurieuses contre les personnes selon que le prescrit la vraie charité chrétienne ; d'autant plus que, si notre Très-Saint Père le Pape Léon XIII recommande beaucoup de pourchasser les erreurs, il n'aime cependant ni n'approuve les injures proférées contre les personnes, surtout lorsque ces personnes sont éminentes par la doctrine et la piété.

En vous communiquant cela, par ordre de la Sacrée-Congrégation de l'Index, afin que vous puissiez le faire savoir à votre illustre diocésain D. Sarda, pour la tranquillité de son esprit, je demande à Dieu pour vous tout bonheur et toute prospérité, et je me dis, avec le parfait témoignage de mon respect,

De Votre Grandeur,

Le très dévoué serviteur,

Fr. JÉROME SACCHERI,

De l'ordre des Prêcheurs, Secrétaire de la Sacrée-Congrégation de l'Index.


Lettre de Don Sarda y Salvany à la Marquise de Tristany

A Son Excellence Mme la Marquise de Tristany, à Lourdes.

Madame,

Je suis trop touché de l'honneur que vous daignez me faire en me demandant l'autorisation de traduire en français mon livre intitulé : El liberalismo es pecado, pour ne pas vous l'accorder sans le moindre retard.

C'est pour moi une très grande satisfaction de pouvoir faire connaître mon humble opuscule à la France, par l'intermédiaire de la femme d'un de nos plus nobles et plus illustres généraux.

Si cela est possible, obtenez pour ce travail, auquel vous voulez bien consacrer votre temps et vos soins, ce dont je vous suis profondément reconnaissant, l'approbation diocésaine et quelques recommandations de journaux, tels que l'Univers.

Mais, Madame, ce n'est pas là une condition que je vous fais, mais un désir que j'exprime. Faites du Liberalismo es pecado et de mes autres livres ce qui sera le plus opportun en vue de la gloire de Dieu et du triomphe de la vérité.

Réservez-moi seulement, je vous en prie, un exemplaire signé de votre main.

Mes respects au vaillant général, sil vous plaît, et vous, Madame la Marquise, veuillez bien me compter au nombre de vos plus respectueux et de vos plus dévoués serviteurs.

FÉLIX SARDA Y SALVANY, Prêtre

Sabadell, province de Barcelone, 30 août 1885.

INTRODUCTION

Ne vous alarmez pas, pieux lecteur, et ne débutez point par faire mauvaise mine à cet opuscule. Ne le rejetez pas avec effroi en le feuilletant, car si brûlantes, si embrasées, si incandescentes que soient les questions qu'il traite et que nous allons tirer au clair, entre nous, dans ces familières et amicales conférences, vous n'aurez pas les doigts brûlés ; le feu dont il s'agit ici n'étant que métaphore et rien de plus.

Je n'ignore point, et du reste vous allez vous hâter de me le dire pour excuser vos craintes, que vous n'êtes pas le seul à ressentir une invincible répulsion et une horreur profonde pour de pareils sujets. Hélas ! je ne sais que trop, combien cette manière de penser ou de sentir est devenue une infirmité, une espèce de manie en quelque sorte générale, aux temps où nous vivons. Mais, dites-moi, en conscience, à quel sujet d'un véritable intérêt la controverse catholique peut-elle se consacrer si elle est tenue à fuir toute question brûlante, c'est-à-dire toute question prise sur le vif, palpitante, contemporaine, actuelle ? A combattre des ennemis vaincus et morts depuis des siècles et comme tels gisant en poudre, oubliés de tous, dans le Panthéon de l'histoire ? A traiter avec autant de sérieux que de parfaite courtoisie des questions du jour, à la vérité, mais des questions qui ne soulèvent aucun désaccord dans l'opinion publique, et n'ont rien d'hostile aux droits sacrés de la vérité ?

Vive Dieu ! Et ce serait pour cela que nous nous appelons soldats, nous les catholiques, que nous représentons l'Église comme armée, et que nous donnons le titre de capitaine au Christ Jésus notre chef ? Et c'est à cela que se réduirait la lutte sans trêve que nous sommes tenus de livrer à l'erreur, dès que, par le baptême et la confirmation nous sommes armés chevaliers d'une si glorieuse milice ? Mais une guerre qui appellerait au combat contre des ennemis imaginaires, où l'on n'emploierait que des canons chargés de poudre, et des épées à pointe émoussée, en un mot des armes auxquelles on ne demande que de briller et de tonner, sans blesser ni causer de dommage, serait-elle autre chose qu'une guerre de comédie?


Évidemment, non. Il ne peut pas en être ainsi, car si le catholicisme est la divine vérité, comme il l'est positivement, vérité et douloureuse vérité sont ses ennemis, vérité et sanglante vérité, les combats qu'elle leur livre. Réelles donc, et non pure fantaisie de théâtre doivent être ses attaques et ses défenses ; c'est très sérieusement qu'il faut se jeter en ses entreprises, très sérieusement qu'il faut les mener à bonne fin. Réelles et véritables doivent être, par conséquent, les armes dont elle fait usage, réels et véritables les coups d'estoc et de taille qui se distribuent, réels et véritables les coups et les blessures faits ou reçus.

Si j'ouvre l'histoire de l'Église je trouve à toutes ses pages, cette vérité écrite maintes fois en lettres de sang.

