Garrigou-Lagrange, Réginald Fr., Les trois âges de la vie intérieure - p. 2, Commençants, L'éloignement des obstacles

De Christ-Roi
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Sommaire
Tome I - DEUXIÈME PARTIE - La purification de l'âme des commençants
L'éloignement des obstacles

L'éloignement des obstacles

CHAPITRE VII - La purification active des sens ou de la sensibilité

« Si oculus tuus dexter scandalizat
te, erue eum et projice abs te »
(Matth., V, 29.)



Après avoir parlé des péchés à éviter, de leur suite à mortifier et des passions à discipliner, il convient de traiter de la purification active des sens et de la sensibi­lité, puis de celle de l'intelligence et de la volonté. Nous parlerons ensuite de la purification de l'âme par les sacrements et par la prière, et enfin de la purification passive des sens, qui, selon saint Jean de la Croix, est au seuil de la voie illuminative.


Les principes à appliquer

En traitant plus haut[1] de la mortification en général, selon l'Évangile et selon saint Paul, nous avons vu qu'elle s'impose à nous pour quatre motifs principaux : 1° à cause des suites du péché originel, surtout de la concupiscence; 2° à cause des suites de nos péchés per­sonnels; 3° à cause de l'élévation infinie de notre fin sur­naturelle (Dieu vu comme il se voit), qui demande la soumission, non pas seulement des sens à la raison, mais de la raison à l'esprit de foi et à la charité; 4° enfin à cause de la nécessité de porter la croix pour suivre Jésus mort pour nous.
Il faut maintenant appliquer ces principes et voir d'a­bord ce que doit être la mortification ou purification active des sens et de la sensibilité ou appétit sensitif.
Saint Thomas a traité longuement ce sujet, à propos des passions en général et en particulier, à propos aussi des sept péchés capitaux et de leurs suites, enfin en par­lant des vertus qui ont leur siège dans la sensibilité, comme la tempérance, la chasteté, la force, la patience, la douceur, etc.
Parmi les grands maîtres de la vie spirituelle, saint Jean de la Croix a traité ce même sujet dans la Montée du Carmel (l. I, ch. IV-XII), et au début de la Nuit obscure (l. 1, ch. II ss.), où il est question des défauts des commençants, ou des sept péchés capitaux transposés dans l'ordre des choses spirituelles: l'orgueil spirituel, la gourmandise spirituelle, la paresse spirituelle, etc.
Il faut se rappeler ici quelle est la nécessité d'observer les préceptes, surtout les préceptes suprêmes de l'amour de Dieu et du prochain, par suite d'éviter tout péché mortel, et aussi de mieux en mieux le péché véniel plus ou moins délibéré. Bien qu'on ne puisse pas, sans un secours très spécial que reçut la Sainte Vierge, éviter continuellement tous les péchés véniels pris ensemble, on peut éviter chacun d'eux en particulier. On doit aussi travailler à supprimer de plus en plus l'imperfection, qui est un moindre bien, une moindre générosité dans le service de Dieu. Le moindre bien n'est pas un mal; mais, dans l'ordre du bien, il ne faut pas s'arrêter à l'échelon inférieur, au moindre degré de lumière et de chaleur. Le juste milieu de la vertu acquise de tempé­rance, décrite par Aristote, est déjà un bien, sans doute, mais il faut aspirer plus haut: au juste milieu de la tem­pérance infuse, lequel, du reste, s'élève au fur et à mesure que cette vertu grandit, unie à celle de pénitence, surtout lorsque les dons du Saint-Esprit, comme celui de crainte, nous portent à une générosité plus grande pour mieux nous vaincre, et avancer d'un pas plus rapide[2]. Il y a, du reste, encore bien des degrés dans cette plus grande générosité; suivant, par exemple, qu'on monte vers le sommet de la perfection par le chemin en spirale, qui est plus facile, ou par le chemin direct tracé par saint Jean de la Croix[3], qui arrive plus vite et plus haut....
Pour éviter le péché et l'imperfection; il faut ici se rappeler que les péchés capitaux disposent à d'autres qui, souvent, sont plus graves, comme la vaine gloire à la désobéissance, la colère au blasphème, l'avarice à l'en­durcissement, la gourmandise à l'impureté, la luxure à la haine de Dieu. Nous ne saurions trop demander à Dieu la lumière pour voir la gravité du péché et avoir une, plus grande contrition de nos fautes. C'est là, avec la charité fraternelle, un des plus grands signes du progrès spirituel.
Il faut se rappeler aussi que le péché véniel, surtout s'il est réitéré, dispose au péché mortel, car celui qui commet facilement le péché véniel perd la pureté d'in­tention et, si l'occasion est donnée, il lui arrive de pécher mortellement. Le péché véniel est ainsi sur une pente dangereuse, comme un mur qui nous empêche d'arriver à l'union à Dieu. Sur la voie de Dieu, qui n'avance pas recule.
De même l'imperfection, ou la moindre générosité, nous dispose au péché véniel; les actes trop faibles (remissi) de charité et des autres vertus, bien qu'ils soient encore méritoires, nous disposent indirectement à redescendre, car ils n'excluent pas autant qu'il convien­drait les inclinations désordonnées qui peuvent nous faire tomber. Nous parlerons surtout de la mortification de la sensualité et de la colère.



Mortification de la sensualité

Rappelons-nous ici la parole de Notre-Seigneur: « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le; la main, coupe-la; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de les membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.[4] » C'est ce que la morale chrétienne explique en disant au sujet du sixième commandement: en dehors du mariage, la délec­tation charnelle directement voulue avec pleine délibé­ration est un péché mortel. Il n'y a pas ici de matière légère. Pourquoi ? Parce qu'un tel consentement direct nous dispose prochainement à un autre plus grave encore; c'est mettre le doigt dans un engrenage où le bras tout entier sera pris.
Il s'agit là d'éviter un péché capital qui conduit à l'in­considération, à l'inconstance, à l'aveuglement de l'esprit, à l'amour de soi jusqu'à la haine de Dieu et au déses­poir[5].
Aussi saint Paul rappelle-t-il fortement la nécessité de cette mortification, dont il donne l'exemple lorsqu'il écrit (I Cor., IX, 27): « Je châtie mon corps et je le tiens en servitude, de peur qu'après avoir prêché aur autres, je ne sois moi-même réprouvé. » Il s'agit là de la morti­fication des sens et du corps pour assurer la liberté de l'esprit, pour que le corps n'appesantisse pas l'âme et la laisse vivre d'une vie supérieure[6].
Saint Thomas[7] enseigne qu'on évite la luxure plutôt par la fuite des occasions que par la résistance directe, qui fait trop penser à la chose à combattre. Au contraire, l'acedia ou paresse spirituelle est vaincue plutôt par la résistance, car, pour y résister, nous pensons aux biens spirituels, et, plus nous y pensons, plus ils nous attirent.
Nous devons aussi être attentifs à éviter le plus possi­ble les mouvements de sensualité même indirectement volontaires, surtout lorsqu'il y a péril prochain de con­sentement. Il convient ainsi, pour plusieurs, d'éviter certaines lectures (d'ouvrages de médecine, par exemple) qui pourraient devenir dangereuses pour eux à cause de leur fragilité, surtout s'ils font ces lectures par curiosité et non pas par devoir d'état[8].


De ce point de vue, il faut aussi veiller sur certaines affections qui pourraient devenir par trop sensibles et même sensuelles. L'auteur de l'Imitation (l. 1, ch. VI et VIII) nous dit qu'il faut éviter la trop grande familiarité avec les personnes pour jouir de celle de Notre-Seigneur; et que certaines affections trop vives et trop sensibles font perdre la paix du cœur. Sainte Thérèse dit aussi dans le Chemin de la Perfection (ch. IV), que certaines amitiés particulières sont de véritables pestes qui peu à peu, font perdre la ferveur, puis la régularité, qui engen­drent parfois les divisions les plus profondes dans les communautés et compromettent le salut[9].
La mortification du cœur n'est pas moins nécessaire ici que celle du corps et des sens.
Enfin, il faut veiller à ne pas rechercher dans la prière les consolations sensibles pour elles-mêmes par une sorte de gourmandise spirituelle[10]. Celui qui aime Dieu non pour lui-même, mais pour les consolations sensibles qu'il reçoit ou qu'il attend, n'est pas dans l'ordre. Il s'aime lui d'abord et Dieu ensuite, comme on aime un fruit inférieur à soi. C'est l'ordre renversé et, par suite, la perversion plus ou moins consciente. On abuse alors de ce qu'il y a de plus saint et l'on donne prise à toutes les tentations.
Les jouissances spirituelles, recherchées pour elles-mêmes, vont éveiller les passions endormies dans notre cœur de chair, et, au lieu de prendre la route qu'ont suivie les saints, on glisse insensiblement sur la pente où se sont laissé entraîner les faux mystiques, notam­ment les quiétistes. Corruptio optimi pessima, la pire des corruptions est celle qui s'attaque en nous à ce qu'il y a de meilleur, à l'amour de Dieu, pour le défigurer et le fausser. Il n'y a rien de plus élevé ici-bas que la vraie mystique, qui est l'exercice éminent de la plus haute vertu, la charité, et des dons du Saint-Esprit qui l'ac­compagnent; mais, par contre, il n'y a rien de pire que la fausse mystique, que le faux amour de Dieu et du prochain, qui n'a du vrai que le nom, et qui lui ressemble comme le faux diamant imite le véritable[11]. Saint Jean nous dit (I Jean., IV, 1): « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit, mais voyez par l'épreuve si les esprits sont de Dieu. »
Pour éviter l'illusion, il faut ici l'humilité et la pureté du cœur. Nous pouvons même dire que tout l'enseigne­ment de Notre-Seigneur sur la mortification de la sen­sualité se résume en cette parole: « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »
Mais il y a une autre mortification sur laquelle l'Évan­gile insiste beaucoup, c'est celle de l'irascibilité, qui est l'autre forme du dérèglement de la sensibilité, qui se divise, nous l'avons vu, en appétit concupiscible et appé­tit irascible.


La mortification de l'irascibilité

Nous lisons dans le sermon sur la Montagne (Matth., V, 21): « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point... Et moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni... Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va, d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que vous allez ensemble au tribunal.
Un peu plus loin (Matth.; V, 38): « Je vous dis de ne pas tenir tête au méchant; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre. Et à celui qui veut t'appeler en justice pour avoir ta tunique, aban­donne encore ton manteau. » En agissant ainsi, le chré­tien ne défend pas âprement ses droits, il pense plus à ses devoirs qu'à ses droits, et il gagne souvent à Dieu l'âme de son frère irrité; il le calme par sa patience et sa douceur. Ainsi ont agi les saints, et souvent ils ont gagné à Dieu les violents qui s'opposaient à eux.
C'est au même endroit que Notre-Seigneur nous dit (Matth., V, 44) : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez, pour ceux qui vous maltraitent et qui vous per­sécutent... Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ?... Les païens même n'en font-ils pas autant ? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Et, bien sûr, si l'on agissait vraiment ainsi à l'égard des adversaires (même extérieurement, là où il n'y a pas des intérêts supérieurs à sauvegarder), on arriverait très certainement à la sainteté, à cette perfection surnaturelle qui est une participation, non pas seulement de la vie angélique, mais de la vie intime de Dieu, à une perfection qui est du même ordre que celle de notre Père des cieux.
Pour y arriver, il faut cette mortification de l'irascibi­lité qui nous fait acquérir la vertu de mansuétude, non pas la douceur de tempérament, ni la douceur de ceux qui laissent tout couler parce qu'ils n'ont pas d'énergie, ou parce qu'ils ont peur de réagir, mais la vertu de man­suétude qui est une grande force pour se vaincre soi-même, pour posséder son âme, la garder, dans le calme, dans la main de Dieu, et pour faire ainsi un vrai bien à ceux-là même qui s'irritent contre nous, à ceux qui sont comme le roseau à demi rompu et qu'il ne faut pas briser tout à fait en leur répondant sur le même ton irrité.
Cette mortification de l'irascibilité est d'autant plus nécessaire que les suites de la colère sont plus graves; car elle porte elle-même à d'autres péchés, parfois jus­qu'à l'imprécation et au blasphème.
Par contre, la mansuétude est la fleur de la charité et elle en protège les fruits, car elle fait passer les conseils et même les reproches. Un reproche fait avec une grande bonté est souvent bien reçu, tandis que fait avec aigreur il ne produit aucun résultat. Ainsi Notre-Seigneur nous a-t-il dit: « Recevez ma doctrine, car je suis doux et humble de cœur. »
Il convient de dire ici quelques mots de cette colère qui est le zèle amer dont parlent les auteurs spirituels, et spécialement saint Jean de la Croix, à propos des défauts des commençants (Nuit obscure, l. 1., ch. V).
Quelques-uns, dit-il, se montrent impatients dès qu'ils sont privés de consolations: « Quand le goût et la saveur que donnent les choses spirituelles viennent à manquer, leur nature est décontenancée, une mauvaise humeur les envahit, ils font sans bonne grâce ce qui leur incombe, se fâchent pour un rien et se rendent parfois insuppor­tables. » Ils ressemblent, dit le saint, au nourrisson mécontent parce qu'on lui enlève le lait[12]. Ils tombent aussi parfois alors dans la paresse spirituelle.
D'autres fois, « on s'en prend aux défauts d'autrui, sous l'impulsion d'un zèle peu modéré. On blâme les autres, on se laisse entraîner à les morigéner avec aigreur... comme si l'on avait le monopole de la vertu. Il est clair que par là on pèche contre la mansuétude spirituelle ». Et il y a de l'orgueil. On voit la paille qui est dans l'œil du prochain et non pas la poutre qui est dans le nôtre.
« D'autres, en découvrant leurs imperfections, oublient l'humilité en s'emportant contre eux-mêmes, et ces impa­tiences montrent bien qu'ils comptaient être saints d'un coup. »
Le saint note que « chez certaines personnes à grands projets et à intrépides résolutions, mais qui ont plus de présomption que d'humilité, la guérison de l'irritation par retour à la douceur spirituelle ne peut venir que de la nuit obscure » ou de la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin.
Enfin le saint remarque: « Il est pourtant à noter aussi qu'une soi-disant vertu de patience n'est parfois qu'un simple manque d'énergie dans la voie du progrès; la lenteur à marcher chez quelques-uns, de ceux-là est telle que le bon Dieu juge peut-être que, en fait de patience, ils en ont trop. »

La purification active de la sensibilité ou la mortifica­tion que nous nous imposons à nous-mêmes doit faire disparaître ce double désordre de la sensualité et de l'ir­ritabilité; mais elle ne peut complètement le supprimer; pour achever son travail, il faut une purification plus profonde: celle qui vient directement de Dieu même, lorsqu'il met la sensibilité dans une aridité spéciale et prolongée, où il nous communique une lumière supérieure, celle du don de science, science de la vanité de toutes les choses terrestres, qui est une grâce non sen­sible, mais toute spirituelle. C'est la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin, et qui est une des formes de la croix salutaire que nous devons porter pour arriver à la vraie vie de l'esprit, qui domine les sens et nous unit à Dieu.




CHAPITRE VIII - La purification active de l'imagination et de la mémoire

« Memorare novissima tua et in
aeternum non peccabis.
Dans toutes tes actions souviens-toi
de ta fin et tu ne pécheras jamais. »
(Eccli., VII, 40.)



Vois les choses non pas seulement
sur la ligne horizontale du temps,
mais sur la ligne verticale qui les
rattache à l'éternité.



Ce que nous avons dit de la purification active des sens et de la sensibilité montre déjà que la mortification extérieure n'est pas la principale, mais que celui qui la négligerait négligerait aussi toute mortification intérieure et finirait par perdre tout esprit d'abnégation.
Cela arriverait surtout si délibérément on ne voulait plus se soucier de mortification. On tomberait ainsi, comme il arrive trop souvent, dans le naturalisme prati­que substitué à l'esprit de foi, et finalement on ne garde­rait presque plus rien du précepte du Seigneur: « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce et porte sa croix » (Matth., XVI, 24; Luc, IX, 23).
Si délibérément on veut prendre tout ce qui plaît comme nourriture et pour être toujours à l'aise, sans aucun esprit de tempérance chrétienne, on ne tend plus à la perfection, et l'on perd de vue l'élévation du précepte suprême: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit » (Luc, X, 27). Si l'on est religieux, en agissant ainsi, on perd de vue l'obligation spéciale de la vie reli­gieuse.
Mais la mortification extérieure du corps et des sens serait sans grand résultat si elle ne s'accompagnait de la mortification intérieure: de l'imagination, de la mémoire, dont nous allons parler, et de la purification active de d'intelligence et de la volonté, dont nous traiterons ensuite.



La purification active de l'imagination

L'imagination est une faculté qui nous est certainement très utile, puisque l'âme unie au corps ne pense pas sans images[13]; une image accompagne toujours l'idée, et c'est pourquoi Notre-Seigneur parlait aux foules en paraboles pour les élever doucement de l'image sensible à l'idée spirituelle du royaume de Dieu; de même, pour faire entendre à la Samaritaine quel est le prix de la grâce divine, il ne lui a pas parlé de celle-ci en termes abstraits, il lui a parlé en images de « l'eau vive qui jaillit en vie éternelle ».
Mais, pour être utile, l'imagination doit être dirigée par la droite raison éclairée par la foi. Autrement, elle peut devenir, comme on l'a dit, « la folle du logis », elle nous écarte de la considération des choses divines et nous porte vers des choses vaines, inconsistantes, vers des choses fantastiques ou même défendues. A tout le moins, elle nous porte à la rêverie, d'où naît le sentimentalisme opposé à la vraiè piété.
Il n'est pas toujours en notre pouvoir, surtout dans les périodes de fatigue, d'écarter immédiatement les images vaines ou dangereuses; mais nous pouvons, avec le secours de la grâce, ne pas vouloir leur accorder l'at­tention de l'esprit, et, peu à peu, diminuer leur nombre et leur attrait. Même des âmes parfaites souffrent encore de certaines divagations involontaires de l'imagination suscitées parfois par le démon, comme le note sainte Thé­rèse dans la V° Demeure, ch. IV, et même dans la VI°, ch. I. Mais cependant l'âme intérieure, en progressant, se libère peu à peu de ces divagations de la fantaisie, et elle finit par contempler Dieu et son infinie bonté sans presque faire attention aux images qui accompagnent cet acte de foi pénétrante et savoureuse. Ainsi nous écrivons avec une plume sans prendre garde à la forme de celle-ci, et souvent nous nous entretenons avec une personne sans faire aucune attention à la forme ou à la couleur de ses habits, à moins que ceux-ci n'aient quel­que chose de singulier ou d'insolite.
Peu à peu, par suite, l'imagination cesse de troubler l'exercice de l'intelligence, et finalement elle est mise positivement à son service pour exprimer parfois en de très belles images les choses de la vie intérieure, un peu comme Notre-Seigneur les exprimait en parlant en para­boles, ou dans ses entretiens avec Nicodème ou la Sama­ritaine. Ces images doivent alors être sobres, discrètes, pour ne pas attirer l'attention sur elles-mêmes, mais sur l'idée supérieure qu'elles expriment à leur manière. Alors, comme une personne bien née porte un vêtement simple et de bon goût sans y accorder plus d'attention qu'il ne faut, la pensée se sert de l'image sans s'y attarder.
L'image alors n'est là que pour la pensée, et la pensée que pour l'expression de la vérité.
Mais une pareille harmonie de nos facultés ne se réa­lise pas sans une vraie discipline de l'imagination, pour qu'elle cesse d'être la folle du logis et soit mise véritable­ment au service de l'intelligence éclairée par la foi. Ainsi seulement se rétablit peu à peu l'ordre qui existait dans l'état de justice originelle où, tant que la partie supérieure de l'âme obéissait à Dieu contemplé et aimé par-dessus tout, elle gardait elle-même la direction de l'ima­gination et des diverses émotions de la sensibilité.
D'après ces principes, il faut écarter tout de suite les images et souvenirs dangereux, et aussi les lectures inu­tiles, les vaines rêveries qui nous feraient perdre un temps précieux et pourraient nous exposer à toutes sor­tes d'illusions, où l'ennemi se rirait de nous pour nous perdre.
Pour cela, il faut nous appliquer à notre devoir pré­sent, age quod agis, avec un sain réalisme, en ordonnant l'accomplissement de ce devoir à Dieu à aimer par-dessus tout. Ainsi peu à peu l'intelligence et la volonté domine­ront l'imagination et la sensibilité. Et l'imagination sou­mise trouvera dans les beautés de la liturgie de quoi nourrir notre vie intérieure.
Saint Jean de la Croix remarque que la vraie dévotion se porte sur l'objet spirituel et invisible, représenté par les images sensibles, sans s'arrêter à celles-ci, et que plus l'âme s'approche de l'union divine, moins elle est dépen­dante des images[14].
Mais il importe de parler ici plus particulièrement de la mortification de la mémoire, qui nous expose à vivre dans l'irréel et qui nous rappelle trop souvent ce qui devrait être oublié.


La purification active de la mémoire

Saint Jean de la Croix parle longuement de ce sujet[15].
Il s'agit ici en même temps de la mémoire sensible, qui existe déjà chez l'animal, et de la mémoire intellec­tuelle, commune à l'homme et à l'ange[16].
La mémoire intellectuelle n'est pas une faculté réelle­ment distincte de l'intelligence, c'est l'intelligence en tant qu'elle conserve les idées[17].
Pourquoi notre mémoire a-t-elle besoin d'être purifiée ? - Parce que, depuis le péché originel et à la suite de nos péchés personnels réitérés, elle est pleine de souve­nirs inutiles et parfois dangereux. En particulier, nous nous rappelons souvent les torts du prochain à notre égard; des paroles dures que nous ne lui avons pas encore tout à fait pardonnées, bien que peut-être lui-même les ait vivement regrettées. Nous nous rappelons moins les bienfaits du prochain que ce que nous avons eu à souffrir de lui, et souvent une parole dure nous fait oublier tous les bienfaits qui nous sont venus de lui pendant plusieurs années. Mais le défaut principal de notre mémoire est ce que l'Écriture appelle l'oubli de Dieu. Notre mémoire, qui est faite pour nous rappeler ce qui importe le plus, oublie souvent l'unique nécessaire qui est au-dessus du temps et qui ne passe pas.
Ce que dit saint Jean de la Croix, loc. cit., sur la nécessité de la purification de la mémoire peut paraître exagéré à première lecture; mais l'impression change si on lit d'abord ce que dit sur ce point l'Écriture.
Elle parle souvent de l'oubli de Dieu. Isaïe, LIX, 15, écrit: « La vérité a été oubliée, et le juste qui s'éloigne du mal doit se laisser injustement dépouiller... Il n'y a plus de droiture; le Seigneur le voit, et cela lui déplait. » Jérémie, II, 32, dit de même au nom de Dieu : « Une jeune fille oublie-t-elle sa parure ?... Et mon peu­ple m'a oublié depuis des jours sans nombre. » Le Psal­miste, rappelant les miséricordes de Dieu à l'égard du peuple d'Israël sauvé par lui au passage de la mer Rouge, écrit encore: « Mais ils oublièrent bientôt les bontés de Dieu. Ils oublièrent leur Libérateur et les grandes choses qu'il avait faites pour eux » (Ps. CV, 13,21). Plusieurs fois 1'Ecriture ajoute que, surtout dans la tribulation, nous devons nous rappeler les miséricordes de Dieu et implo­rer son secours.
Si nous l'oublions et si nous n'apprécions pas ses bien­faits immenses, ceux de l'Incarnation rédemptrice, de l'institution de l'Eucharistie, de la messe quotidienne, il y a là de l'ingratitude, et nous perdons le temps de la vie présente qui doit tendre vers la vie éternelle.
L'oubli de Dieu fait que notre mémoire est comme immergée dans le temps, dont elle ne voit plus le rap­port avec l'éternité, avec les bienfaits et les promesses de Dieu. Ce défaut porte notre mémoire à voir toutes choses horizontalement sur la ligne du temps qui fuit, et dont le présent seul est réel, entre le passé disparu et l'avenir qui n'est pas encore. L'oubli de Dieu nous empê­che de voir que le moment présent se trouve aussi sur une ligne verticale qui le rattache à l'unique instant de l'immobile éternité, et qu'il y a une manière divine de vivre la minute présente pour que, par le mérite, elle entre dans l'éternité. Tandis que l'oubli de Dieu nous laisse dans cette vue banale et horizontale des choses sur la ligne du temps qui s'écoule, la contemplation de Dieu est comme une vue verticale des choses qui passent et de leur lien avec Dieu qui ne passe pas. Être immergé dans le temps, c'est oublier le prix du temps, c'est-à-dire son rapport avec l'éternité.


Par quelle vertu doit être guéri ce très grave défaut de l'oubli de Dieu ? - Saint Jean de la Croix[18] répond: La mémoire qui oublie Dieu doit être guérie par l'es­pérance de la béatitude éternelle, comme l'intelligence doit être purifiée par le progrès de la foi, et la volonté par le progrès de la charité.
Cette doctrine est fondée sur de nombreuses paroles de l'Écriture, relatives au souvenir des bienfaits de Dieu et de ses promesses. Le Psalmiste dit souvent: « Au jour de ma détresse, je me souviens de Dieu...; je veux me rappeler ses œuvres et ses merveilles d'autrefois » (Ps. LXXVI, 4, 12). - « Je me rappellerai ta justice, la tienne seule » (Ps. LXX, 16). - « Des orgueilleux me prodiguent leurs railleries... je pense à tes préceptes, Seigneur, et je me console » (Ps. CXVIII, 52). L'Ecclésiastique, VII, 40, dit aussi: « Dans toutes tes actions, souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais. Memo­rare novissima tua et in aeternum non peccabis. »
Souvent l'Écriture dit aussi que nous devons constam­ment nous rappeler les promesses divines, qui sont le fondement de notre espérance. Les patriarches et les prophètes de l'Ancien Testament vivaient de la promesse du Messie qui devait venir; et nous devons vivre chaque jour plus profondément de la promesse de l'éternelle béatitude. C'est un des grands leitmotivs de l'Écriture.
Nous sommes des voyageurs et nous oublions que nous sommes en voyage, comme ceux qui se trouvent dans ces grands trains internationaux, où l'on dort, ou l'on prend ses repas comme dans un hôtel; ils oublient parfois qu'ils sont en voyage: puis de temps en temps ils regardent par la portière et voient que le train file très vite, puis de temps en temps quelqu'un descend, ce qui leur fait penser qu'ils seront eux-mêmes bientôt arrivés. De même, dans le voyage vers l'éternité, lorsque quelqu'un descend, c'est-à-dire lorsqu'il meurt, cela doit nous rap­peler que nous allons mourir aussi, et que nous marchons vers l'éternité.


L'Imitation de Jésus-Christ nous conserve admirable­ment sur ce point, comme sur tant d'autres, l'esprit de saint Augustin, et souvent dans ses termes mêmes[19]. Cela nous aide à bien entendre ce qu'a écrit plus tard saint Jean de la Croix. Il y est souvent question de la purification de la mémoire là où il est parlé de l'oubli de toutes les créatures pour trouver le Créateur[20], de la méditation sur la mort[21], de l'empressement à éviter dans les affaires[22], de la vaine science du monde[23], du souvenir des bienfaits de Dieu[24], de la liberté du cœur, qui s'acquiert plutôt par la prière que par la lec­ture[25].
Rappelons seulement les passages les plus caractéristi­ques qui montrent comment la purification de la mémoire dispose à la contemplation et à l'union à Dieu.

« De l'oubli de créatures pour trouver le Créateur[26]
« Tant que quelque chose m'arrête, je ne puis voler librement vers vous, Seigneur... Quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre ? Il faut donc s'élever au-dessus de toutes les créatures, se détacher parfaite­ment de soi-même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là reconnaitre que c'est vous qui avez tout fait et que rien n'est semblable à vous. Tant qu'on tient encore à quelque créature (pour elle-même et pour soi), on ne saurait s'occuper librement des choses de Dieu. Et c'est pourquoi l'on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables. »

« De la méditation sur la mort[27]
« O stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu'au présent et ne prévoit pas l'avenir ! Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s'il vous fallait mourir aujourd'hui... Maintenant le temps est d'un grand prix; voici le temps propice, voici le jour du salut... La vie des hommes passe comme l'ombre... Tandis que vous avez le temps, amassez des richesses immortelles. Ne pensez qu'à votre salut, ne vous occupez que des choses de Dieu. Faites vous maintenant des amis, en honorant les saints et en imitant leurs œuvres, afin que, arrivé au terme de cette vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. Vivez sur la terre comme un voyageur et un étranger à qui les choses du monde ne sont rien. Conservez votre cœur libre et toujours élevé, vers Dieu, parce que vous n'avez point, ici-bas, de demeure permanente. » Nous ne devons pas nous installer sur la terre; on ne s'installe pas, on ne s'endort pas sur la route, elle est faite pour ­marcher.


« De l'empressement à éviter dans les affaires[28]
« Mon fils, dit le Seigneur, remettez-moi toujours vos intérêts; j'en disposerai selon ce qui sera le mieux , au temps convenable. Attendez ce que j'ordonnerai et vous y trouverez un grand avantage. »


« Contre la vaine science[29]
« Mon fils, ne vous laissez pas émouvoir au charme et à la beauté des discours des hommes, car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les discours, mais dans les œu­vres. Soyez attentif à mes paroles qui enflamment le cœur, éclairent, attendrissent l'âme et la remplissent de consolation... Après avoir beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l'unique principe de toutes choses. C'est moi qui donne à l'homme la science, et qui éclaire l'intelligence des petits, plus que l'homme ne le pourrait par aucun enseignement. Mal­heur à ceux qui interrogent les hommes sur toutes sortes de questions curieuses et qui s'inquiètent peu d'appren­dre à me servir. Viendra le jour où Jésus-Christ, le Maître des maîtres, le Seigneur des anges, apparaîtra pour demander compte à chacun de ce qu'il sait, c'est-à-dire pour examiner les consciences. Alors les secrets des ténèbres seront dévoilés, et toute langue se taira. C'est moi qui, en un un moment, élève l'âme humble, et la fait pénétrer plus avant dans la vérité éternelle que ne le pourrait celui qui aurait étudié dix années dans les éco­les. J'enseigne sans bruit de paroles, sans embarras d'o­pinions, sans faste, sans arguments, sans disputes. J'apprends à mépriser les biens de la terre, à dédaigner ce qui passe, à rechercher et à goûter ce qui est éternel, à fuir les honneurs, à souffrir sans aigreur les scandales, à mettre en moi toute son espérance, à ne rien désirer hors de moi et à m'aimer ardemment et par-dessus tout... Moi seul j'enseigne la vérité au-dedans, je scrute les cœurs, je pénètre leurs pensées, j'excite à agir, et je dis­tribue mes dons à chacun, selon qu'il me plaît. »


« Du souvenir des bienfaits de Dieu[30]
« Faites, Seigneur, que je connaisse votre volonté et que je me rappelle avec grand respect et attention tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces... Tout ce que nous avons... dans l'ordre de la grâce ou dans celui de la nature, c'est vous qui nous l'avez donné... Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier... ni insulter à celui qui a moins reçu... car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs, les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise. »

« De la liberté du cœur[31]
« Seigneur, c'est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son cœur, de passer au milieu des affaires du monde sans aucune préoccupation excessive, non par indolence, mais par le privilège d'une âme libre, qu'aucune affection déréglée n'attache à la créature. »
Voilà bien la purification de la mémoire, qui dispose à la contemplation infuse des grands mystères de la foi. Sur cette contemplation de l'âme purifiée et libérée, l'Imitation, l. III, ch. XXXI, n° 2, nous dit: « Il faut pour cela une grande grâce, qui soulève l'âme et la ravisse au-dessus d'elle-même. Et tant que l'homme n'est pas élevé ainsi en esprit, détaché de toute créature, et parfaite­ment uni à Dieu, tout ce qu'il sait et tout ce qu'il a est de peu de prix. » N'est-ce pas dire que la contemplation infuse des mystères de la foi et L'union à Dieu, qui en résulte, est dans la voie normale de la sainteté ? - L'imitation ajoute, ibid. : « Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien et ne doit être compté pour rien. Il y a une grande diffé­rence entre la sagesse d'un homme intérieur éclairé par Dieu et la science qu'un docteur acquiert par l'étude. La connaissance qui vient d'en-haut, et que Dieu lui-même accorde, est bien supérieure à celle où l'homme parvient laborieusement par les efforts de son esprit. Plusieurs désirent la contemplation, mais ce qu'il faut pour s'y disposer, ils ne veulent point le faire... Les fruits d'une bonne vie ne croissent que dans un cœur pur.
Cet enseignement de la purification de la mémoire a été particulièrement dévèloppé par saint Jean de la Croix, surtout par rapport au souvenir des grâces exception­nelles et en quelque sorte extérieures auxquelles il ne faut pas trop s'attarder; leur souvenir accompagné de quelque vaine complaisance nous détournerait de l'union à Dieu. L'espérance nous élève plus à l'amour de Dieu que la connaissance des grâces extraordinaires. « Ce qu'il faut donc faire, dit ce saint Docteur[32], pour vivre en pure et entière espérance en Dieu, c'est ne pas s'arrê­ter aux connaissances, formes et images distinctes; comme nous l'avons expliqué, à chaque fois qu'elles se présentent, il faut tourner aussitôt vers Dieu l'âme vide de tout cela en un élan de tendre affection. Il ne faut penser à ces choses ni les considérer que dans la mesure où leur souvenir coïncide avec des devoirs ayant le même objet.[33] »
C'est là vraiment la purification active de la mémoire trop préoccupée de mille souvenirs inutiles ou dangereux; Mettons cet enseignement en pratique pour que notre mémoire ne soit plus en quelque sorte immergée dans les choses qui passent, pour qu'elle ne les voie plus seu­lement sur la ligne horizontale du temps qui fuit, mais sur la ligne verticale qui les rattache à l'unique instant de l'immobile éternité. Ainsi, peu à peu, l'esprit s'élève souvent à la pensée de Dieu en se rappelant les grands bienfaits de l'Incarnation rédemptrice et de l'Eucharistie. Souvent, au contraire, nous entrons dans une église pour demander quelque grâce pressante, et nous oublions de remercier Dieu de l'immense bienfait de l'Eucharistie; son institution demande une action de grâces spéciale, elle nous rappelle les promesses d'éternelle vie.