Jésus-Christ, notre Dieu, anathématisa avec une énergie sans égale la corruption judaïque ; en face de toutes les préventions nationales et religieuses de son temps, Il éleva l'étendard de sa doctrine, et Il le paya de sa vie.

Le jour de la Pentecôte en sortant du Cénacle les apôtres ne se laissèrent pas arrêter par de vains scrupules lorsqu'il s'agit de reprocher en face aux princes et aux magistrats de Jérusalem l'assassinat juridique du Sauveur, et pour avoir osé, en ce moment, toucher une question si brûlante ils furent frappés de verges d'abord et plus tard mis à mort.

Depuis lors, tout héros de notre glorieuse armée a dû sa célébrité à la question brûlante dont la solution lui est échue en partage, à la question brûlante du jour, non à la question refroidie, arriérée, qui a perdu son intérêt, ni à la question future, encore à naître et qui se cache dans les secrets de l'avenir.

Ce fut corps à corps avec le paganisme couronné et assis sur le trône impérial, rien de moins, que les premiers apologistes eurent à traiter au risque de leur vie, la question brûlante de leur temps.

La question brûlante de l'arianisme qui bouleversa le monde entier valut à Athanase la persécution, l'exil, l'obligation de fuir, des menaces de mort et les excommunications de faux conciles. Et Augustin, ce valeureux champion de toutes les questions brûlantes de son siècle, est-ce que par hasard il eut peur des grands problèmes posés par les Pélagiens parce que ces problèmes étaient de feu ?

Ainsi, de siècle en siècle, d'époque en époque, à chaque question brûlante que l'antique ennemi de Dieu et du genre humain tire toute rouge de l'infernale fournaise, la Providence suscite un homme ou plusieurs hommes, marteaux puissants qui frappent sur elles sans se lasser. Frapper sur le fer rouge, c'est travailler à propos, tandis que frapper sur le fer refroidi, c'est travailler sans profit.

Le marteau des simoniaques et des concubinaires allemands fut Grégoire VII ; le marteau d'Averroes et des faux disciples d'Aristote fut Thomas d'Aquin ; le marteau d'Abélard fut Bernard de Clairvaux ; le marteau des Albigeois fut Dominique de Guzman, et ainsi de suite jusqu'à nos jours. Il serait trop long de parcourir l'histoire pas à pas pour prouver une vérité qui ne mériterait pas tant elle est évidente, les honneurs d'une discussion, sans le grand nombre de malheureux qui s'acharnent à l'obscurcir en élevant autour d'elle un nuage de poussière.

Mais, assez sur ce sujet, ami lecteur, j'ajouterai seulement, sans que personne nous entende, et sous le sceau du secret, ce qui suit : puisque chaque siècle a eu ses questions brûlantes, le nôtre doit nécessairement avoir aussi les siennes. Une d'entre elles, la question des questions, la question majeure, si incandescente qu'on ne peut la toucher d'aucun côté sans en faire jaillir des étincelles, c'est la question du libéralisme.

« Les dangers que court en ce temps la foi du peuple chrétien sont nombreux, ont écrit récemment les doctes et vaillants prélats de la province de Burgos, mais, disons-le, ils sont tous renfermés dans un seul qui est leur grand dominateur commun : le naturalisme... Qu'il s'intitule rationalisme, socialisme, révolution ou libéralisme, par sa manière d'être et son essence même il sera toujours la négation franche ou artificieuse, mais radicale, de la foi chrétienne et par conséquent il importe de l'éviter avec empressement et soin, autant qu'il importe de sauver les âmes».

La question brûlante de notre siècle est officiellement formulée dans cette grave déclaration émanant d'une source parfaitement autorisée. Toutefois, il est vrai de dire que le grand Pie IX avait formulé cette question en cent documents divers, avec plus de clarté encore et une tout autre autorité, et notre glorieux pontife Léon XIII l'a, à son tour énergiquement formulée il y a peu d'années dans son encyclique Humanum genus, encyclique qui a donné, donne et donnera tant à parler, et qui peut-être n'est pas encore le dernier mot de l'Église de Dieu sur ces matières.

Et pourquoi le libéralisme aurait-il, sur toutes les autres hérésies qui l'ont précédé, un privilège spécial de respect et en quelque sorte d'inviolabilité ?

Serait-ce parce que, dans la négation radicale et absolue de la souveraineté divine il les résume et les comprend toutes ? Serait-ce parce que, plus que tout autre il a fait pénétrer dans le corps social entier son virus corrupteur et sa gangrène ? Serait-ce parce que pour la juste punition de nos péchés, réalisant ce qui ne l'avait jamais été par aucune hérésie, il est devenu une erreur officielle, légale, intronisée dans les conseils des princes et toute-puissante dans le gouvernement des peuples ? Non, car ces raisons sont précisément celles qui doivent pousser et contraindre tout bon catholique à prêcher et soutenir contre le libéralisme, coûte que coûte, une croisade ouverte et généreuse.

Sus, sus sur lui, c'est l'ennemi ; sus sur lui, c'est le loup ; voilà ce que nous devons crier, à toute heure, selon la consigne qu'en a donné le Pasteur universel, nous tous qui avons reçu du ciel la mission de coopérer à un degré quelconque au salut spirituel du peuple chrétien. La campagne est ouverte, cette série de brèves et familières conférences commencée, ce ne sera pas toutefois sans que j'aie préalablement déclaré que je soumets toutes et chacune de mes af¬firmations, même les plus minimes, au jugement sans appel de l'Église, unique oracle de l'infaillible vérité.