CHAPITRE IX - La purification active de l'intelligence

Si oculus tuus fuerit simplex, totum corpus
tuum lucidum erit ( Matth., VI, 22)
Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans
la lumière.



Les facultés supérieures de l'homme, celles qui lui sont communes avec l'ange, sont l'intelligence et la volonté. Elles ont besoin elles aussi d'être purifiées et disciplinées, car elles souffrent d'un désordre qui est la suite du péché originel et de nos péchés personnels.
Le premier regard de l'intelligence de l'enfant baptisé est simple, de même celui de l'âme qui commence à répon­dre généreusement a une vocation supérieure; mais il arrive qu'ensuite ce regard perd de sa simplicité par la complexité des choses qu'on examine avec un cœur plus ou moins pur. Et il faut alors une sérieuse purification pour retrouver la simplicité première de l'intelligence par une vue profonde qui domine les détails et les tristesses inévitables, pour embrasser l'ensemble de la vie. Bienheureux les vieillards qui, après une longue expérience et bien des épreuves, arrivent à cette simplicité supérieure de la vraie sagesse, qu'ils avaient entrevue de loin dans leur enfance. En ce sens on a pu dire: « Une belle vie est une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mur. »
Nous parlerons ici: 1° de la nécessité de la purifica­tion active de l'intelligence à cause des défauts qui se trouvent en elle; 2° du principe actif de cette purification et de ce qu'il faut faire en pratique sur ce point.


La nécessité de celte purification: les défauts de notre intelligence

L'intelligence, depuis le péché originel, est blessée; cette blessure s'appelle l'ignorance, vulnus ignorantiae[34]; c'est-à-dire qu'au lieu de se porter spontanément vers le vrai, et surtout vers la Vérité suprême, elle a de la diffi­culté à y parvenir; elle tend à s'absorber dans la considé­ration des choses terrestres sans s'élever à leur cause; elle se porte avec curiosité vers les choses qui passent, et elle est au contraire négligente et paresseuse dans la recher­che de notre vraie fin dernière et des moyens qui y con­duisent. Par suite, elle tombe facilement dans l'erreur, se laisse obscurcir par les préjugés qui viennent des pas­sions déréglées; finalement elle peut arriver à cet état qui s'appelle l'aveuglement de l'esprit.
Sans doute le péché originel n'a pas rendu notre intel­ligence incapable de connaître la vérité, comme l'ont pré­tendu les premiers protestants et les jansénistes; elle peut même acquérir, par un patient effort, sans le secours de la révélation, la connaissance d'un certain nombre de vérités fondamentales de l'ordre naturel, comme l'exis­tence de Dieu, auteur de la loi morale naturelle. Mais, comme le dit le Concile du Vatican[35] dans les termes mêmes dont s'était servi saint Thomas[36], peu d'hommes sont capables de ce labeur, et il n'arrivent à ce résultat qu'après un temps, assez long, sans parvenir à se libérer de toute erreur.
Il est vrai aussi que cette blessure de l'ignorance, suite du péché originel, est en voie de cicatrisation depuis le baptême, qui nous a régénérés en nous donnant la grâce sanctifiante, mais par ailleurs cette blessure se rouvre par suite de nos péchés personnels, notamment par suite de la curiosité et de l'orgueil de l'esprit, dont il importe ici de parler.
La curiosité est un défaut de notre esprit, dit saint Tho­mas[37], qui nous porte avec empressement et précipitation vers la considération et l'étude des choses moins utiles, en nous faisant négliger celles de Dieu et de notre salut. Cette curiosité, dit le saint Docteur[38], naît de la paresse spirituelle à l'égard des choses divines, et elle nous fait perdre un temps précieux. Tandis que des personnes assez peu instruites, mais nourries de l'Évangile, ont une grande rectitude de jugement, il y en a d'autres qui, loin de se nourrir profondément des grandes vérités chrétien­nes, passent une grande partie de leur temps à emmaga­siner curieusement des connaissances inutiles ou peu utiles qui ne forment pas du tout le jugement. On dirait presque la manie de collectionner. C'est une accumulation de connaissances mécaniquement juxtaposées et non pas organisées, un peu comme dans un dictionnaire. Ce genre de travail, loin de former l'esprit, l'étouffe, comme lors­qu'on met trop de bois sur le feu. Sous ce fatras de con­naissances accumulées, on ne voit plus la lumière des pre­miers principes, qui seuls pourraient mettre de l'ordre dans tous ces matériaux et nous élever jusqu'à Dieu prin­cipe et fin de toutes choses[39].
Cette lourde et sotte curiosité intellectuelle, comme l'a dit saint Jean de la Croix, est en ce sens l'inverse de la contemplation, qui juge de tout par la cause suprême; elle pourrait conduire à la sottise spirituelle dont parle souvent saint Paul[40], à la folie qui juge de tout, même des choses les plus élevées, par ce qu'il y a de plus infime et parfois de plus mesquin, par les satisfactions de notre convoitise ou de notre orgueil.
L'orgueil de l'esprit est un désordre plus grave que la curiosité, il nous donne une telle confiance en notre rai­son et notre jugement, que nous n'aimons guère à consul­ter les autres, spécialement nos supérieurs, ni à nous éclai­rer par l'examen attentif et bienveillant des raisons ou des faits qu'on peut nous opposer. Cela porte à des imprudences manifestes qui devront être douloureusement expiées. Cela porte aussi à l'âpreté dans les discussions, à l'opiniâtreté dans le jugement, au dénigrement qui exclut d'un ton tranchant tout ce qui ne cadre pas avec notre manière de voir. Cela pourrait porter à refuser aux autres la liberté qu'on réclame pour ses propres opinions, à ne se soumettre que fort imparfaitement aux directions du Pasteur suprême, et même à atténuer et minimiser les dogmes, sous prétexte de les mieux expliquer qu'on ne l'a fait jusqu'ici[41].
Ces défauts, en particulier l'orgueil, pourrait enfin nous porter à l'aveuglement de l'esprit, caecitas mentis, qui est à l'antipode de la contemplation des choses divines. Il importe d'insister sur ce point, comme l'a fait saint Tho­mas[42], après avoir traité du don d'intelligence.
L'Écriture parle souvent de cet aveuglement de l'Esprit. Notre-Seigneur est attristé et indigné de l'a cécité spiri­tuelle des pharisiens[43] et finit par leur dire: « Malheur à vous, guides aveugles... qui payez la dîme de la men­the, de l'aneth et du cumin, et qui négligez les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi... Guides aveugles, qui filtrez le moucheron, et ava­lez le chameau ! »[44]
En saint Jean, XII, 40, il est dit que cet aveuglement est un châtiment de Dieu, qui retire la lumière à ceux qui ne veulent pas la recevoir[45].
Il y a des pécheurs qui, par suite de fautes réitérées, ne reconnaissent plus la volonté de Dieu signifiée, mani­festée de façon éclatante; ils ne comprennent plus que les maux qui leur arrivent sont des châtiments de Dieu et ils ne se convertissent pas. Ils expliquent par les seules lois naturelles ces malheurs comme ceux qui affligent à l'heure actuelle plusieurs peuples. Ils n'y voient que le résultat de certains faits économiques, comme le développement du machinisme et la surproduction qui s'ensuit. Ils ne se rendent plus compte que ces désordres ont surtout une cause morale et proviennent de ce que beaucoup d'hommes mettent leur fin dernière là où elle n'est pas, non pas en Dieu, qui nous unirait, mais dans les biens matériels, qui nous divisent, parce qu'ils ne peu­vent pas appartenir simultanément et intégralement à plusieurs.
Cet aveuglement de l'esprit porte le pécheur à préférer en tout les biens qui passent aux biens éternels et l'em­pêche d'entendre la voix de Dieu, que l'Église rappelle dans la liturgie de l'Avent et celle du Carême: « Conver­tissez-vous, revenez à moi de tout votre cœur; revenez à votre Dieu, car il est compatissant, lent à la colère et riche en bonté... Il s'afflige du mal qu'il envoie. Convertimini ad Dominum Deum vestrum, quia benignus et misericors est, patiens et multae misericordiae... »[46]
L'aveuglement de l'esprit est un châtiment de Dieu, qui soustrait la lumière divine à cause de fautes réitérées, mais par ailleurs il est un péché par lequel nous nous détournons volontairement de la considération de la vérité divine en lui préférant la connaissance de ce qui satisfait notre convoitise ou notre orgueil.[47]
De ce péché, il faut dire ce que saint Thomas dit de la folie spirituelle, stultitia; il s'oppose aux préceptes de la contemplation de la vérité[48]. Il nous empêche de voir la proximité de la mort et du jugement[49]. Il nous enlève toute pénétration et nous laisse dans un état d'hébétude spirituelle, (hebetudo mentis), qui est comme la perte de toute intelligence supérieure[50]. On ne voit plus alors la grandeur du précepte suprême de l'amour de Dieu et du prochain, ni le prix du sang du Sauveur répandu pour nous, ni la valeur infinie de la messe qui perpétue sub­stantiellement le sacrifice de la Croix sur l'autel.
C'est là un châtiment, et on n'y prend pas garde. Comme le dit saint Augustin, in Ps. LVII: « Si, lorsqu'un voleur prend de l'argent, il perdait un œil, tous diraient: c'est un châtiment de Dieu; toi, tu as perdu l'œil de l'esprit et tu penses que Dieu ne t'a pas châtié. »
On est parfois étonné de trouver, parmi les chrétiens, des hommes qui ont une très grande culture littéraire, artistique ou scientifique, et qui n'ont qu'une connaissance des plus rudimentaires et superficielles des vérités de la religion, connaissance mêlée à beaucoup de préjugés et beaucoup d'erreurs. C'est une disproportion surprenante, qui fait d'eux comme des nains spirituels.
Chez d'autres, plus instruits des choses de la foi, de l'histoire de l'Église, de sa législation, c'est parfois une tendance pour ainsi dire anticontemplative qui ne leur laisse voir la vie de l'Église que du dehors, pour ainsi dire, comme si l'on considérait du dehors les vitraux d'une cathédrale au lieu de les voir du dedans sous la douce lumière qui doit les éclairer.
Cette hébétude de l'esprit empêche surtout d'entendre la grande prédication de Dieu, qui parle à sa manière par les grands événements contemporains. Il y a, à l'heure actuelle, dans le monde deux tendances universelles radi­calement contraires, au-dessus des nationalismes plus ou moins opposés entre eux: d'un côté c'est l'universalisme du règne du Christ qui veut attirer à Dieu, vérité et vie suprême, les âmes des hommes des diverses nations; - d'autre part c'est le faux universalisme, qui s'appelle communisme, qui attire les âmes en sens inverse vers le matérialisme, le sensualisme et l'orgueil, de telle façon que se vérifie non seulement pour des individus, mais pour des peuples entiers, comme la Russie, la parabole de l'enfant prodigue.
Le grand problème actuel se trouve dans le conflit de l'universalisme du règne du Christ et de l'Église, qui libère les âmes, et le communisme, qui les conduit à l'ab­jection matérialiste et à l'oppression des faibles sous l'or­gueil des démagogues et des meneurs[51].
En ce conflit, il faudrait recourir à la prière et à la péni­tence, non moins qu'à l'étude et au travail apostolique. C'est ce que la Vierge Mariedit à Lourdes: « Priez et fai­tes pénitence »
Tels sont les défauts de l'esprit qui existent en nous à des degrés divers: curiosité, précipitation à savoir ce qui est inutile, insouciance, incurie à l'égard de ce qui est l'uni­que nécessaire: Dieu et notre salut; - orgueil de l'es­prit, aveuglement et sottise spirituelle, qui finit par juger de tout par ce qu'il y a de plus infime et de plus mesquin, tandis que la sagesse juge de tout par la cause suprême et la fin ultime.
Comment porter remède à ce désordre dont nous souf­frons tous plus ou moins ?



Le principe de celle purification active de l'intelligence. Comment la réaliser ?

Cette purification doit se faire par le progrès de la vertu de foi, comme la purification de la mémoire immergée dans le temps par le progrès de l'espérance de la béati­tude éternelle.
Saint Thomas nous dit[52] : « Pour se dégager de l'at­tachement aux choses sensibles et s'élever vers Dieu, il faut d'abord la foi en Dieu; la foi est le premier principe de la purification du cœur pour nous libérer de l'erreur, et la foi vive unie à la charité parfait cette purification. » Il faut que l'intelligence qui dirige la volonté soit ainsi elle-même purifiée[53], autrement la racine de la volonté serait viciée ou déviée, mêlée d'erreur.
Cette purification se fait en jugeant de plus en plus selon l'esprit de foi. Comme le remarque Cajetan[54], la foi nous porte d'abord à adhérer aux vérités révélées à cause de l'autorité de Dieu qui les révèle; puis elle porte à considérer et à juger toutes choses d'après ces vérités. Cela est vrai même de celui qui, en état de péché mortel, a conservé la foi, par laquelle il se préserve de fautes plus graves, comme le vol, l'homicide, et par laquelle il juge qu'il faut aller à la messe, et ne pas refuser d'entendre la parole de Dieu. Ces divers jugements peuvent se faire sans les dons du Saint-Esprit, qui ne se trouvent pas dans l'homme en état de péché mortel, mais alors ils n'ont point toute la perfection qu'il faudrait; dans le juste, ils reçoivent cette perfection des dons; alors ils sont produits d'une manière différente, sous l'inspiration du Saint-Esprit; c'est ainsi que le don de sagesse porte à juger selon une certaine connaturalité ou sympathie aux cho­ses divines. Ainsi parle Cajetan, et beaucoup de théologiens s'expriment à peu près de même.
Non seulement il faut adhérer fermement aux véri­tés de foi, mais il faut juger d'après elles de ce que nous avons à penser, à dire, à faire ou à éviter dans la vie. C'est là juger selon l'esprit de foi, et non pas selon l'es­prit de nature ou le naturalisme pratique.
Saint Jean de Croix nous dit que la foi, qui est obs­cure, nous éclaire[55]. Elle est obscure parce qu'elle nous fait adhérer à des mystères que nous ne voyons pas; mais ces mystères, qui sont ceux de la vie intime de Dieu, éclai­rent pourtant beaucoup notre intelligence, puisqu'ils ne cessent de nous exprimer la bonté de Dieu, qui nous a créés, qui nous a élevés à la vie de la grâce, qui nous a envoyé son Fils unique pour nous racheter, son Fils qui se donne à nous dans l'Eucharistie, pour nous conduire à la vie éternelle.
La foi est obscure, mais elle éclaire pourtant notre intelligence en notre voyage vers l'éternité. Elle est très supérieure aux sens et à la raison, elle est le moyen pro­chain de l'union à Dieu, qu'elle nous fait connaître infailliblement et surnaturellement dans l'obscurité[56].
Elle est très supérieure à toutes les évidences sensibles et intellectuelles qu'on peut avoir ici-bas. Ce qui est évi­dent pour nos sens, c'est du sensible, non pas du spiri­tuel, ce n'est donc pas Dieu même. Ce qui est évident pour notre raison, c'est ce qui lui est proportionné, c'est par­fois une vérité sur Dieu, son existence, par exemple, mais ce n'est pas la vie intime de Dieu, qui dépasse notre rai­son, et même les forces naturelles de l'intelligence angéli­que.
Pour voir la vie intime de Dieu, il faudrait mourir et avoir reçu la vision béatifique.
Or, la foi nous fait dès ici-bas atteindre cette vie intime de Dieu dans la pénombre, dans l'obscurité.
Par suite, celui qui préférerait à la foi infuse des visions se tromperait, même si ces visions étaient d'ori­gine divine, car il préférerait ce qui est superficiel et extérieur, ce qui est accessible à nos facultés à ce qui les dépasse. Il préférerait les figures à la réalité divine. Il perdrait le sens du mystère; il s'éloignerait de la vraie contemplation en s'éloignant de cette divine obscu­rité[57].
La foi, qui est obscure, nous éclaire un peu comme la nuit, qui, en nous entourant de ténèbres, nous permet pourtant de voir les étoiles et par elles les profondeurs du firmament. Il y a ici un clair-obscur extrêmement beau. Pour voir les étoiles, il faut que le soleil se cache, il faut que la nuit commence. Chose étonnante, dans l'obscurité de la nuit nous voyons beaucoup plus loin que le jour, nous voyons jusqu'aux étoiles extrêmement éloignées, qui nous révèlent l'immense étendue du ciel. Le jour nous ne voyons qu'à quelques kilomètres, la nuit nous voyons à des millions de lieues.
De même les sens et la raison ne nous permettent de voir que ce qui est d'ordre naturel, à leur portée, tandis que la foi, bien qu'elle soit obscure, nous ouvre le monde surnaturel et ses infinies profondeurs, le règne de Dieu, sa vie intime, ce que nous verrons sans voile et claire­ment dans l'éternité.
Voilà ce que dit et redit constamment saint Jean de la Croix, et c'est comme le commentaire de la définition de la foi donnée par saint Paul[58], définition que saint Thomas résume en disant: « La foi est une vertu de l'intelligence, par laquelle commence en nous la vie éternelle, puisqu'elle nous fait adhérer au mystère de la vie intime de Dieu que nous verrons dans l'éternité.[59] »
Il s'ensuit que pour vivre de la foi, il faudrait tout con­sidérer sous sa lumière : Dieu d'abord, nous-mêmes, les autres, amis ou étrangers, et tous les événements agréa­bles ou pénibles. Il faudrait les voir, non seulement du point de vue sensible, et du point de vue rationnel, mais du point de vue surnaturel de la foi, ce qui serait consi­dérer toutes choses pour ainsi dire avec l'œil de Dieu, ou un peu comme Dieu le voit[60].
D'où la nécessité manifeste de purifier notre esprit de la curiosité, en ne préférant plus l'étude du secon­daire, de l'accessoire, et quelquefois de ce qui est inutile à la méditation attentive de l'unique nécessaire, à la lec­ture de l'Évangile et de tout ce qui peut vraiment nour­rir l'âme[61]. C'est ce qui montre l'importance de la lec­ture spirituelle, à côté de l'étude et distincte d'elle.
D'où la nécessité, non pas de dévorer des livres pour paraître au courant et pouvoir en parler, mais de lire ce qui convient à la vie de l'âme, en esprit d'humilité pour nous en pénétrer, le mettre en pratique et faire un vrai bien aux autres[62]. Rappelons-nous ce que dit saint Paul (Rom., XII, 3): « Je dis à chacun de ne pas s'estimer plus qu'il ne faut, non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem.[63] »
D'où la nécessité d'éviter la précipitation dans le juge­ment, source de tant d'erreurs[64], d'éviter plus encore la ténacité[65], l'entêtement dans le jugement propre, et de la corriger par la docilité aux directions de l'Église, à celles de notre guide spirituel, par la docilité aussi au Saint-Esprit, qui veut être notre maître intérieur pour nous faire vivre de plus en plus cette vie de foi et nous y donner un avant-goût de la vie du ciel.
Alors la considération des détails ne nous ferait plus perdre la vue de l'ensemble, comme il arrive souvent, lorsque les arbres vus de trop près empêchent de voir la forêt. Ceux qui disent que le problème du mal est insolu­ble, et qui y trouvent une occasion de chute, s'absorbent dans la constatation douloureuse de certains détails très pénibles et perdent la vue d'ensemble du plan providen­tiel, où tout est ordonné au bien de ceux qui aiment le Seigneur.
L'étude trop méticuleuse des détails nous fait mésesti­mer la première vue globale des choses; celle-ci, pourtant, lorsqu'elle est pure, est déjà élevée et salutaire. Ainsi lorsque l'enfant chrétien voit le ciel étoilé, il y trouve un signe splendide de l'infinie grandeur de Dieu. Plus tard, s'il s'absorbe dans l'étude scientifique des diverses cons­tellations, il lui arrive d'oublier la vue d'ensemble, à laquelle finalement l'intelligence doit revenir pour en mieux saisir l'élévation et la profondeur. Si peu de science éloigne de la religion, a-t-on dit, beaucoup de science y ramène[66].

De même les grands faits surnaturels qui sont produits par Dieu, pour éclairer les simples et les sauver, comme le fait de Lourdes, sont assez faciles à saisir pour ceux qui ont le cœur pur. Ils en voient vite l'origine surnaturelle, le sens et la portée. Si l'on oublie ce point de vue à la fois simple et supérieur pour s'absorber dans l'étude des détails considérés du point de vue matériel, il se peut qu'on n'y trouve plus qu'une énigme indéchiffrable, et parfois la bouteille à l'encre. Alors, pendant que les savants disser­tent à perte de vue sans pouvoir conclure, Dieu fait son œuvre auprès de ceux qui ont le cœur pur. Finalement une science plus profonde, accompagnée d'humilité, ramène à la vue d'ensemble primitive pour la confirmer, pour reconnaître l'action de Dieu et le bien profond fait aux âmes. Ainsi, après une vie consacrée à l'étude de la philosophie et de la théologie, on aime à revenir à la sim­plicité de la foi des patriarches, Abraham, Isaac, Jacob, aux paroles des psaumes, aux paraboles de l'Évangile. C'est la purification de l'intelligence qui dispose à la con­templation.




CHAPITRE X - La purification active de la volonté

Tu es Deus, fortitudo mea. (PS. XLII, 2.)
La force de notre volonté vient de sa
docilité à l'égard de Dieu.



Nous avons vu que l'intelligence doit être purifiée, non seulement de l'erreur, de l'ignorance, de l'entêtement, de l'aveuglement spirituel, mais aussi de la curiosité, qui donne trop d'importance au secondaire et pas assez au principal, alors qu'il faudrait ordonner le travail intellec­tuel à Dieu, fin dernière, et au bien des âmes. Il faut parler maintenant de la purification et de l'éducation de la volonté.
La volonté ou appétit rationnel, très supérieur à l'ap­pétit sensitif, est une faculté qui se porte sur le bien connu par l'intelligence; elle a pour objet le bien dans toute son universalité, ce qui lui permet de s'élever à l'amour de Dieu, souverain Bien[67]. Tandis que chacune des autres facultés se porte vers son bien à elle, la vue vers ce qui est visible, l'intelligence vers le vrai intelli­gible, la volonté se porte vers le bien de l'homme tout entier. C'est pourquoi elle applique les autres facultés à l'exercice de leurs actes, par exemple l'intelligence à la recherche du vrai. C'est pourquoi aussi, si la volonté est foncièrement droite, l'homme est bon; il n'est pas seulement un bon mathématicien, ou un bon physicien, il est un homme de bien, ou, comme il est dit dans l'Évangile, un « homme de bonne volonté »; si, au con­traire, la volonté n'a pas la rectitude qu'il faudrait, si elle ne se porte pas vers le vrai bien de l'homme tout entier, celui-ci peut être un bon logicien, un bon peintre, un bon musicien, mais il n'est pas un homme de bien; c'est un égoïste, dont les vertus, plus apparentes que réelles, sont inspirées par l'orgueil, l'ambition ou la crainte des difficultés et des ennuis.
Ainsi la volonté libre donne non seulement à ses actes propres (ou élicites), mais encore aux actes des autres facultés qu'elle commande (actes impérés), leur liberté et leur mérite ou démérite. Et donc régler la volonté, c'est régler l'homme tout entier. Mais il y a en elle des défauts, des déviations, qui sont la suite et du péché originel et de nos péchés personnels.


Du principal défaut de la volonté : l'égoïsme

La force de la volonté pour se mouvoir et porter à l'acte les autres facultés vient de sa docilité à l'égard de Dieu, de sa conformité à la volonté divine, parce que alors, par la grâce, la force divine passe en elle. C'est le grand principe qui domine toute cette question.
On voit tout le sens et la portée de ce principe en se rappelant que, dans l'état de justice originelle, tant que la volonté fut soumise à Dieu par l'amour et l'obéissance, elle eut la force de commander complètement aux passions et d'écarter tout désordre de la sensibilité; les pas­sions étaient alors totalement soumises à la volonté vivi­fiée par la charité[68].
Depuis le péché originel, nous naissons sans la grâce sanctifiante et la charité, avec une volonté détournée de Dieu, fin dernière surnaturelle, et faible pour l'accomplis­sement de nos devoirs même d'ordre naturel[69].
Sans tomber dans l'exagération des premiers protes­tants et des jansénistes, il faut dire que nous naissons avec une volonté portée à l'égoïsme, à l'amour désordonné de soi-même. C'est la blessure dite de malice[70] qui se manifeste souvent par un gros égoïsme, auquel on devrait prendre garde, et qui se mêle à tous nos actes. Il s'ensuit que la volonté, devenue faible par son manque de doci­lité à Dieu, n'a plus un pouvoir absolu sur les facultés sensibles, mais seulement une sorte de pouvoir moral ou de persuasion pour les amener à se soumettre.
Sans doute, depuis le baptême, qui nous a régénérés en nous donnant la grâce sanctifiante et la charité, cette blessure comme les autres est en voie de cicatrisation. Mais elle se rouvre aussi par suite de nos péchés person­nels.
Le défaut principal de la volonté est ce manque de rectitude appelé l'amour-propre, ou amour déréglé de soi-même, qui oublie l'amour dû à Dieu et celui que nous devons avoir pour le prochain. L'amour-propre ou égoïsme est manifestement la source de tous les péchés[71]. De là naissent « la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l'orgueil de la vie »[72]. La sensibilité qui n'est plus fermement conduite porte à l'irréflexion, à l'empressement fiévreux, à l'agitation stérile, à la recherche égoïste de tout ce qui plaît, à la fuite de tout ce qui coûte, à la nonchalance, au découragement, où l'on voit que la volonté a perdu sa force, et à toutes sortes de mauvais exemples[73].
Il est clair que la volonté propre, qui se définit: celle qui n'est pas conforme à la volonté de Dieu, est la source de tout péché; et elle est fort dangereuse parce qu'elle peut tout corrompre; même ce qu'il y a de meilleur en soi devient mauvais quand elle s'y mêle, car elle se prend pour fin, au lieu de se subordonner à Dieu. Si le Sei­gneur l'aperçoit dans un jeûne, un sacrifice, il les rejette, parce qu'il y voit une œuvre divine accomplie par orgueil, pour se faire valoir. Or, la volonté propre naît de l'amour-propre ou égoïsme, c'est un amour-propre renforcé devenu impérieux.


Au sujet de l'amour-propre ou égoïsme, on peut tom­ber dans deux erreurs contraires: l'utilitarisme et le quiétisme. L'utilitarisme théorique ou pratique ne voit pas dans l'égoïsme un mal, mais une force qu'on doit modérer. Cette doctrine, qui ramène la vertu à une affaire, est la suppression de toute morale; elle réduit à l'utile et au délectable le bien honnête, objet de la vertu et du devoir, qui mérite d'être aimé pour lui-même et plus que nous, indépendamment des avantages ou du plaisir qui en résultent: « Fais ce que dois, advienne que pourra. » L'utilitarisme pratique conduit à l'orgueil, qui porte à se faire centre de tous ceux qui vivent autour de nous; c'est l'orgueil de domination, manifeste ou caché.
D'autre part, le quiétisme[74] a voulu réprouver tout amour intéressé, même celui de la récompense éternelle comme s'il y avait un désordre dans l'espérance chré­tienne, du fait qu'elle est moins parfaite que la charité[75].
Sous ce prétexte de désintéressement absolu, bien des quiétistes tombèrent dans la paresse spirituelle, qui se désintéresse de la sanctification et du salut.[76]
Il est clair qu'il est fort utile de penser au salut et à la béatitude éternelle pour travailler à faire mourir en nous ce principal défaut de notre volonté qui est l'amour déré­glé de nous-mêmes. C'est de lui que saint Augustin a dit[77]: « Deux amours ont fait deux cités: l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu, témoin de sa conscience. L'une, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute; l'autre dit à son Dieu: « Gloria mea, exaltans caput meum : Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui élevez ma tête. Celle-là dans ses victoires se laisse vaincre par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouver­nants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là dans ses prin­ces aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu: « Sei­gneur, mon unique force, je vous aimerai. » On ne se lasserait pas de citer ici saint Augustin[78].
Il faut une grande purification et éducation chrétienne de la volonté pour faire disparaître tout amour desor­donné de soi-même; c'est là le résultat en nous du pro­grés de la charité, « qui unit l'homme à Dieu, pour que l'homme vive non pas pour soi, mais pour Dieu; ut homo non sibi vivat, sed Deo »[79].
L'égoïsme est comme le cancer de la volonté qui la ravage de plus en plus, tandis que la grâce sanctifiante devrait être en elle comme une forte racine qui s'enfonce toujours plus dans le sol pour y puiser les sucs nourri­ciers et les tranformer en sève fécondante; pensons à la valeur de cette grâce habituelle, appelée « grâce des ver­tus et des dons » à cause de divers principes prochains d'actes méritoires qui dérivent d'elle. Pensons que dans notre volonté pour en décupler et centupler les forces, il faudrait qu'il y etût, et à un haut degré, les vertus de jus­tice, de pénitence, de religion, d'espérance et de charité.
L'auteur de l'Imitation, l. III, c. XXVII, décrit ainsi l'amour désordonné de soi-même: « Jésus-Christ : Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour possé­der tout, et que rien en vous ne soit à vous-même. Sachez que l'amour de vous-même vous nuit plus qu'aucune chose du monde... Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d'aucune chose.
« Ne désirez point ce qu'il ne vous est pas permis d'avoir; renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté intérieure. Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du cœur, avec tout ce que vous pouvez désirer et posséder... Pourquoi vous fatiguer de soins superflus ? Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire. Si vous voulez ceci ou cela, être ici ou là, sans autre objet que de vous satis­faire, vous n'aurez jamais de repos, parce que partout vous trouverez quelque chose qui vous blesse et quel­qu'un qui vous contrarie. »
Le même livre de l'Imitation, l. III, c. LIV, dit fort bien aussi, au sujet des divers mouvements de la nature bles­sée, et qui reste blessée même après le baptême: « La nature est pleine d'artifice, elle attire, elle surprend, elle séduit, elle se recherche elle-même[80]... Elle ne veut point être assujettie, ni se soumettre volontairement... Elle travaille pour son intérêt propre et calcule le bien qu'elle peut retirer des autres... Elle aime recevoir les respects, les honneurs... elle craint la confusion et le mépris; elle recherche les choses curieuses et belles, elle convoite les biens du temps, s'afflige d'une légère injure. La nature est avide et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne, elle aime ce qui lui est propre et particulier; elle se glorifie d'un rang élevé, d'une naissance illustre, elle sourit aux puissants, flatte les riches; elle est prompte à se plaindre de ce qui lui manque et de ce qui la blesse; elle est curieuse de nouvelles, elle veut se montrer et voir, s'attirer la louange et l'admiration...
« La grâce agit tout autrement, elle enseigne à répri­mer les sens, à fuir la vaine complaisance de l'ostentation, à cacher humblement ce qui mérite l'éloge et l'estime, à ne rechercher en tout que l'honneur et la gloire de Dieu. Cette grâce est une lumière surnaturelle, un don spécial de Dieu, c'est proprement le sceau des élus, c'est le gage du salut éternel. Elle élève l'homme jusqu'à l'amour des biens célestes et le spiritualise. Et donc, plus ce qu'il y a de déréglé dans la nature est affaibli et vaincu, plus la grâce se répand avec abondance, et chaque jour, par de nouvelles effusions, elle rétablit au-dedans de l'homme l'image de Dieu. »


Sainte Catherine de Sienne, dans son Dialogue, ch. LI, montre vivement quels sont les effets de l'amour-propre: « L'âme, y est-il dit, ne peut vivre sans amour, il lui faut toujours quelque chose à aimer... Mais l'amour désordonné de soi-même conduit au mépris de la vertu... Cet amour obscurcit et rétrécit le regard de l'intelli­gence, qui ne discerne plus et ne voit plus, sinon dans ce faux jour. La lumière dans laquelle l'intelligence perçoit désormais toutes choses, c'est ce faux éclat de bien, ce clinquant de plaisir, auquel s'attache maintenant l'amour... L'âme n'en retire qu'orgueil et impatience.[81] »
On lit dans le même Dialogue, ch. CXXII: « L'amour-propre a empoisonné le monde et le corps mystique de la sainte Église; il a couvert de plantes sauvages et fétides le jardin de l'Épouse... » C'est l'amour-propre qui rend injuste envers Dieu, à qui on ne rend plus la gloire qui lui est due, et envers les âmes, auxquelles on ne donne plus les vrais biens sans lesquels elles ne peuvent vivre. Finalement l'amour-propre, qui renverse en notre volonté l'ordre voulu par Dieu, conduit au trouble, au découragement, à la discorde, à toutes les divisions, il fait perdre totalement la paix. Celle-ci, qui est la tranquillité de l'ordre, ne se trouve vraiment qu'en ceux qui aiment Dieu plus qu'eux-mêmes et par-dessus tout.
Voir aussi Tauler partout où il parle de la nécessité de purifier notre vouloir foncier[82].