Sabadell, mois du Rosaire 1884


I

Existe-t-il de nos jours quelque chose de connu sous le nom de libéralisme ?

Sans aucun doute, et si tous les hommes appartenant aux diverses nations de l'Europe et de l'Amérique, régions principalement infestées de cette épidémie, ne s'étaient entendus pour s'abuser ou paraître s'abuser à son sujet, il semblerait oiseux que nous prissions la peine de démontrer l'assertion suivante : il existe aujourd'hui dans le monde une école, un système, un parti, une secte (appelez-le comme vous voudrez), connu par ses amis comme par ses ennemis sous la dénomination de Libéralisme.

Ses journaux, ses associations, ses gouvernements se donnent ouvertement la qualification de libéraux. Cette épithète leur est jetée à la face par leurs adversaires sans qu'ils protestent, s'en excusent ni en atténuent l'importance.

Il y a plus encore ; chaque jour on lit qu'il y a des réformes libérales, des courants, des projets, des personnages, des souvenirs, un idéal et des programmes libéraux. En revanche, on nomme antilibéralisme, cléricalisme, réaction, ultramontanisme, tout ce qui est opposé à la signification donnée au mot libéral.

Il existe donc actuellement par le monde, ce fait est incontestable, une certaine chose qui s'appelle libéralisme et une certaine autre qui s'appelle antilibéralisme. Comme on l'a très judicieusement dit, libéralisme est une parole de division, car elle divise le monde en deux camps opposés.

Mais ce n'est pas seulement une parole, puisqu'à toute parole correspond une idée ; et ce n'est pas non plus seulement une idée, puisque nous constatons, qu'en fait, tout un ordre d'événements extérieurs en découle. Le libéralisme existe donc, et, reconnaître son existence, c'est dire qu'il y a des doctrines libérales, des œuvres libérales et, par conséquent, des hommes libéraux professant des doctrines et pratiquant des œuvres libérales. Or, ces hommes ne sont pas des individus isolés : ils vivent et travaillent en société organisée dans un but commun, unanimement accepté, sous la direction de chefs dont ils reconnaissent le pouvoir et l'autorité. Le libéralisme n'est donc pas seulement une idée, une doctrine, une œuvre : c'est de plus une secte.

Par suite, il est de la dernière évidence que, en nous occupant de libéralisme et de libéraux, nous n'étudions pas des êtres fantastiques, pures conceptions de notre esprit, mais bien des réalités véritables, palpables, appartenant au monde extérieur. Trop réelles et trop palpables, hélas ! pour notre malheur.

Sans doute nos lecteurs auront remarqué que, en temps d'épidémie, la première tendance qui se manifeste, c'est invariablement celle qui consiste à prétendre que l'épidémie n'existe pas. Dans les différentes épreuves de cette nature qui ont affligé notre siècle ou les siècles passés, le phénomène que je signale ne s'est pas, que l'on sache, démenti une seule fois.

Le fléau a déjà dévoré en silence un grand nombre de victimes et décimé la population, quand on consent enfin à convenir qu'il existe et fait des ravages. Les dépêches officielles ont été quelquefois les plus ardentes propagatrices du mensonge, et il y a même eu des cas où l'autorité a été jusqu'à imposer des peines à ceux qui affirmaient la réalité de la contagion.

Le fait qui se produit dans l'ordre moral dont nous traitons en ce moment est tout à fait analogue. Après cinquante ans, ou plus, passés en plein libéralisme, des personnes parfaitement respectables nous disent encore avec une effrayante candeur : « Comment, vous prenez au sérieux le libéralisme? Ce terme exprimerait-il, par aventure, autre chose que certaines rancunes politiques ? Ne vaudrait-il pas mieux, dès lors, considérer comme non avenue cette parole qui nous divise et nous indispose les uns contre les autres ? »

Quand l'infection est tellement répandue dans l'atmosphère que le plus grand nombre de ceux qui la respirent s'y est habitué et l'absorbe sans s'en douter, c'est un symptôme excessivement grave !

Le libéralisme existe donc, cher lecteur, c'est un fait ; et ce fait, ne vous permettez plus jamais de le mettre en doute.

II

Qu'est-ce que le libéralisme ?

Dans l'étude quelconque d'un objet, après la question de son existence, an sit ? les anciens scolastiques posaient celle de sa nature, quid sit ? C'est cette dernière qui va nous occuper dans le présent chapitre.

Qu'est-ce que le libéralisme ?

Dans l'ordre des idées, c'est un ensemble d'idées fausses, et, dans l'ordre des faits, c'est un ensemble de faits criminels, conséquences pratiques de ces idées.

Dans l'ordre des idées, le libéralisme est l'ensemble de ce que l'on appelle principes libéraux, avec les conséquences qui en découlent logiquement. Les principes libéraux sont : la souveraineté absolue de l'individu, dans une entière indépendance de Dieu et de son autorité ; la souveraineté absolue de la société, dans une entière indépendance de ce qui ne procède pas d'elle-même ; la souveraineté nationale, c'est-à-dire le droit reconnu au peuple de faire des lois et de se gouverner, dans l'indépendance absolue de tout autre critère que celui de sa propre volonté exprimée d'abord par le suffrage et ensuite par la majorité parlementaire ; la liberté de penser sans aucun frein, ni en politique, ni en morale, ni en religion ; la liberté de la presse, absolue ou insuffisamment limitée, et la liberté d'association toute aussi étendue.

Tels sont les principes libéraux dans leur radicalisme le plus cru.

Leur fond commun est le rationalisme individuel, le rationalisme politique et le rationalisme social, d'où découlent et dérivent : la liberté des cultes, plus ou moins restreinte ; la suprématie de l'État dans ses rapports avec l'Église ; l'enseignement laïque ou indépendant, n'ayant aucun lien avec la religion ; le mariage légitimé et sanctionné par l'intervention unique de l'État. Son dernier mot, celui qui en est le résumé et la synthèse, c'est la sécularisation, c'est-à-dire la non-intervention de la religion dans les actes de la vie publique, quels qu'ils soient, véritable athéisme social qui est la dernière conséquence du libéralisme.

Dans l'ordre des faits, le libéralisme est la réunion d'œuvres inspirées et réglées par ces principes; telles que les lois de désarmortisation, (note: Mot inventé par les ennemis de l'Église pour tenter de cacher leur vol des biens temporels de celle-ci. Ces biens sont appelés de « main morte » parce qu'étant possédés en associations (ordres et congrégation religieuses) qui ont une existence, en principe, indéfinie, ils échappent aux règles de successions par décès.)

l'expulsion des ordres religieux, les attentats de toute nature, officiels et extra-officiels, contre la liberté de l'Église ; la corruption et l'erreur publiquement autorisées, soit à la tribune, soit dans la presse, soit dans les divertissements et dans les mœurs ; la guerre systématique au catholicisme et à tout ce qui est taxé de cléricalisme, de théocratie, d'ultramontanisme, etc.

Il est impossible d'énumérer et de classer les faits qui constituent l'action pratique libérale, car il faudrait y comprendre depuis les actes du ministre et du diplomate qui intriguent et légifèrent, jusqu'à ceux du démagogue, qui pérore dans un club ou assassine dans la rue ; depuis le traité international ou la guerre inique qui dépouille le pape de sa royauté temporelle, jusqu'à la main cupide qui vole la dot de la religieuse ou s'empare de la lampe du sanctuaire ; depuis le livre soi-disant très profond et très érudit du prétendu savant imposé à l'enseignement par l'Université, jusqu'à la vile caricature qui réjouit les polissons dans une taverne. Le libéralisme pratique est un monde complet : il a ses maximes, ses modes, ses arts, sa littérature, sa diplomatie, ses lois, ses machinations et ses guets-apens. C'est le monde de Lucifer, déguisé de nos jours sous le nom de libéralisme, en opposition radicale et en guerre ouverte avec la société des enfants de Dieu qui est l'Église de Jésus-Christ.

Tel est le libéralisme au point de vue de la doctrine et de la pratique.

III

Le libéralisme est-il un péché, et quel péché ?

Le libéralisme est un péché, qu'on le considère dans l'ordre des doctrines ou dans celui des faits. Dans l'ordre des doctrines, c'est un péché grave contre la foi, parce que ses doctrines sont une hérésie.

Dans l'ordre des faits, c'est un péché contre les divers commandements de Dieu et de l'Église, parce qu'il les transgresse tous. Plus clairement : dans l'ordre des doctrines, le libéralisme est l'hérésie radicale et universelle, parce qu'il comprend toutes les hérésies. Dans l'ordre des faits, il est l'infraction universelle et radicale de la loi de Dieu parce qu'il en autorise et sanctionne toutes les infractions. Procédons par parties dans notre démonstration.

Dans l'ordre des doctrines, le libéralisme est une hérésie.

Hérésie est toute doctrine qui nie formellement et d'une façon opiniâtre un dogme du christianisme. Or, le libéralisme doctrinal commence par nier tous les dogmes du christianisme en général, et ensuite il nie chacun d'eux en particulier.

Il les nie tous en général quand il affirme ou suppose l'indépendance absolue de la raison individuelle dans l'individu et de la raison sociale ou critère public dans la société.

Nous disons affirme ou suppose, parce qu'il arrive parfois que le principe libéral ne soit pas affirmé dans les conséquences secondaires ; mais dans ce cas il est supposé et admis.

Il nie la juridiction absolue de Jésus-Christ Dieu sur les individus et les sociétés et, par conséquent, il nie aussi la juridiction déléguée que le chef visible de l'Église a reçue de Dieu sur tous et chacun des fidèles, quels que soient leur condition et leur rang.

Il nie la nécessité de la révélation divine et l'obligation pour tout homme de l'admettre s'il veut parvenir à sa fin dernière.

Il nie le motif formel de la foi, c'est-à-dire l'autorité de Dieu qui révèle, admettant seulement de la doctrine révélée les quelques vérités que son esprit borné peut comprendre.

Il nie le magistère infaillible de l'Église et du pape et, par conséquent aussi toutes les doctrines définies et enseignées par cette divine autorité.

Après cette négation générale, cette négation en bloc, le libéralisme nie chaque dogme en tout ou en partie, selon que les circonstances le lui montrent en opposition avec son jugement rationaliste. Ainsi, par exemple, il nie la foi au baptême quand il admet ou suppose l'égalité des cultes ; il nie la sainteté du mariage quand il établit la doctrine du soi-disant mariage civil ; il nie l'infaillibilité du pontife romain quand il refuse de recevoir comme des lois ses ordres et ses enseignements officiels, et les assujettit à son exequatur (note: Autorisation de mise à exécution.), non pour s'assurer de leur authenticité, comme cela se pratiquait autrefois, mais pour en juger le contenu.