La purification de la volonté par le progrès de l'amour de Dieu

Comment rendre à la volonté plus ou moins affaiblie et viciée sa force pour le bien, la vraie force qui lui fasse vaincre la paresse spirituelle, et cette autre faiblesse cachée sous un masque d'énergie, qu'est l'orgueil ? Pour cela il faut se rappeler l'harmonie qui existait dans l'état de justice originelle où, tant que la volonté de l'homme était docile, conforme à celle de Dieu, elle avait la grâce et la force de dominer les passions, de prévenir tout écart, d'où dérivent le désordre et le découragement.
Il faut donc, pour renouveler nos énergies spirituelles, rendre notre volonté de plus en plus docile à la volonté de Dieu, qui nous donnera alors des grâces toujours nou­velles pour avancer sur la voie de la perfection.
L'éducation de la volonté doit se faire par le progrès des vertus qui doivent se trouver en elle: vertu de justice qui rend à chacun ce qui lui est dû, de religion, qui rend à Dieu le culte que nous lui devons, de pénitence, qui répare l'injure du péché, d'obéissance aux supérieurs, de véracité ou de loyauté, surtout de charité, d'amour de Dieu et du prochain[83].
De ce point de vue supérieur, la force de volonté d'un Napoléon paraît peu de chose à côté de celle de ce men­diant sublime que fut saint Benoît-Joseph Labre, ou à côté de celle de l'humble Curé d'Ars. Aux premiers siècles, la force de volonté des vierges chrétiennes, comme Agnès et Cécile, était incomparablement supérieure à celle de leurs bourreaux.
En la pratique de toutes les vertus, la docilité à la volonté divine suppose l'abnégation de la volonté propre, c'est-à-dire de la volonté non conforme à celle de Dieu. Seul l'esprit de sacrifice, en faisant mourir en nous l'amour déréglé de nous-même, peut assurer la première place à l'amour de Dieu et nous donner la paix. Il est impossible d'avoir la paix profonde de l'âme sans esprit de sacrifice. C'est ce qui faisait dire à Notre-Seigneur : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce[84] »; « Si le grain de blé tombe en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit... Celui qui aime sa vie (de façon égoïste) la per­dra; celui qui hait sa vie en ce monde (qui a une vie sacrifiée) la conservera pour la vie éternelle.[85] » - En esprit d'abnégation, nous devons être prêts à tout aban­donner pour faire la volonté de Dieu telle qu'elle nous sera manifestée. Nous devons dire avec le psalmiste: « Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum: Seigneur, mon cœur est prêt. » (Ps. CVII, 2.) Comme saint Paul à l'instant de sa conversion, nous devons prier ainsi chaque jour: « Domine, quid me vis facere ? Seigneur que voulez-vous que je fasse ? » (Act., XI, 6.)


Cette purification de la volonté, pour en écarter l'égoïsme et la volonté propre, est-elle difficile ? -En certaines personnes, par, suite de fautes réitérées, elle est très difficile, et en tous elle est même impossible sans la grâce divine. Seul, en effet, l'amour de Dieu, qui est le fruit de la grâce, peut triompher de l'amour-propre et le faire mourir. Mais si cet amour de Dieu grandit en nous, ce qui était d'abord difficile devient facile. En ce sens Notre-Seigneur a dit: « Mon joug est doux et mon far­deau est léger » (Matth, XI, 30).
Cette mortification de la volonté propre est facilitée dans la vie religieuse par la pratique de l'obéissance, qui rectifie et fortifie considérablement la volonté en la ren­dant quotidiennement et de plus en plus conforme à la volonté divine manifestée par la règle et les ordres des supérieurs.
Pour arriver à purifier et fortifier la volonté, il faut agir selon les convictions profondes de la foi chrétienne, et non pas selon l'esprit propre, plus ou moins ver­satile selon les circonstances et les mouvements de l'opi­nion. Après avoir réfléchi devant Dieu et prié pour obte­nir sa grâce, il faut agir avec décision dans le sens du devoir ou de ce qui semble le plus conforme à la volonté divine. La vie est courte et nous n'en avons qu'une, il ne faut pas la perdre à des riens. De plus, il faut, avec esprit de suite, vouloir fermement et constammentt ce qui nous parait être le devoir. On évite ainsi et les fluctuations de velléités successives, contraires les unes aux autres, et la violence déraisonnable. La vraie force de la volonté est calme, et c'est ainsi qu'elle est persévérante, qu'elle ne se décourage pas par l'insuccès momentané ni par quel­ques blessures reçues. On n'est vaincu que lorsqu'on a abandonné la lutte. Et celui qui travaille pour le Sei­gneur met sa confiance, non pas en soi, mais en Lui.
En fin de compte, la volonté forte est celle qui s'appuie, non pas sur le cran d'orgueil obstiné, mais sur Dieu, sur sa grâce, que nous devons demander humblement et avec confiance tous les jours. Si nous demandons pour nous avec humilité, confiance et persévérance les grâces néces­saires à la sanctification et au salut, elle nous seront infailliblement accordées en vertu, de la promesse « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira » (Matth., VII, 7). La vraie force de la volonté, effet de la grâce divine, se puise dans la vraie prière, humble, confiante et persévérante[86].
C'est là la véritable éducation surnaturelle de la volonté. La prière est notre force en notre faiblesse. C'est ce qui faisait dire à saint Paul: « Je puis tout en celui qui me fortifie » ( Phil., IV, 13). C'est ce que doit se dire celui qui se voit obligé de subir le martyre plutôt que de renier la foi chrétienne. Dieu ne commande jamais l'impossible et donne à ceux qui la demandent bien la grâce pour être fidèle au milieu des plus grandes épreuves. Alors la volonté devient forte, de cette force divine dont parle le Psalmiste en disant: Dominus fortitudo mea. Alors par la grâce divine la volonté humaine participe à la puis­sance de Dieu et se libère de l'amour-propre, de l'attrait de tout ce qui nous détourne de Dieu et nous empêche d'être pleinement à Lui. Ainsi l'abnégation et l'esprit de sacrifice sont la voie inévitable de l'union divine, où l'amour de Dieu est finalement victorieux de l'amour-propre ou de l'égoïsme. Celui qui a cette sainte haine du moi fait d'amour-propre et d'orgueil, sauve son âme pour l'éternité et obtient dès ici-bas une paix et une union à Dieu qui est un avant-goût de l'éternelle vie,



L'esprit de détachement

Sur la parfaite abnégation de la volonté propre, saint Jean de la Croix donne une doctrine profonde dans la Montée du Carmel, l. III, ch. XV et suivants. Il indique le chemin le plus direct pour arriver à une haute perfec­tion, et comment l'austérité de la voie étroite conduit à la suavité de l'union divine. Si l'on se rappelle l'élévation du but qu'il poursuit, on ne trouvera pas exagérée l'abné­gation qu'il demande. Celui qui veut faire l'ascension d'une montagne ne s'arrête pas aux premières difficultés, il sait qu'il faut de l'énergie, et il s'entraîne à l'avance. De même celui qui veut vraiment marcher vers le som­met de la perfection.
Résumons cet enseignement de saint Jean de la Croix sur le détachement à l'égard des biens extérieurs, et à l'égard des biens de l'esprit et du cœur, en un mot de tout ce qui n'est pas Dieu et sa volonté.
Nous devons nous détacher des biens extérieurs, riches­ses et honneurs. « Divitiae, si affluant, nolite cor appo­nere. Si vos richesses s'accroissent, n'y attachez pas votre cœur » (Ps. LXI, 11).
C'est ce que dit saint Paul (I Cor., VII, 31): « Le temps est court,... il faut que ceux qui se réjouissent soient comme ne se réjouissant pas, et ceux qui usent du monde, comme n'en usant pas, car elle passe, la figure de ce monde. » Même ceux qui ne pratiquent pas effective­ment le conseil de pauvreté évangélique doivent en avoir l'esprit s'ils veulent tendre à la perfection.
Nous devons nous détacher des biens du corps, de la beauté, de la santé elle-même; ce serait une aberration d'y tenir plus qu'à l'union à Dieu. Et nous tenons à la santé beaucoup plus que nous ne le pensons; si elle nous était irrémédiablement enlevée, ce serait pour nous un vrai sacrifice, qui peut nous être demandé. Tout cela pas­sera comme une fleur qui se fane.
Il faut éviter toute complaisance dans les vertus que nous pouvons avoir; ce serait vanité et peut-être mépris du prochain; le chrétien doit estimer les vertus, non pas en tant qu'elles sont en lui comme un bien propre, mais en tant qu'elles conduisent à Dieu.
Lorsque nous recevons des consolations dans la prière, il ne faut pas s'y arrêter avec satisfaction; ce serait faire de ce moyen d'aller à Dieu un obstacle qui nous empêche­rait de parvenir jusqu'à lui; ce serait s'arrêter de façon égoïste à quelque chose de créé et faire du moyen une fin. On s'engagerait ainsi sur la voie de l'orgueil spiri­tuel et de l'illusion[87]. Tout ce qui brille n'est pas or; et il faut être attentif à ne pas confondre le simili-dia­mant avec le vrai. Rappelons-nous la parole du Sei­gneur: « Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et tout le reste (tout ce qui est utile à votre âme et même à votre corps) vous sera donné par surcroît. »
Ceci fait comprendre que l'adversité nous est bonne pour nous délivrer de l'illusion et nous faire retrouver le vrai chemin.
Enfin si quelqu'un recevait des grâces extraordinaires, comme le don de prophétie, il faudrait éviter toute atta­che à cette faveur divine et vivre à son égard dans un saint détachement, en se rappelant les paroles de saint Paul (I Cor., XIII, 1): « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne et une cymbale qui retentit. »
Notre-Seigneur dit aussi à ses apôtres (Luc, X, 19) : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis (de ce que vous chassez les démons); mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux.[88] »
Saint Jean de la Croix[89] dit au sujet de l'éloquence : « Je reconnais qu'un style relevé de beaux gestes, une haute doctrine et un noble langage peuvent produire un grand effet, mais c'est quand la piété y met la vie, car sans cet esprit que reste-t-il ? Les sens ont été charmés comme l'intelligence, mais ni chaleur ni sève n'ont péné­tré la volonté. Au lieu d'être prête à tout, elle se retrouve, comme auparavant, lâche et détendue, malgré les choses merveilleuses qui ont été dites avec un art parfait... Tou­tes les choses admirables qu'on vient d'entendre se dis­sipent dans l'oubli, puisque rien n'a enflammé la volonté. De soi, une telle éloquence reste stérile, parce que la sen­sibilité seule s'éprend de la doctrine et empêche celle-ci de pénétrer dans l'esprit. » D'où la nécessité chez le pré­dicateur de purifier grandement soit intention pour que sa parole porte vraiment des fruits de vie qui durent pour l'éternité. Pour cela il faut que son âme vive de l'esprit d'immolalion ou de sacrifice, qui assure la première place en elle à l'amour de Dieu et des âmes en Dieu.
Le fruit de la purification de la volonté dont nous venons de parler est la paix, la tranquillité de l'ordre où l'âme est établie à l'égard de Dieu et du prochain. Cette paix n'est pas toujours la joie, mais elle tend à devenir de plus en plus profonde et plus haute et à rayonner même sur les âmes les plus troublées, en leur donnant la lumière de vie. C'est ce que dit Notre-Seigneur: « Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu. » Ils le feront connaître et le feront aimer.



Pour conclure pratiquement, chacun doit, en s'exami­nant, se demander: l'esprit d'abnégation augmente-t-il ou diminue-t-il en moi ? S'il n'y avait même plus le minimum de mortification extérieure, c'est un signe que la mortifi­cation intérieure aurait disparu, qu'il n'y aurait plus en nous de tendance vers la perfection, et nous serions comme le sel qui s'est affadi.
Il faut ici se rappeler que « dans la voie de Dieu, ne pas avancer c'est reculer ». Et que serait une vie religieuse et une vie sacerdotale où pourrait se constater un pro­grès de plus en plus lent, comme le mouvement de la pierre lancée en l'air et qui bientôt va retomber ? Un pro­grès uniformément retardé est suivi de recul. Il faudrait, au contraire, surtout dans la vie religieuse et sacerdotale, que ce progrès soit pour ainsi dire uniformément accéléré, semblable au mouvement de la pierre qui tend vers le centre de la terre qui l'attire. Les âmes doivent, en effet, marcher d'autant plus vite vers Dieu, qu'elles se rappro­chent de Lui et qu'elles sont plus attirées par Lui[90].
Disons au Seigneur: « Mon Dieu, faites-moi connaître les obstacles que je mets d'une façon plus ou moins cons­ciente au travail de la grâce en moi; montrez-les-moi ces obstacles, au moment où je vais les mettre. Donnez-moi la force de les écarter, et si j'étais négligent à le faire, dai­gnez les écarter vous-même, dussé-je en souffrir beaucoup. Je ne veux que Vous, Seigneur, l'unique nécessaire, et faites que ma vie, dès ici-bas, soit comme la vie éternelle commencée. »
Celui qui ferait souvent ce que dit cette prière avance­rait beaucoup, ses progrès resteraient écrits au livre de vie; il recevrait, certes, beaucoup de croix, mais il serait porté par elles plus qu'il ne les porterait, comme l'oiseau est porté par ses ailes plus qu'il ne les porte. C'est ce que dit l'Imitation, l. II, c. XII, 5: « Si vous portez de bon cœur votre croix, elle-même vous portera et vous con­duira au terme désiré, où vous cesserez de souffrir, mais ce ne sera pas en ce monde. » C'est là le vrai chemin pour entrer dans le royaume de Dieu et dans l'intimité du royaume.



CHAPITRE XI - De la guérison de l'orgueil

Pour compléter ce que nous avons dit sur la purifica­tion active de l'intelligence et de la volonté, il faut parler spécialement de la guérison de deux maladies spirituelles qui conduiraient à la mort: l'orgueil et la paresse spiri­tuelle.
Nous verrons d'abord ce qu'est l'orgueil en général par opposition aux vertus d'humilité et de magnanimité, puis quelles sont les diverses formes de l'orgueil et com­ment en guérir.



La vraie nature de l'orgueil

Pour connaître la vraie nature de l'orgueil, il importe d'abord de noter que c'est un péché de l'esprit, en soi moins honteux, moins avilissant, mais plus grave, dit saint Thomas[91], que les péchés de la chair, parce qu'il nous détourne davantage de Dieu. Les péchés de la chair ne sauraient être dans le démon, qui s'est irrémé­diablement perdu par son orgueil. L'Écriture dit à plu­sieurs reprises que « l'orgueil est le commencement de tout péché[92] », parce qu'il écarte l'humble soumission et l'obéissance de la créature à Dieu. Le premier péché du premier homme fut un péché d'orgueil[93] : le désir de la science du bien et du mal[94], pour pouvoir se con­duire seul, sans avoir à obéir. Pour saint Thomas[95], l'orgueil est plus qu'un péché capital, c'est la source des péchés capitaux, et particulièrement de la vaine gloire, qui est un de ses premiers effets.
Plusieurs se trompent, du moins pratiquement, sur la vraie nature de l'orgueil, et peuvent par suite approuver, sans le vouloir, la fausse humilité, qui est une forme de l'orgueil caché, plus dangereux que celui qui s'étale et devient ridicule.
La difficulté qu'on trouve à déterminer exactement la vraie nature de l'orgueil provient de ce qu'il s'oppose non pas seulement à l'humilité, mais aussi à la magnanimité, qui est parfois confondue avec lui[96]. Nous devons être attentifs à ne pas confondre pratiquement la magna­nimité des autres avec la superbe, ni notre pusillanimité ou timidité, avec l'humilité véritable. Et quelquefois il faut l'inspiration du don de conseil pour bien discerner pratiquement ces choses, pour voir comment l'âme vraiment humble doit être magnanime, et en quoi la fausse humilité se distingue de la vraie. Les jansénistes virent un manque d'humilité dans le désir de la commu­nion fréquente.
Saint Thomas, qui fut très humble et magnanime, détermina fort bien la définition exacte de ces deux ver­tus qui doivent s'unir, et celle des défauts qui leur sont contraires. Il définit l'orgueil: l'amour désordonné de notre propre excellence. Le superbe veut, en effet, paraî­tre supérieur à ce qu'il est réellement. Il y a de la faus­seté dans sa vie. Cet amour désordonné de notre propre excellence est dans cette partie de la sensibilité qui s'ap­pelle l'irascible, lorsqu'il porte sur les biens sensibles, par exemple chez celui qui s'enorgueillit de sa force phy­sique. Il est dans la volonté, lorsqu'il se porte sur des biens d'ordre supra-sensible, tel l'orgueil intellectuel et l'orgueil spirituel. Ce défaut de la volonté suppose que notre intelligence considère plus qu'il ne faut nos propres mérites et les insuffisances d'autrui, qu'elle exagère pour nous élever au-dessus d'eux.
Cet amour de notre propre excellence est dit désor­donné en ce sens qu'il est contraire à la droite raison et à la loi divine. Il s'oppose directement à l'humble soumis­sion de la créature défectible et déficiente devant la grandeur de Dieu. Il est fort différent du légitime désir des grandes choses conformes à notre vocation. Un soldat magnanime peut et doit désirer la victoire pour son pays sans qu'il y ait d'orgueil en cela. Tandis que l'orgueilleux désire immodérément sa propre excellence, le magna­nime se dévoue à une grande cause, supérieure à lui, et il accepte d'avance toutes les humiliations pour arriver à ce qui est pour lui l'accomplissement d'un grand devoir.
L'orgueil est donc, comme le dit saint Augustin[97], un amour pervers de la grandeur; il nous porte à imiter Dieu à contresens; en ne supportant pas l'égalité de nos semblables et en voulant leur imposer notre domination, au lieu de vivre avec eux dans une humble soumission à la loi divine[98].
La superbe s'oppose ainsi plus directement à l'humilité qu'à la magnanimité; pour la pusillanimité, c'est l'in­verse : c'est à la grandeur d'âme qu'elle s'oppose plus directement.
De plus, tandis que l'humilité et la magnanimité sont des vertus connexes qui se complètent et s'équilibrent comme les deux arcs d'une ogive; l'orgueil et la pusilla­nimité sont des vices contraires, comme la témérité et la lâcheté.
D'après ce que nous venons de dire, on comprend que l'orgueil est un voile, un bandeau sur les yeux de l'es­prit. Il nous empêche de voir la vérité, surtout celle relative à la grandeur de Dieu et à l'excellence de ceux qui nous dépassent. Il nous interdit de vouloir être ins­truit par eux ou il nous porte à n'accepter une direction qu'en discutant. L'orgueil fausse ainsi notre vie comme on fausserait un ressort. Il nous empêche de demander la lumière à Dieu qui, dès lors, cache sa vérité aux superbes. L'orgueil nous détourne par suite de la con­naissance affective de la vérité divine, de la contempla­tion, à laquelle dispose au contraire l'humilité. D'où la parole du Sauveur: « Je te rends grâces, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que tu les as révélées aux petits. » Ce qui détourne le plus de la contemplation des choses divines, c'est l'or­gueil de l'esprit. En ce sens, saint Paul a dit: « Scientia inftat, caritas autem aedificat. »