Dans l'ordre des faits, le libéralisme est l'immoralité radicale.

Il l'est parce qu'il détruit le principe, ou règle fondamentale de toute moralité, qui est la raison éternelle de Dieu s'imposant à la raison humaine parce qu'il consacre le principe absurde de la morale indépendante, qui est au fond la morale sans loi, la morale libre, ou, ce qui revient au même, la morale qui n'est pas morale, puisque l'idée de morale implique non seulement l'idée de direction, mais contient encore ‘’essentiellement’’ celle de frein et de limite. De plus, le libéralisme est toute immoralité parce que dans son développement historique, il s'est permis ou a sanctionné comme licite l'infraction de tous les commandements. Nous disons de tous, car c'est depuis le premier qui ordonne le culte d'un seul Dieu, jusqu'à celui qui prescrit le paiement des droits temporels de l'Église et qui est le dernier des cinq que l'Église a promulgués (note : Allusion au Vème Commandement de l'Église dans le catéchisme espagnol : Pagar diesma y primicia a la Iglesia de Dios. Payer dîme et prémices à l'Église. (Note de l'édition originale).).

Il convient donc de dire que le libéralisme dans l'ordre des idées est l'erreur absolue et dans l'ordre des faits l'absolu désordre. Par suite, dans les deux cas, il est péché grave de sa nature ex genere suo, péché extrêmement grave, péché mortel.


IV

De la gravité spéciale du péché de libéralisme

La théologie catholique enseigne que tous les péchés graves ne sont pas également graves, même dans la condition essentielle qui les distingue des péchés véniels.

Il y a des degrés dans le péché, même dans la catégorie du péché mortel, comme il y en a dans l'œuvre bonne elle-même, dans la catégorie de l'œuvre bonne et conforme à la loi de Dieu. Le blasphème, par exemple, qui s'attaque directement à Dieu est un péché mortel plus grave en soi que le péché qui s'attaque directement à l'homme, comme le vol. Ceci posé, à l'exception de la haine formelle contre Dieu, qui constitue le plus grand des péchés et dont la créature se rend très rarement coupable, si ce n'est en enfer, les péchés les plus graves parmi tous les péchés sont ceux contre la foi. La raison en est évidente. La foi est le fondement de tout l'ordre surnaturel, et le péché est péché en tant qu'il attaque sur tel ou tel point cet ordre surnaturel ; par suite, le plus grand péché est celui qui s'attaque au fondement premier de cet ordre. Un exemple rendra cette vérité plus facile à saisir. Un arbre est blessé par l'amputation de n'importe laquelle de ses branches, et l'importance de sa blessure est en rapport avec l'importance de la branche coupée ; si donc la hache tranche le tronc ou la racine, la blessure sera très grave ou mortelle. Saint Augustin, cité par saint Thomas, donne du péché contre la foi cette indiscutable formule : « Hoc est peccatum quo tenentur cuncta peccata ». C'est là un péché qui contient tous les péchés.

L'Ange de l'École s'exprime sur ce sujet avec son habituelle clarté : « Un péché est d'autant plus grave que par lui l'homme se sépare davantage de Dieu ; or, par le péché contre la foi, l'homme se sépare de Dieu autant qu'il est en son pouvoir, puisqu'il se prive de sa véritable connaissance ; d'où il ressort, conclut le saint docteur, que le péché contre la foi est le plus grand que l'on connaisse (note: II-II, q. 10, a. 3.) ». Cependant, lorsque le péché contre la foi est simplement une privation coupable de cette vertu et de cette connaissance de Dieu, il est moins grave que lorsqu'il est la négation et l'attaque formelle des dogmes expressément définis par la révélation divine. En ce dernier cas, le péché contre la foi, si grave en lui-même, acquiert une gravité plus grande qui constitue ce qu'on appelle l'hérésie. Il contient toute la malice de l'infidélité, plus une protestation expresse contre un enseignement qui est comme faux et erroné, condamné par la foi elle-même. Il ajoute, au péché très grave contre la foi, l'endurcissement, l'opiniâtreté et une orgueilleuse préférence de la raison propre à la raison de Dieu.

Par conséquent les doctrines hérétiques et les œuvres inspirées par elles constituent le plus grand de tous les péchés, à l'exception de la haine formelle de Dieu, haine dont les démons et les damnés sont, comme nous l'avons dit, à peu près les seuls capables.

Par conséquent le libéralisme, qui est une hérésie, et les œuvres libérales, qui sont œuvres hérétiques, sont les plus grands péchés que connaisse le code de la foi chrétienne.

Par conséquent, sauf le cas de bonne foi, d'ignorance et d'irréflexion, le fait d'être libéral constitue un péché plus grand que celui du blasphème, du vol, de l'adultère, de l'homicide ou de toute autre chose défendue par la loi de Dieu et châtiée par sa justice infinie.

Le moderne naturalisme ne l'entend pas ainsi, c'est vrai. Mais les lois des États chrétiens l'ont toujours entendu de la sorte jusqu'à l'avènement de l'ère libérale actuelle. La loi de l'Église le proclame aujourd'hui comme autrefois, et, pour ce qui est du tribunal de Dieu, ses jugements demeurent les mêmes, ainsi que ses condamnations. L'hérésie et les œuvres qu'elle inspire sont donc bien les pires péchés et, par suite, le libéralisme et les actes qu'il inspire sont naturellement, ex generesuo, le mal au-dessus de tout mal.


V

Des différents degrés qui peuvent exister et qui existent dans l'unité spécifique du libéralisme

Le libéralisme, en tant que système de doctrines, peut s'appeler école ; comme organisation d'adeptes dans le but de répandre et de propager ses doctrines, secte ; comme groupe d'hommes s'efforçant de les faire prévaloir dans la sphère du droit public, parti. Mais, que l'on considère le libéralisme comme école, comme secte, ou comme parti, il offre dans son unité logique et spécifique différents degrés ou nuances que le théologien catholique doit exposer et étudier.

Tout d'abord, il convient de faire remarquer que le libéralisme est un, c'est-à-dire qu'il constitue un ensemble d'erreurs logiquement et parfaitement enchaînées ; et c'est pour ce motif qu'on l'appelle système. En effet, si on part de son principe fondamental, à savoir que l'homme et la société sont entièrement autonomes ou libres avec indépendance absolue de tout autre critère naturel ou surnaturel que le leur propre, on est conduit par une légitime déduction de conséquences à tout ce que la démagogie la plus avancée proclame en son nom.

La révolution n'a rien de grand que son inflexible logique. Tous ses actes, jusqu'aux plus despotiques qu'elle accomplit au nom de la liberté, et que, à première vue, nous taxons de monstrueuses inconséquences, sont le produit d'une logique d'ordre très élevé. Car, si la société reconnaît pour unique loi sociale le jugement de la masse, si elle n'admet pas d'autre critère ou régulateur, comment pourrait-on dénier à l'État le droit absolu de commettre n'importe quel attentat contre l'Église, aussi souvent qu'il jugera, d'après son unique critère social, qu'il est à propos de le commettre ?

Une fois admis que le plus grand nombre a toujours raison, il faut bien admettre aussi que la loi unique est celle du plus fort, et, par conséquent, on peut très logiquement en arriver aux dernières brutalités.

Toutefois, malgré cette unité logique du système, les hommes ne sont pas toujours logiques, et cela produit dans cette unité les plus étonnantes variétés ou gradations de teintes. Les doctrines dérivent nécessairement et par leur propre vertu les unes des autres ; mais les hommes, en en faisant l'application, sont pour l'ordinaire illogiques et inconséquents.

Si les hommes poussaient les principes qu'ils professent jusqu'à leurs dernières conséquences, ils seraient tous des saints ou des démons de l'enfer, selon que leurs principes seraient bons ou mauvais. C'est par l'inconséquence que les bons ne sont qu'à demi bons et que les mauvais ne sont qu'incomplètement mauvais.

Appliquant ces observations au libéralisme qui nous occupe présentement, nous dirons que, par la grâce de Dieu, il se trouve relativement peu de libéraux complets : ce qui n'empêche pas que le plus grand nombre d'entre eux, même sans avoir atteint l'extrême limite de la dépravation libérale, sont de véritables libéraux, c'est-à-dire : de véritables disciples, partisans ou sectaires du libéralisme, selon que le libéralisme se considère comme école, secte, ou parti.

Examinons ces variétés de la famille libérale. Il y a des libéraux qui acceptent les principes, mais en repoussent les conséquences, au moins les plus répugnantes et les plus extrêmes.

D'autres acceptent telle ou telle conséquence ou application qui les flatte, en se faisant d'ailleurs scrupule d'en accepter radicalement les principes.

Les uns ne voudraient appliquer le libéralisme qu'à l'enseignement ; les autres uniquement à l'ordre civil ; d'autres, enfin, rien qu'aux formes politiques.

Seuls les plus avancés réclament son application pure et simple à tout et pour tout. Les atténuations et les mutilations du Credo libéral sont aussi nombreuses que les intérêts favorisés ou lésés par son application. C'est en effet une erreur généralement répandue, de croire que l'homme pense avec son intelligence, tandis que la plupart du temps il pense avec son cœur, voire souvent avec son estomac. De là, ces différents partis libéraux qui débitent le libéralisme à telle ou telle dose, tout comme le cabaretier débite l'eau-de-vie à tel ou tel degré, selon le goût du consommateur.

C'est pour cela qu'il n'y a point de libéral pour qui son voisin plus avancé ne soit un brutal démagogue, et son voisin moins avancé un réactionnaire fieffé.

C'est une question d'échelle alcoolique et rien de plus. Ceux qui à Cadix baptisèrent hypocritement au nom de la sainte Trinité leur libéralisme, et ceux qui, en ces derniers temps, lui ont donné pour devise : Guerre à Dieu, occupent un des degrés de l'échelle libérale. Cela est si vrai que, dans les cas embarrassants, tous acceptent et même invoquent la commune dénomination de libéral.

Le critère libéral ou indépendant est le même pour tous, quoique les applications en soient plus ou moins accentuées selon les individus.

D'où vient cette accentuation plus ou moins forte ? Souvent des intérêts, quelquefois du tempérament ; tantôt d'une éducation plus pondérée qui empêche les uns de prendre le pas accéléré des autres ; tantôt du respect humain, de considérations de famille, de relations sociales, d'affections contrariées, etc., etc., sans parler de la tactique satanique, qui conseille parfois de ne point pousser trop loin une idée afin de n'alarmer personne, de la rendre plus viable et de faciliter son cours. Cette façon de procéder peut, sans jugement téméraire, être attribuée à certains libéraux conservateurs, chez lesquels, sous le masque du conservateur, se cache d'ordinaire un franc démagogue.