Les différentes formes de l'orgueil

Saint Grégoire[99] énumère plusieurs degrés de l'or­gueil: croire que l'on a par soi-même ce qu'on a reçu de Dieu; - croire qu'on a mérité ce qu'on a gratuitement reçu; - s'attribuer un bien qu'on n'a pas, par exemple une grande science, alors qu'on ne la possède point; - vouloir être préféré aux autres et les déprécier.
Il est rare, sans doute, que l'homme se laisse égarer par l'orgueil jusqu'à rejeter l'existence de Dieu et à dire: « Ni Dieu, ni maître », jusqu'à refuser explicitement de se soumettre à Dieu, comme Lucifer, ou jusqu'à rejeter l'autorité de l'Église, comme les hérétiques formels. Nous reconnaissons bien en théorie que Dieu est notre premier principe, que lui seul est grand et que l'obéissance lui est due. Mais, en pratique, il nous arrive de nous estimer démesurément, comme si nous étions l'auteur des quali­tés qui sont en nous; il nous arrive de nous y complaire en oubliant notre dépendance à l'égard de Celui qui est l'auteur de tout bien, naturel ou surnaturel. Il n'est pas rare de trouver une sorte de pélagianisme pratique chez des hommes qui ne sont nullement pélagiens en théorie.
On exagère ses qualités personnelles en fermant les yeux sur ses défauts; et l'on finit même par se prévaloir comme d'une qualité de ce qui est une déviation de l'es­prit : on croit, par exemple, avoir l'esprit large parce qu'on fait peu de cas des petits devoirs quotidiens; on oublie que pour être fidèle dans les grandes choses, il faut commencer par l'être dans les petites, car la journée se compose d'heures, l'heure de minutes, et la minute de secondes.
On est conduit ainsi à se préférer injustement aux autres, à les rabaisser, à se croire meilleur que certains, qui nous sont pourtant réellement supérieurs.
Ces fautes d'orgueil, souvent vénielles, peuvent deve­nir mortelles si elles nous poussent à des actes grave­ment répréhensibles.
Saint Bernard[100] énumère aussi plusieurs manifesta­tions progressives de l'orgueil : la curiosité, la légèreté d'esprit, la joie sotte et déplacée, la jactance, la singula­rité, l'arrogance, la présomption, le refus de reconnaître ses torts, la dissimulation de ses fautes en confession, la rébellion, la liberté effrénée, l'habitude du péché jusqu'au mépris de Dieu.


On peut considérer aussi les différentes formes de l'orgueil, par rapport aux différents biens, suivant qu'on s'enorgueillit de sa naissance, de sa richesse, de ses qua­lités physiques, de sa science, de sa piété ou de sa préten­due piété.
L'orgueil intellectuel porte certains hommes d'étude à ne pas accepter l'interprétation traditionnelle des dogmes, à les atténuer ou à les déformer pour les harmoniser avec ce qu'ils appellent les exigences de l'esprit. Chez d'autres, cet orgueil se manifeste par une attache singu­lière à leur jugement, au point qu'ils ne veulent même pas écouter les raisons parfois plus fortes de l'opinion adverse. Quelques-uns enfin, qui sont théoriquement dans la vérité, sont si satisfaits d'avoir raison, si remplis de leur science qui leur a tant coûté, que leur âme en est en quelque sorte saturée et qu'elle n'est plus humblement ouverte pour recevoir la lumière supérieure qui vien­drait de Dieu dans l'oraison.
Saint Paul écrivait aux Corinthiens: « Jam saturati estis. Déjà vous êtes rassasiés ![101] » A voir leur suffi­sance, on aurait dit qu'ils étaient arrivés à la pleine royauté messianique, à laquelle les fidèles seront associés dans l'éternelle béatitude.
Si quelqu'un est plein de lui-même, comment recevra­-t-il les dons supérieurs que le Seigneur pourrait et vou­drait lui accorder, pour faire aux âmes un bien profond et les sauver ? On comprend dès lors que l'orgueil intel­lectuel, même chez ceux qui ont théoriquement raison, est un obstacle formidable à la grâce de contemplation et à l'union à Dieu. C'est vraiment un bandeau sur les yeux de l'esprit[102].


L'orgueil spirituel n'est pas un moindre obstacle. Saint Jean de la Croix l'a noté dans La Nuit obscure, l. I, ch. II, à propos des commençants: « A raison, dit-il, de leur état d'imperfection, ils trouvent dans leur ferveur même une source secrète d'orgueil, car ils finissent par se complaire dans leurs œuvres et s'estimer eux-mêmes. C'est pourquoi on les entend parfois en conversation montrer une vanité choquante en agitant des questions de spiri­tualité... Ils se mêlent de donner des leçons plutôt que d'apprendre; ils condamnent dans leur cœur ceux qui ne comprennent pas la dévotion à leur manière... et l'on croirait entendre le pharisien, qui pensait louer Dieu en se vantant de ses œuvres et en méprisant le publicain (Luc, XVIII, 11) ... Ils voient le fétu dans l'œil de leur frère et non pas la poutre dans le leur.
« Lorsqu'il arrive que leurs maîtres spirituels n'ap­prouvent ni leur esprit, ni leurs agissements..., ils déci­dent que ces maîtres ne comprennent par leur esprit et ne sont pas spirituels. Ils se singularisent par des démons­trations extérieures, mouvements, soupirs, attitudes étranges. Le grand nombre recherche les bonnes grâces et l'intimité du confesseur, ce qui est une source de jalou­sies et d'inquiétudes. On arrive à ne plus oser déclarer simplement ses péchés, de peur de se rabaisser, et on finit par s'excuser au lieu de s'accuser. Il y a aussi un confes­seur spécial pour les mauvais cas, l'autre restant réservé à la confidence exclusive du bien. D'autres commençants, par dépit, suite de l'orgueil spirituel, s'attristent outre mesure dès qu'ils ont failli, d'après cette idée qu'ils devraient être déjà saints et ils s'emportent démesurément contre eux-mêmes. »



Les défauts qui naissent de l'orgueil

Les principaux défauts qui proviennent de la superbe sont la présomption, l'ambition, la vaine gloire.
La présomption est le désir et l'espoir désordonné de faire des choses au-delà de ses forces[103]. On se croit capa­ble d'étudier et de résoudre les plus difficiles questions; on tranche avec précipitation les problèmes les plus ardus. On s'imagine qu'on a assez de lumière pour se con­duire sans consulter un directeur. Au lieu de bâtir sa vie intérieure sur l'humilité, le renoncement, la fidélité au devoir de la minute présente jusque dans les petites cho­ses, on parle surtout de magnanimité, de zèle apostolique, ou bien on aspire très vite aux degrés élevés de l'oraison, en brûlant les étapes, et en oubliant qu'on n'en est encore qu'au début, avec une volonté encore faible et pleine d'égoïsme. On est encore plein de soi-même, et il faut qu'un grand vide se fasse pour que l'âme soit un jour pleine de Dieu et puisse le donner aux autres.
De là dérive l'ambition, sous telle ou telle forme: du fait qu'on présume trop de ses forces et qu'on se juge supérieur aux autres, on veut les dominer, leur imposer ses propres idées en matière de doctrine, ou les gouver­ner. Saint Thomas[104] dit que l'ambition se manifeste en ce qu'on recherche les fonctions d'éclat qu'on ne mérite pas, en ce qu'on les recherche pour soi-même et non pas pour la gloire de Dieu, ni pour le bien des autres. Que de brigues, de secrètes sollicitations, d'intrigues inspirées dans tous les milieux, par l'ambition ![105]
L'orgueil porte aussi à la vaine gloire, c'est-à-dire à vouloir être estimé pour soi-même, sans renvoyer cet hon­neur à Dieu, source de tout bien, et souvent à vouloir être estimé pour des choses vaines. C'est le cas du pédant, qui aime à faire étalage de science, en s'astreignant et en voulant astreindre les autres à des minuties[106].
Bien des défauts dérivent de la vanité[107]; la jactance ou vantardise, qui facilement rend ridicule; l'hypocrisie, qui sous les dehors de la vertu cache des vices; la perti­nacité, la contention ou l'âpreté à défendre son opinion, ce qui engendre la discorde, et aussi la désobéissance, les critiques acerbes contre les supérieurs.
On voit par là que l'orgueil qui n'est pas réprimé pro­duit parfois des effets désastreux. Que de discordes, de haines et de guerres nées de l'orgueil ! On a dit justement qu'il est le grand ennemi de la perfection, parce qu'il est la source de nombreuses fautes, et nous prive de beau­coup de grâces et de mérites. « Dieu, dit l'Écriture, qui donne sa grâce aux humbles, résiste aux superbes.[108] » Et Notre-Seigneur dit des pharisiens, qui prient et font l'aumône pour être vus des hommes: « Ils ont déjà reçu leur récompense[109] », ils ne peuvent attendre celle du Père céleste, puisqu'ils ont agi pour eux-mêmes et non pas pour Lui. Finalement, une vie dominée par l'orgueil est d'une affligeante stérilité, qui fait prévoir la perdition, si l'on n'y porte pas promptement remède.


Comment guérir de l'orgueil ?

Le grand remède de l'orgueil est de reconnaître prati­quement la grandeur de Dieu. Comme le dit l'archange saint Michel: Quis ut Deus ? Qui est comme Dieu ? Lui seul est grand; il est la source de tout bien naturel et sur­naturel. « Sans moi, dit Notre-Seigneur, vous ne pouvez rien faire » dans l'ordre du salut (Jean, IV, 5). Saint Paul ajoute: Qui est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Et si lu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu ? » (I Cor., IV, 7). « Nous ne sommes pas capables de tirer de nous-mêmes, comme venant de nous-mêmes, la moindre pensée profitable pour le salut » (II Cor., III, 5).
Saint Thomas dit aussi : « Comme l'amour de Dieu pour nous est cause de tout bien, nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé par Dieu.[110] » Et alors pourquoi nous glorifier du bien naturel ou surnaturel qui est en nous, comme si nous ne l'avions pas reçu, comme s'il nous appartenait en propre et n'était pas ordonné à glorifier Dieu, source de tout bien ? « C'est lui qui opère en nous le vouloir et le faire » (Phil., II, 13).
Le remède à l'orgueil est de nous dire que par nous-mêmes nous ne sommes pas, que nous avons été créés de rien par l'amour gratuit de Dieu, qui continue librement de nous conserver dans l'existence, sans quoi nous retour­nerions au néant. Et si la grâce est en nous, c'est parce que Jésus-Christ nous a rachetés par son sang.
Le remède à l'orgueil est aussi de nous dire qu'il y a en nous quelque chose d'inférieur au néant lui-même: le désordre du péché et ses suites. En qualité de pécheurs, nous méritons le mépris et toutes les humiliations; les saints ont pensé ainsi, et ils jugeaient certes mieux que nous.
Comment enfin nous glorifier de nos mérites, comme s'ils venaient uniquement de nous ? Sans la grâce habi­tuelle et la grâce actuelle, nous serions absolument inca­pables du moindre acte méritoire. Et, comme le dit saint Augustin, « Dieu couronne ses dons, quand il cou­ronne nos mérites ».


Seulement il importe que cette conviction ne reste pas théorique, il faut qu'elle soit pratique et inspire nos actes.
Comme le dit l'Imitation, l. I, ch. II: « Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe, qui, se négligeant lui-même, consi­dère le cours des astres. Celui qui se connaît bien se méprise et ne se plait point aux louanges des hommes... Les savants sont bien aises de paraître et de passer pour habiles... Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve ? Aimez à n'être compté pour rien... Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui: car vous ignorez combien de temps vous persévérez dans le bien. Nous sommes tous fragiles, et tenez que personne n'est plus fragile que vous. »
On lit dans le même livre, I, ch. VII: « N'ayez point honte de servir les autres et de paraître pauvre en ce monde pour l'amour de Jésus-Christ... Ne vous confiez point en votre science,... mais plutôt dans la grâce de Dieu, qui aime les humbles et qui humilie les présomp­tueux... Ne vous estimez pas meilleur que les autres, de crainte que peut-être vous ne soyez pires aux yeux de Dieu... Ce qui plaît aux hommes, souvent lui déplaît. L'homme humble jouit d'une paix inaltérable, la colère et l'envie troublent le cœur du superbe. »
Ibid., l. II, ch. II: « Dieu protège l'humble et le délivre, il l'aime et le console, il lui prodigue ses grâces; il lui révèle ses secrets, il l'invite et l'attire doucement à lui. »
Mais pour arriver à cette humilité de l'esprit et du cœur, il faut une purification profonde; celle que nous nous imposons à nous-mêmes ne suffit pas; il faut une purification passive, par la lumière des dons du Saint-Esprit, qui fait tomber le bandeau de l'orgueil, dessille les yeux, nous montre le fond de fragilité et de misère qui subsiste en nous, l'utilité de l'adversité et de l'humilia­tion, et qui finalement nous fait dire au Seigneur: Je te remercie, ô mon Dieu, de m'avoir humilié, afin que j'ap­prenne tes préceptes: « Bonum mihi quia humiliasti me : ut discam justificationes tuas » Ps. CXVIII, 71. « Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions et qu'on pense mal ou peu favorablement de nous..., souvent cela sert à nous rendre humbles et à nous prémunir contre la vaine gloire » (Imitation, l. I, ch. XII). C'est dans l'adver­sité que nous pouvons apprendre ce que nous sommes réellement et quel immense besoin nous avons du secours de Dieu: Celui qui n'a pas été éprouvé, que sait-il? (Eccli., XXXIV, 9).
Après cette purification, l'orgueil et ses suites se feront de moins en moins sentir. Au lieu de se laisser aller à la jalousie à l'égard de ceux qui ont plus de qualités natu­relles ou surnaturelles, on se dit alors que, comme le remarque saint Paul, la main ne doit pas être jalouse de l'œil, au contraire elle doit être heureuse de ce que l'œil voit, elle en bénéficie. De même dans le corps mystique du Christ, loin de se laisser aller à la jalousie, les âmes doivent saintement jouir des qualités qu'elles trouvent dans le prochain; sans les avoir elles-mêmes, elles en béné­ficient, et elles doivent être heureuses de tout ce qui con­court à la gloire de Dieu et au bien des âmes. Alors le bandeau de l'orgueil tombe et le regard de l'esprit retrouve la simplicité, la pénétration, qui le font peu à peu entrer dans la vie intime de Dieu.





CHAPITRE XII - La guérison de la paresse spirituelle ou acédie

Parmi les péchés capitaux, il en est un qui s'oppose directement à l'amour de Dieu et à la joie qui résulte de la générosité à son service, c'est la paresse spirituelle, appelée en latin acedia. Il faut en parler pour compléter ce que nous avons dit de la purification active de la volonté et noter exactement les graves confusions qu'ont faites les quiétistes sur ce point.
Voyons d'abord ce qu'est la paresse spirituelle, puis quelle est la gravité de ce mal et comment en guérir[111].