Toutefois et parlant en général, la charité peut supposer dans les demi-libéraux l'existence d'une certaine dose de candeur, de naturelle bonhomie, ou de simplicité. Si elle ne suffit pas à les faire bénéficier de l'irresponsabilité, comme nous le dirons plus loin, elle nous oblige cependant à leur accorder quelque compassion. Il nous faut donc, cher lecteur, demeurer convaincus que le libéralisme est un, tandis que les libéraux, comme le mauvais vin, diffèrent de couleur et de saveur.

'VI

Du libéralisme catholique ou catholicisme libéral

De toutes les inconséquences et antinomies qui se rencontrent dans les degrés moyens du libéralisme, la plus repoussante et la plus odieuse est celle qui ne prétend à rien moins qu'à unir le libéralisme avec le catholicisme, pour former ce qui est connu dans l'histoire des insanités modernes sous le nom de libéralisme catholique ou catholicisme libéral. Et toutefois d'illustres esprits et de grands cœurs, aux bonnes intentions desquels on ne peut s'empêcher de croire, ont payé leur tribut à cette absurdité ! Elle a eu son époque de mode et de prestige ; mais, grâce au ciel, cette mode passe ou est déjà passée. Cette funeste erreur naquit d'un désir exagéré de concilier et de faire vivre en paix des doctrines forcément inconciliables et ennemies du fait même de leur propre essence.

Le libéralisme est l'affirmation dogmatique de l'indépendance absolue de la raison individuelle et sociale. Le catholicisme est le dogme de la sujétion absolue de la raison individuelle à la loi de Dieu. Comment concilier le oui et le non de deux doctrines si opposées ?

Aux fondateurs du libéralisme catholique la chose parut facile. Ils admirent une raison individuelle sujette à la loi évangélique et ils inventèrent une raison publique ou sociale, coexistante avec elle et libre de toute entrave. Ils dirent «L'État en tant qu'État ne doit pas avoir de religion, ou du moins il ne doit en avoir que dans une mesure qui ne dérange point ceux qui n'en ont pas. Ainsi, le simple citoyen doit se soumettre à la révélation de Jésus-Christ, mais l'homme public peut à ce titre se comporter comme si la révélation n'existait pas pour lui». C'est ainsi qu'ils en vinrent à composer la célèbre formule : l'Eglise libre dans l'Etat libre. Formule à la propagation et à la défense de laquelle, en France, plusieurs catholiques célèbres et parmi eux un illustre évêque s'obligèrent par serment. note: Allusion à la fameuse réunion présidée par Mgr Félix Dupanloup au château de la Roche-en-Breny, en Bourgogne, chez Montalembert qui plaça ensuite lui-même dans sa chapelle privée l'inscription suivante : «Dans cet oratoire, Félix, évêque d'Orléans, a distribué le pain de la parole et le pain de la vie chrétienne à un petit troupeau d'amis qui, depuis longtemps accoutumés à combattre ensemble pour l'Église libre dans la patrie libre, ont renouvelé le pacte de vouer de même le reste de leur vie à Dieu et à la liberté.» 12 octobre 1862.

Cette formule aurait dû être suspecte, depuis que Cavour en avait fait la devise de la révolution Italienne contre le pouvoir temporel du Saint-Siège, et cependant aucun de ses auteurs ne l'a formellement rétractée, à notre connaissance, malgré l'évident discrédit dans lequel elle était promptement tombée.

Ces illustres sophistes ne virent pas que, si la raison individuelle a l'obligation de se soumettre à la volonté de Dieu, la raison publique et sociale ne peut s'y soustraire, sans tomber dans un dualisme extravagant, en vertu duquel l'homme serait soumis à la loi de deux critères contraires et de deux consciences opposées. De sorte que la distinction de l'homme privé et de l'homme public, le premier obligé à être chrétien, et le second autorisé à être athée, tomba immédiatement tout entière sous les coups écrasants de la logique intégralement catholique. Le Syllabus, dont nous parlerons bientôt, acheva de la confondre sans rémission. Il existe toutefois encore aujourd'hui quelques disciples attardés de cette brillante mais funeste école, qui n'osent plus soutenir publiquement la théorie catholique libérale dont ils furent en d'autres temps les enthousiastes panégyristes ; mais ils la suivent cependant en pratique sans se rendre clairement compte peut-être que c'est là un filet de pêche tellement connu et usé que le diable a donné l'ordre de le mettre au rebut.

VII

En quoi consiste probablement l'essence ou la raison intrinsèque du catholicisme libéral

Si l'on considère l'intime essence du libéralisme dit catholique, ou, pour parler plus vulgairement, du catholicisme libéral, on voit que, selon toute probabilité, elle est due uniquement à une fausse interprétation de l'acte de foi. Les catholiques libéraux, si l'on en juge par leurs explications, font résider tout le motif de leur foi, non dans l'autorité de Dieu infiniment vrai et infaillible qui a daigné nous révéler le seul chemin qui peut nous conduire à la béatitude surnaturelle, mais dans la libre appréciation du jugement individuel, estimant telle croyance meilleure que toute autre. Ils ne veulent pas reconnaître le magistère de l'Église comme le seul qui soit autorisé par Dieu à proposer aux fidèles la doctrine révélée et à en déterminer le véritable sens. Bien au contraire, se faisant juges de la doctrine, ils en admettent ce qui leur paraît bon, et se réservent le droit de croire le contraire, toutes les fois que d'apparentes raisons leur sembleront démontrer comme faux aujourd'hui ce qui leur avait paru vrai hier.

Pour réfuter cette prétention, il suffit de connaître la doctrine fondamentale ‘’de fide’’, exposée sur cette matière par le saint concile du Vatican note: Vatican 1 (1870-1871)

Au demeurant, les catholiques libéraux s'intitulent catholiques, parce qu'ils croient fermement que le catholicisme est la véritable révélation du Fils de Dieu ; mais ils s'intitulent catholiques-libéraux ou catholiques-libres, parce qu'ils jugent que ce qu'ils croient ne peut être imposé à eux-mêmes et à personne pour aucun motif supérieur à celui de leur libre appréciation. De telle sorte que, à leur insu, le diable a malicieusement substitué en eux le principe naturaliste du libre examen au principe surnaturel de la foi ; d'où il résulte que, tout en se figurant avoir la foi des vérités chrétiennes, ils ne l'ont pas, et qu'ils en ont seulement une simple conviction humaine : ce qui est tout différent.

Il suit de là que, selon eux, leur intelligence étant libre de croire ou de ne pas croire, il en est de même de celle d'autrui. Ils ne voient pas dans l'incrédulité un vice, une infirmité ou un aveuglement volontaire de l'entendement et plus encore du cœur, mais un acte licite, émanant du for intérieur de chacun, aussi maître en ce cas de croire que de nier. Leur horreur de toute pression extérieure physique ou morale, qui prévienne ou châtie l'hérésie, découle de cette doctrine, et produit chez eux la haine de toute législation franchement catholique. De là aussi, le respect profond avec lequel ils veulent qu'on traite toujours les convictions d'autrui, même les plus opposées à la vérité révélée, car, pour eux, les plus erronées sont aussi sacrées que les plus vraies, puisque toutes naissent d'un même principe également sacré : la liberté intellectuelle. C'est ainsi que l'on érige en dogme ce qui s'appelle tolérance, et que l'on édicte à l'usage de la polémique catholique un nouveau code de lois, que ne connurent jamais aux temps passés les grands polémistes du catholicisme.

Le premier concept de la foi étant essentiellement naturaliste, il s'ensuit que tout son développement successif dans l'individu et dans la société, doit l'être également. D'où il résulte que l'appréciation première et souvent exclusive que les catholiques-libéraux font de l'Église, porte sur les avantages de culture intellectuelle et de civilisation qu'elle procure aux peuples. Ils oublient et ne citent pour ainsi dire jamais sa fin première et surnaturelle qui est la glorification de Dieu et le salut des âmes. Plusieurs des apologies catholiques écrites à notre époque sont entachées de faiblesse par le fait de cette fausse conception. C'est à ce point que si, par malheur, le catholicisme avait été cause de quelque retard dans le progrès matériel des peuples, il ne serait plus, en bonne logique aux yeux de ces hommes, ni une religion vraie, ni une religion louable.

Et remarquez que cette hypothèse venant à se réaliser, et elle le peut - puisque la fidélité à cette même religion a certainement causé la ruine matérielle de familles et d'individus - la religion n'en resterait pas moins excellente et divine.

Ce critère est celui qui dirige la plume de la majeure partie des journalistes libéraux ; s'ils se lamentent sur la démolition d'un temple, ils ne signalent au lecteur que la profanation de l'art. S'ils plaident en faveur des ordres religieux, ils ne font valoir que les services rendus aux lettres par eux ; s'ils exaltent la sœur de charité, ce n'est qu'en considération des services humanitaires par lesquels elle adoucit les horreurs de la guerre ; s'ils admirent le culte, ce n'est qu'au point de vue de son éclat extérieur et de sa poésie ; si dans la littérature catholique, ils respectent les saintes Écritures, c'est uniquement à cause de leur majesté sublime.

De cette façon de louer les choses catholiques seulement pour leur grandeur, leur beauté, leur utilité, leur excellence matérielle, il découle en bonne logique que l'erreur a droit aux mêmes louanges quand elle a droit aux mêmes titres, comme l'ont eu en apparence, à certains moments, quelques religions fausses.

La piété elle-même n'a pu échapper à la pernicieuse action de ce principe naturaliste ; il la convertit en véritable piétisme, c'est-à-dire en une falsification de la véritable piété, comme nous le voyons chez tant de personnes qui ne recherchent dans les pratiques pieuses que l'émotion dont elles peuvent être la source, ce qui est un pur sensualisme de l'âme et rien de plus. Aussi constatons-nous aujourd'hui que, en beaucoup d'âmes, l'ascétisme chrétien, qui est la purification du cœur par la répression des appétits, est entièrement affaibli, et que le mysticisme chrétien, qui n'est ni l'émotion, ni la consolation intérieure, ni aucune autre de ces friandises humaines, mais l'union avec Dieu par l'assujettissement à sa volonté sainte et par l'amour surnaturel, est inconnu.

Pour ces raisons, le catholicisme d'un grand nombre de personnes en notre temps est un catholicisme libéral, ou, plus exactement, un catholicisme faux. Ce n'est pas le catholicisme, mais un simple naturalisme, un rationalisme pur ; c'est en un mot, si une telle expression nous est permise, le paganisme avec le langage et les formes catholiques.

FIN PROVISOIRE !