Ce qu'est la paresse spirituelle ou acédie

La paresse en général, pigritia, est une répugnance con­sentie et coupable au travail, à l'effort, et par suite une tendance à l'oisiveté, ou du moins à la négligence, à la pusillanimité[112], qui s'oppose à la générosité ou magna­nimité.
Ce n'est pas la langueur ou torpeur dans l'action qui vient d'un mauvais état de santé, c'est une mauvaise dis­position de la volonté et de la sensibilité, par laquelle on redoute et refuse l'effort, on veut éviter toute peine et l'on cherche un dolce farniente. On a souvent remarqué que le paresseux est un parasite, qui vit aux dépens des autres, tranquille comme une marmotte, quand on le laisse dans son oisiveté, et de mauvaise humeur quand on veut l'obliger à travailler. Ce vice commence par la nonchalance et la négligence dans le travail, et il se manifeste par un éloignement progressif pour tout travail sérieux du corps et de l'esprit.
Lorsque la paresse se porte sur l'accomplissement des devoirs religieux, nécessaires à la sanctification, elle s'ap­pelle acédie[113]. C'est une mauvaise tristesse opposée à la joie spirituelle, qui est le fruit de la générosité dans l'amour de Dieu. C'est un certain dégoût pour les choses spirituelles, dégoût qui porte à les faire négligemment, à les abréger ou à les omettre sous de vains prétextes. C'est le principe de la tiédeur.
Cette tristesse, radicalement contraire à celle de la con­trition, nous déprime, elle appesantit l'âme, parce que l'âme ne réagit pas comme il le faudrait. On en vient alors à un dégoût consenti des choses spirituelles, parce qu'on trouve qu'elles demandent trop d'effort et de travail sur soi-même. Tandis que la dévotion, qui est la promptitude de la volonté au service de Dieu, élève l'âme, la paresse spirituelle alourdit l'âme et l'accable, elle finirait par faire trouver insupportable le joug du Seigneur et par fuir la lumière divine qui nous rappelle nos devoirs. Comme le dit saint Augustin, « oculis aegris odiosa lux quae puris est amabilis », la lumière, si agréable aux yeux purs, devient odieuse aux yeux malades qui ne peuvent plus la supporter.


Il est clair que cette tristesse aggravante, suite de la négligence, et ce dégoût, au moins indirectement volon­taire, sont tout différents de l'aridité sensible ou spirituelle qui, dans les épreuves divines, s'accompagne d'un vrai regret de nos fautes, de la crainte d'offenser Dieu, d'un vif désir de la perfection et du besoin de solitude, de recueillement, d'oraison de simple regard.
Saint Jean de la Croix[114] dit que, dans la purification passive des sens, « on ne trouve ni goût, ni consolation dans les choses divines et dans n'importe quelle chose créée », mais que « l'on garde alors ordinairement le sou­venir de Dieu, en craignant de ne pas le servir, et cela à cause du manque de saveur des choses divines ». « Par là, dit-il, on voit que l'insensibilité et la sécheresse (de cet état d'épreuve) ne provient pas du relâchement et de la tiédeur, car le propre de la tiédeur est de n'avoir aucune sollicitude intérieure pour les choses divines...; elle est relâchée quant à la volonté et à l'intelligence, elle ne se soucie pas de servir Dieu. Au contraire, la sécheresse puri­ficatrice porte en elle une sollicitude ininterrompue; elle est inquiète et peinée de ne pas se donner comme il faut au service de Dieu... Et tant que le vif désir de servir Dieu subsiste, la partie sensitive a beau être déprimée, languissante et molle pour l'action, à cause du manque d'attrait, l'esprit n'en reste pas moins prompt et vigou­reux. »
En d'autres termes, cette épreuve divine est seulement la privation de la dévotion accidentelle et non pas de la dévotion substantielle, qui consiste dans la volonté de se donner généreusement et promptement au service de Dieu[115]. Au contraire, la paresse spirituelle ou acédie est, par suite d'une négligence coupable, la privation de la dévotion substantielle elle-même et le dégoût au moins indirectement volontaire des choses spirituelles à cause de l'abnégation et de l'effort qu'elles demandent.
Tandis que dans l'épreuve divine dont nous parlons, on est peiné d'avoir des distractions et l'on travaille à en diminuer le nombre, dans l'état de paresse spirituelle on les accueille, on se laisse facilement aller aux pensées inutiles, on ne réagit pas; bientôt alors les distractions au moins indirectement volontaires envahissent presque complètement la prière; on supprime l'examen de conscience devenu ennuyeux, on ne se rend plus compte de ses fautes et l'on descend de plus en plus sur la pente de la tiédeur. On tombe dans l'anémie spirituelle, où peu à peu les trois concupiscences se réveillent avec les défauts qui en dérivent.
La confusion de la paresse spirituelle avec l'épreuve divine de l'aridité a été une des principales erreurs des quiétistes. C'est ainsi que furent condamnées ces deux propositions de Molinos: « Le dégoût des choses spirituel­les est bon; par lui l'âme est purifiée, délivrée de son amour-propre. » - « Lorsque l'âme intérieure a de la répu­gnance pour la méditation discursive sur Dieu, pour les vertus, lorsqu'elle reste froide, et ne sent en elle aucune ferveur, c'est bon signe.[116] » Ces propositions ont été con­damnées comme malsonnantes et dangereuses en pratique. Il est certain, en effet, que le dégoût des choses spirituelles n'est point bon, qu'il est un mal et un péché dès qu'il est volontaire, soit directement, soit indirectement par suite de la négligence. Saint Paul écrit aux Romains XII, 1,11 : « Je vous exhorte, mes frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps comme une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu... Soyez pleins d'affection les uns pour les autres: pour ce qui est du zèle, ne soyez pas noncha­lants. Soyez fervents d'esprit; c'est le Seigneur que vous servez. Soyez pleins de la joie que donne l'espérance, patients dans l'affliction, assidus à la prière. » Combien ces paroles sont loin du quiétisme de Molinos !
Ce dernier a confondu la paresse spirituelle, l'acédie, avec l'aridité et la sécheresse des épreuves divines, ne remarquant pas que l'âme qui supporte bien ces épreuves, loin d'être paresseuse, a un vif désir de Dieu et de la per­fection, et donc conserve une vraie dévotion substantielle de volonté, en l'absence de la dévotion sensible, dont elle est privée. Molinos a confondu le dégoût sensible et absolument involontaire des choses divines avec le dégoût qui est au moins indirectement volontaire et coupable, par suite de la paresse et de la négligence.



Saint Jean de la Croix a fort bien décrit, au contraire, la paresse spirituelle dans La Nuit obscure, l. I, ch. VII. Il écrit, au sujet des imperfections des commençants: « Ceux qui soufrent de paresse trouvent l'ennui dans les choses les plus spirituelles; ils s'en éloignent parce qu'elles ne leur causent aucune consolation sensible. N'ayant de goût que pour ce qui leur donne de la satisfaction, ils trouvent insupportable la piété qui ne les flatte pas. Leur arrive-t-il de ne pas trouver dans l'oraison ce qu'ils cherchent ? - car Dieu veut les mettre parfois à l'épreuve pour les corriger, - ils voudraient bien n'y plus revenir, et s'ils ne l'abandonnent pas de fait, ce qui n'est pas rare pour­tant, ils n'en reprennent l'exercice que de mauvaise grâce. Ainsi par paresse ils ne suivent pas le chemin de la per­fection, où il importe de se renoncer par amour pour Dieu. Épris de leurs goûts propres, ils préfèrent leur volonté à la volonté divine. Ils voudraient bien que Dieu se plie à leurs exigences, car ce qui leur déplaît, c'est de devoir aimer ce qui plaît à Dieu, et quand ils s'y résignent, c'est à con­tre-cœur... Ils mettent Dieu à leur mesure, et non eux-mêmes à la mesure de Dieu. S'ils sont privés de consola­tion, ils ne travaillent plus à leur perfection qu'avec mol­lesse et tiédeur. Ils fuient la croix, quoiqu'elle soit la source des plus pures et des plus solides joies spirituelles. Plus les choses sont spirituelles, plus elles les ennuient... Aussi ils n'éprouvent que peine et tristesse en entrant dans la voie étroite, qui, selon la parole de Jésus-Christ, est celle de la Vie. » (Matth., VII, 14.)
Quelques-uns, qui abandonnent l'oraison pour voiler cette paresse spirituelle, disent: « Il faut sacrifier les dou­ceurs de l'oraison à l'austérité de l'étude » ou du travail. Si ces paroles sont dites par une personne vraiment géné­reuse, elles veulent dire: « Il faut savoir sacrifier les douceurs de l'oraison, surtout de la dévotion sensible, à l'austérité de l'étude ou du travail nécessaire au salut des âmes. » Mais si elles sont dites par celui qui perd toute vraie dévotion, elles n'ont plus de sens, car celui-là ne sacrifie nullement les douceurs de l'oraison qu'il n'é­prouve pas, et il cherche seulement à cacher sa paresse spirituelle sous le voile d'un travail relativement extérieur où il se recherche lui-même. Celui-là fuit le travail inté­rieur par paresse spirituelle. Il est clair qu'il ne faudrait pas sacrifier la vraie contemplation et l'union à Dieu à l'étude qui leur est subordonnée, ce serait sacrifier la fin pour les moyens. De plus, l'étude qui ne serait pas inspi­rée par l'amour de Dieu et des âmes resterait, au point de vue spirituel, véritablement stérile. Enfin lorsqu'on dit « il faut sacrifier les douceurs de l'oraison à l'austérité du travail », on veut oublier que l'oraison est assez souvent aride. Et c'est pourquoi il est plus difficile de conduire les âmes à une vraie vie d'oraison, profonde et persévé­rante, que de les amener à lire les livres qui paraissent et à en parler. Il n'est pas rare enfin que la paresse spiri­tuelle provienne d'une trop grande activité naturelle, non sanctifiée, où l'on se complaît, au lieu d'y rechercher Dieu et le bien des âmes.



La gravité de ce mal et ses suites

Lorsque la paresse spirituelle va jusqu'à laisser de côté les devoirs religieux nécessaires à notre salut et à notre sanctification, il y a une faute grave, par exemple, lors­qu'elle va jusqu'à omettre d'aller à la messe le diman­che[117]. Lorsqu'elle porte à omettre sans raison des actes religieux de moindre importance, le péché n'est que véniel; mais si on ne lutte pas contre cette négligence, elle ne tarde pas à s'aggraver et à nous mettre dans un véritable état de tiédeur ou de relâchement spirituel. Cet état est une sorte d'anémie morale, où les tendances mau­vaises peu à peu se réveillent, cherchent à prévaloir et se manifestent par de nombreux péchés véniels délibérés, qui disposent à des fautes plus graves, tout comme l'ané­mie corporelle prépare la voie à l'invasion d'un germe morbide, principe de maladie grave.
La paresse spirituelle ou acédie est même, comme le montrent saint Grégoire[118] et saint Thomas[119], un péché capital, principe de beaucoup d'autres. Pourquoi ? Parce que l'homme cherche des consolations corporelles pour fuir la tristesse et le dégoût que lui inspirent les choses spirituelles, à cause du renoncement et du travail sur soi qu'elles demandent. Comme le dit Aristote[120], « nul ne peut rester longtemps dans la tristesse sans aucune joie », et alors celui qui, par sa négligence et par sa paresse, se prive de toute joie spirituelle, ne tarde pas à chercher des plaisirs inférieurs.
Dès lors, le dégoût des choses spirituelles et du travail de la sanctification, péché directement contraire à l'a­mour de Dieu et à la sainte joie qui en résulte, a des suites désastreuses. Lorsque la vie ne s'élève pas vers Dieu, elle descend ou tombe dans la mauvaise tristesse qui appesantit l'âme. De là naissent, dit saint Grégoire, loc. cit., la malice, et non plus seulement la faiblesse, la rancœur à l'égard du prochain, la pusillanimité devant le devoir à accomplir, le découragement, la torpeur spi­rituelle jusqu'à l'oubli des préceptes, et finalement la dissipation de l'esprit et la recherche des choses défendues (malitia, rancor, pusillanimitas, desperatio, torpor circa praecepta, evagatio mentis circa illicita). Cette recherche des choses défendues se manifeste elle-même par l'extériorisation de la vie, par la curiosité, la verbo­sité, l'inquiétude, l'instabilité et l'agitation stérile[121]. On arrive ainsi à l'aveuglement de l'esprit et à l'affaiblis­sement progressif de la volonté.
C'est en glissant sur cette pente que beaucoup ont perdu de vue la grandeur de la vocation chrétienne, ont oublié leurs promesses faites à Dieu et se sont engagés sur la voie descendante qui parait large d'abord, mais qui se resserre de plus en plus, tandis que la voie étroite qui monte devient de plus en plus large, immense comme Dieu même à qui elle conduit.
Saint Jean de la Croix dit à ce sujet dans la Montée du Carmel, l. III, ch. XXI: « La dissipation de l'esprit engendre à son tour la tiédeur, la lâcheté de l'esprit, qui va jusqu'à l'ennui, au profond dégoût des choses divines qu'on finit par prendre en horreur. »



Comment guérir de la paresse spirituelle?

Cassien[122] a remarqué que l'expérience prouve qu'on triomphe de la tentation de paresse spirituelle, non pas en la fuyant, mais en lui résistant. Saint Thomas[123] note à ce sujet : « Il faut toujours fuir le péché, mais quant à la tentation qui y porte, quelquefois il faut la fuir et d'autres fois lui résister. Il faut la fuir quand le fait d'y penser d'une façon continue augmente le danger, c'est ainsi qu'il faut fuir la tentation de luxure... Il faut, au contraire, résister à la tentation quand le fait de pen­ser continuellement à la chose qui la provoque écarte le danger qui provient d'une vue toute superficielle de cette chose. C'est le cas de la paresse spirituelle ou acédie, car plus nous pensons aux biens spirituels, plus ils nous plaisent, et plus disparaît le dégoût que nous en donne une connaissance toute superficielle. »
Il faut donc vaincre la paresse spirituelle par un véri­table amour de Dieu, par une vraie dévotion de volonté, qui doit subsister malgré l'aridité de la sensibilité. Il faut revenir à la considération prolongée des biens éternels qui nous sont promis.
Et pour retrouver cet esprit de foi et cet élan, cette générosité de l'amour de Dieu, il faut courageusement s'imposer quelques sacrifices chaque jour sur les points qui laissent le plus à désirer. C'est le premier pas qui coûte. Mais après une semaine d'efforts, la chose est déjà plus facile, par exemple pour se lever à l'heure fixée et se montrer serviable avec tous. Un des remèdes à la tié­deur, tous les auteurs spirituels le disent, c'est la fran­chise avec soi-même et avec son confesseur, un sérieux examen de conscience chaque jour pour se relever, la pratique assidue de ses devoirs religieux unis aux devoirs d'état, la fidélité à l'oraison et à l'offrande que nous devons faire à Dieu le matin de toutes nos actions de la journée. Et puisque nous avons peu de choses à présenter à Dieu, offrons-lui souvent le précieux sang de Jésus et l'acte intérieur d'oblation toujours vivant en son Cœur. Bénies sont les âmes qui renouvellent cette offrande lorsqu'elles entendent l'heure sonner, et qui pour l'éternité, pour que l'instant qui passe reste dans l'instant éternel qui ne passe pas.
Surtout quelques sacrifices quotidiens rendront à notre vie spirituelle sa vigueur, sa tonalité. Ainsi peu à peu reviendra la ferveur substantielle, la promptitude de la volonté au service de Dieu, même si la dévotion sensible fait défaut, privation qu'il faut savoir accepter pour réparer les offenses passées.
Pour vaincre la paresse spirituelle et éviter le vague à l'âme, il est bon aussi de déterminer l'emploi religieux du temps, par exemple de la journée par la récitation des parties de l'office divin, ou des parties du rosaire. De même des âmes intérieures divisent la semaine selon les mystères de la foi, règle de notre vie : Le dimanche consacré vraiment à Dieu par l'offrande et l'action de grâces à la Sainte Trinité. - Le lundi consacré au mys­tère de l'incarnation en se rappelant l'Ecce venio de Jésus, l'Ecce ancilla Domini de Marie. - Le mardi, penser à la vie cachée du Sauveur. - Le mercredi à sa vie apostolique. - Le jeudi se rappeler l'institution de l'Eucharistie et du sacerdoce. - Le vendredi, vivre de là douloureuse Passion, demander l'amour de la Croix. - Le samedi, penser aux privilèges de Marie, à ses dou­leurs et à son rôle de Médiatrice et de Corédemptrice.
Ainsi, au lieu de perdre le temps qui fuit, on le rega­gne et l'on gagne l'éternité. Et peu à peu on retrouve la joie spirituelle, celle dont parle saint Paul lorsqu'il écrit aux Philippiens, IV, 4: « Réjouissez-vous dans le Sei­gneur, en tout temps. Je le répète. Réjouissez-vous. Que votre douceur soit connue de tous. Le Seigneur est pro­che. Ne vous inquiétez de rien, mais en toute circonstance faites connaître vos besoins à Dieu par des prières et des supplications, avec des actions de grâces. Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde vos murs et vos pensées dans le Christ Jésus. »




Notes

  1. II° partie, chap. II et III.
  2. Nous avons traité ailleurs longuement de l’imperfection en tant qu’elle est distincte du péché véniel, cf. L’Amour de Dieu et de la Croix de Jésus, t. I, II° p., ch. VI, pp. 360-390 : « Le moindré bien n’est pas un mal, mais chacun selon sa condition doit tendre à la.perfection de la charité » Cf. SALMATICENSES, Cursus theol., de Peccatis, disp. 19, dub. 1, n° 8, 9; de Incarnatione, in IIIam, S. Thomae, q. 15, a. 1. Ils montrent bien qu’en Notre-Seigneur, il n’y a eu ni péché véniel, ni imperfection, et à ce sujet ils distinguent bien l’un de l’autre.
  3. Cf. Montée du Carmel, image que saint Jean de la Croix a mise au début de l’ouvrage: Le sentier étroit de perfection, puis à côté: le chemin de l’esprit imparfait, et le chemin de l’esprit égaré
  4. Matth., V, 29, 30.
  5. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 153, a. 5.
  6. Dans ce but l’Eglise prescrit certains jours le jeûne et l’absti­nence, et les fondateurs d’Ordres religieux ont dans le même but établi certaines austérités spéciales: comme le maigre perpétuel, des veilles, la discipline Les saints ne se privent pas de ces moyens pour conser­ver la perfection de la chasteté absolue; saint Dominique se flagellait trois fois la nuit, une fois pour expier ses propres fautes, une autre fois pour celles des pécheurs, une troisième fois pour les âmes du pur­gatoire. La nuit était consacrée par lui à la prière et à la pénitence: il dormait peu, rarement avant l’heure des Matines, et ne se recou­chait pas après. Il allait, dans l’église, d’un autel à l’autre, priant tantôt à genoux, les bras en croix ou levés en fèche au-dessus de sa tête, tantôt incliné ou étendu à terre. Quand le sommeil appesantissait ses paupières, il s’étendait sur une dalle ou s’appuyait la tête contre un artel. Cette immolation personnelle était dans sa vie l’accompagnement du sacrifice de la messe où continue de façon sacramentelle l’immola­tion du Sauveur.
    Cela suppose sans doute des grâces exceptionnelles; mais il est cer­taines austérités que tous nous pouvons pratiquer, au lieu de rechercher nos aises. L’habitude, par exemple de se donner la discipline pré­serve de bien des fautes, entretient en nous l’amour de l’austérité, expie bien des négligences et nous aide à délivrer des âmes des liens quelles se sont formés. Les observances dans un Ordre religieux sont un peu ce qu’est l’écorce de l’arbre: si sur un chêne vigoureux on enlève toute l’écorce, la sève ne monte plus, l’arbre se dessèche et meurt. Les saints disent : « Si on mitige les observances, on mitigera les esprits », qui n’auront plus l’élan voulu pour courir dans la voie de la perfection.
  7. IIa IIae, q. 35, a. 1, ad 4.
  8. Cependant on admet généralement que, si par devoir d’état on doit faire certaines études qui peuvent produire quelque mouvement désordonné de la sensualité, on peut les faire pour un motif honnête, tout en prévoyant quelque désordre en quelque sorte matériel, qu’on ne veut pas en lui-même directement. Les théologiens enseignent en effet: « Delectatio venerea indirecte tantum voluntaria aut voluntaria non in se sed solum in causa, non est semper peccatum. Etenim saepe abest periculum proximum ulterioris consensus, quando ponitur actio ex se honesta et rationalis (ut operatio chirurgica, vel lectio libri medicinae) ex qua praevidetur quidem, sed non intenditur aliqua delectatio venerea. »
  9. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. I, ch., V: « Une affection s’inspire plus de la sensualité que de la piété, quand le souvenir de­ cette affection n’augmente ni le souvenir de Dieu, ni son amour, mais a comme effet un remords de conscience. »
    SAINT FRANÇOIS DE SALES, Vie dévote, ch. XXI, dit, au sujet des amitiés frivoles et dangereuses, qu’il faut des mesures radicales pour en triom­pher: « Taillez, tranchez, rompez; il ne faut pas s’arrêter à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer; il n’en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper. » - Pour mieux y réussir, il faut faire diversion en s’absorbant dans ses devoirs d’état.
    A propos des amitiés où il y a un mélange de naturel et de surna­turel, saint François de Sales dit encore, Ibid , ch. XX: « On commence par l’amour vertueux, mais si on n’est fort sage, l’amour frivole s’y mêlera, puis l’amour sensuel, puis l’amour charnel; ouy même il y a danger en l’amour spirituel, si on n’est fort sur sa garde, bien qu’en cestuy-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mesler; c’est pourquoi, quand il l’entreprend, il fait cela plus finement et essaye de glisser les impuretés insensiblement. » - Si, dans une amitié de ce genre, c’est l’élément surnaturel qui domine, on peut la conserver en l’épurant par la garde et la mortification des sens et du cœur; si, au contraire, c’est l’élément sensible qui prédomine, il faut, pendant un temps notable, renoncer à toute relation particulière en dehors des rencontres nécessaires. C’est l’enseignement de tous les maîtres.
  10. Si la gourmandise ordinaire porte, dit saint Grégoire, aux plai­santeries déplacées, à la bouffonnerie, aux discours insensés, à la stupidité et à l’impureté (Cf S. Thomas, IIa IIae, q. 148. a. 5 et 6), la gour­mandise spirituelle, comme le remarque saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. L ch. VI, a des effets analogues dans un ordre moins infé­rieur. Elle est, dit-il, très fréquente chez les commençants: « Ils dési­rent plus la jouissance de l’esprit que sa pureté et la vraie dévotion. » Pour se procurer des consolations sensibles, il l’ont parfois contre l’o­béissance des pénitences indiscrètes qui ruinent leur santé, les énervent. Par là le démon les trompe. Ils s’affligent de n’être pas approuvés par leur directeur et sont semblables à des enfants guidés par leurs goûts, leur sensibilité, et non par leur raison; ils sont peu attentifs à leurs misères et perdent de vue la crainte de Dieu. Ils ont par suite besoin d’être sevrés de ces consolations sensibles auxquelles ils s’arrêtent trop; il faut que leur sensibilité soit purgée, purifiée pour qu’ils soient aptes à une vraie vie spirituelle où l’esprit domine incontestablement.
    La vraie dévotion est la promptitude de la volonté au service de Dieu (cf.saint Thomas, IIa IIae, q. 82, a. 1); la dévotion sensible est acciden­telle ou accessoire, elle est utile, à condition de ne pas s’y attarder; et le Seigneur nous en prive pour nous purifier si nous y prenons trop de complaisance. « Comment, dit saint Jean de la Croix, ibid , ne pas comprendre que l’effet sensible de la communion eucharistique est celui qui importe le moins; c’est pour forcer les communiants à le considérer avec les yeux de la foi que Dieu les dépouille souvent de toute saveur sensible. »
  11. A ce sujet, saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. 1, ch. IV, parle de ce qu’il appelle « la luxure spirituelle », c’est-à-dire de mouve­ments impurs involontaires qui se produisent chez des commençants, à l’occasion de l’oraison affective ou de la réception des sacrements. D’ordinaire, ils viennent de la joie intérieure qui rejaillit sur la sen­sibilité qui n’est pas encore assez soumise et purifiée. Ces rébellions, dit le saint, viennent parfois aussi du démon, qui veut inquiéter et troubler l’âme pour lui faire abandonner les exercices spirituels.
    Il ajoute que la crainte du retour de ces mouvements peut en deve­nir la cause, et que les tempéraments très délicats les subissent sous l’influence de diverses émotions.
    Selon saint Jean de la Croix, ces mouvements involontaires de sensualité ne sont pas des péchés, tant que la volonté, loin d’y consentir, résiste. Ils sont une imperfection des commençants. Mais il ne faut pas les confondre avec des mouvements de sensualité indirectement volontaires, qui proviendraient, par exemple, d’une trop grande familiarité qui altérerait une amitié spirituelle.
  12. Saint Jean de la Croix remarque, ibidem : « Ce mouvement d’ir­ritation, s’il vient de la nature, est exempt de faute, pourvu que la volonté ne se laisse pas entraîner par la déception; mais il y a là une imperfection qui trouvera sa guérison dans la sécheresse et la mortification de la Nuit obscure. » Le texte espagnol porte: « no hay culpa, sino imperfección ». Cela montre, comme ce qui est dit, ch. IV, de cer­tains mouvements involontaires de sensualité, que saint Jean de la Croix distinguait l’imperfection du péché véniel, qui suppose au moins la négligence à réprimer le désordre de la sensibilité. Pour que ce désordre soit un péché, il faut qu’il soit volontaire, au moins de façon indirecte, c’est-à-dire il faut au moins qu’on ait pu et dû le prévoir et l’empêcher. Saint Thomas avait dit de même, Ia IIae, q. 80, a. 3, ad 3­m : « Concupiscentia carnis contra spiritum, quando ratio ei actualiter resistit, non est peccatum, sed materia exercendae virtutis. » Item, IIa IIae, q. 154, a. 5 ; de Malo, q. 7. a. 6, ad 6m.
  13. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 78, a. 4; q. 84, a. 7.
  14. La Montée du Carmel, l. III, ch. XII et ch. XXXIV. Cf S. THOMAS, IIa IIae, q. 180, a. 5, ad 2m.
  15. Ibid., l. III, ch. I, jusqu’au ch. XV, qui résume les précédents.
  16. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 77, a. 8; q. 78, a. 4; q. 79, a. 6, 7­.
  17. Saint Thomas l’explique bien, Ia, q. 79, a. 7, car, dit-il, les facul­tés sont spécifiées par leur objet formel, et il n’y a pas de différence d’objet formel pour l’intelligence (spécifiée par l’être intelligible ou le vrai) et la mémoire intellectuelle qui conserve les idées et les juge­ments.
    Saint Thomas s’objecte en cet article (Ia objectio) que saint Augustin (De Trinitate, l. X, ch. X et XI) dit: « Il y a dans l’esprit la mémoire, l’intelligence et la volonté », et par là semble les distinguer. Puis i1 répond que saint Augustin, comme il est indiqué De Trinitate, l. XIV, ch. VII, entendait par mémoire l’esprit conservant habituellement ses souvenirs, par intelligence l’acte d’intellection, et par volonté l’acte de vouloir.
    En d’autres termes saint Augustin se plaçait au point de vue des­criptif de la psychologie expérimentale, ou de l’introspection (c’est ainsi que parle encore saint Jean de la Croix), tandis que saint Thomas, comme métaphysicien, se place au point de vue ontologique, de la distinction réelle des facultés selon leur objet formel; or une telle dis­tinction n’existe pas entre l’intelligence et la mémoire intellectuelle.
  18. La Montée du Carmel, l. III, ch. VI et VII. L’espérance, dit-il, est d’autant plus grande que la mémoire est vide des notions du créé.
  19. L’Imitation parait avoir été écrite par un saint religieux qui avait recueilli dans les œuvres de saint Augustin ce qui touche le plus la vie intérieure. Il importe peu de savoir le nom de son auteur, ce livre est un peu comme Melchisédech, type du Messie, dont il est dit qu’ « il n’avait ni père ni mère », parce qu’il était pour ainsi dire d’ordre supra­temporel. De même bien des hymnes sublimes de la liturgie sont sans nom d’auteur, bien des mélodies, comme l’Amen de Dresde, dont Men­delssohn et Wagner se sont inspirés. Parmi les écrits anonymes, il y a des écrits infamants, il y en a d’autres qui sont sublimes Il y a deux êtres qui se cachent: le criminel qui fuit le châtiment, et le saint qui par humilité veut rester inconnu.
  20. Imitation, l. III, ch. XXXI
  21. Ibid., I, ch. XXIII
  22. Ibid., III, ch. XXXIX.
  23. Ibid., III, ch. XLIII
  24. Ibid., III, ch. XXII.
  25. Ibid., III, ch. XXVI
  26. Imitation, l. III. ch.XXXI.
  27. Ibid., I, ch. XXIII
  28. Imitation, l. III. ch.XXXIX.
  29. Ibid., III, ch. XLIII.
  30. Imitation, l. III. ch.XXII.
  31. Ibid., III, ch. XXVI.
  32. La Montée du Carmel, l. III, ch. XIV.
  33. Il faut à ce sujet rappeler ce que dit saint Jean de la Croix, dans La Montée du Carmel, l. III, ch. I: « Le lecteur s’imaginera que c’est là détruire les bases de l’édifice spirituel plutôt que de les construire. Cette pensée serait juste si ce que j’écris n’était destiné qu’à des commençants, car eux ont besoin de se préparer par des perceptions discursives et intellectuelles. Mais il s’agit ici de la doctrine qui va plus avant, qui concerne la contemplation dans l’union divine, et pour ce motif l’âme doit refouler et condamner au silence tous ces moyens et exercices sensibles des puissances. Si on veut laisser Dieu opérer l’union divine dans l’âme, il n’y a qu’une méthode, celle qui débarrasse, qui fait le vide, celle qui force les puissances à récuser leur juridiction naturelle, leurs opérations, pour faire place à l’infusion et à l’illustration surnaturelles. Sans cela, leur capacité, loin de pouvoir atteindre une si haute dignité, ne sera qu’un obstacle, si l’âme ne veut pas s’en détacher...
    « Vous me direz peut-être: Dieu ne veut pas détruire la nature, mais la perfectionner; or votre système la détruit...
    « Ma réponse la voici: Effectivement il est vrai que plus la mémoire s’unit à Dieu, plus les connaissances distinctes diminuent, et qu’elles finis­sent par s’éteindre quand la perfection atteint l’état qui est la vie d’u­nion... Cela entraîne, au point de vue des actes extérieurs, de nom­breuses distractions; on oublie le manger et le boire... Cela provient de ce que la mémoire est absorbée en Dieu. Pourtant, une fois que l’union est devenue habituelle, les oublis ne se produise plus de cette manière en matière de conduite morale et naturelle. Bien au contraire, les actes de convenance et de nécessité acqièrent une perfection beaucoup plus grande, bien que l’impulsion ne provienne plus des formes et connais­sances de la mémoire... Les opérations de celle-ci deviennent toutes divines... Les opérations de l’âme dans l’union viennent de l’Esprit divin. » L’âme est alors nettement sous le régime des sept dons du Saint-Esprit, et les inspirations spéciales de l’Esprit-Saint portent aux actes supérieurs des vertus infuses que les dons accompagnent. « Il en résulte, dit saint Jean de la Croix, que les œuvres et les prières de ces âmes sont toujours efficaces. »
  34. Cf. SAINT THOMAS, Ia IIae, q. 85, a. 3.
  35. Denzinger, n° 1786. C’est grâce à la révélation divine, y est-il dit, que les vérités naturelles de la religion peuvent être connues par tous, rapidement, avec une ferme certitude, et sans mélange d’erreurs.
  36. Ia, q. 1, a. 1.
  37. IIa IIae, q. 167, a. 1.
  38. IIa IIae, q. 35, a. 4, ad 3.
  39. Saint Thomas, in Epist.I Cor., VIII, 1, à propos des paroles: « Scientia.inflat », écrit: « Hic non approbat Apostolus multa scientem, si modum sciendi nescierit. Modus autem sciendi est, ut scias quo ordine, quo studio, quo fine scire quaeque oporteat : quo ordine, ut id prius quod maturius ad salutem; quo studio, ut id ardentius quod efficacius est ad amorem; quo fine, ut non ad inanem gloriam et curiositatem velle aliquid, sed ad aedificationem tui et proximi. » Item, IIa IIae, q. 166: de virtute studiositatis, de la vertu de studiosité qui réprime et la vaine curiosité et la paresse intellectuelle pour porter à l’étude de ce qu’il faut étudier, comme il le faut, quand il le faut, et pour une fin morale et surnaturelle.
    Voir aussi, IIa IIae, q. 188, a. 5, ad 3m, sur les études qui conviennent aux religieux. Ils doivent étudier la science sacrée: « Aliis scientiis intendere non pertinet ad religiosos, quorum tota vita divinis obsequiis mancipatur, nisi in quantum aliae scientiae ordinantur ad sacram doc­trinam. »
  40. I Cor., III, 19 : « Sapientia hujus mundi est stultitia apud Deum. » Cf.Saint Thomas, IIa IIae, q. 46 : De stultilia, il montre qu’elle est opposée au don de sagesse, qu’elle est un péché, et qu’elle naît surtout de la luxure.
  41. Saint Thomas parle, IIa IIae, q. 138, des dangers de la pertinacité dans son propre jugement, lorsqu’on ne veut plus écouter les conseils autorisés qui nous sont donnés.
    Cette ténacité se trouve parfois chez certains spirituels qui s’égarent. On trouve chez eux du zèle, mais un zèle amer; ils ne veulent plus écouter les sages conseils qui leur sont donnés, et ils veulent imposer à tous leur jugement, comme s’ils avaient seuls le Saint-Esprit; ils sont enflés d’orgueil spirituel, manquent à la charité, sous prétexte de réformer tout autour d’eux; ils peuvent devenir les ennemis de la paix et provoquer de profondes divisions. Saint Jean de la Croix, déplorant ces écarts, disait: « Là où il n’y a pas assez d’amour, mettez-y de l’amour, et vous recueillerez l’amour. »
  42. IIa IIae, q. 15.
  43. Marc, III, 5.
  44. Matth., XXIII, 16, 24.
  45. Item, ad Romanos, XI, 8.
  46. Joël. II, 12 sq.
  47. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 15, a. 1.
  48. IIa IIae, q. 46, a. 2, ad 3m : « Stultitia opponitur preeceptis, quae dantur de contemplatione veritatis. »
  49. Imitation, I, ch. XXIII.
  50. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 15, a. 3.
  51. J. Maritain dit dans son livre, Le Docteur Angélique, 1929, p. 111 : « Comment concilier deux faits en apparence contradictoires: ce fait que l’histoire moderne semble entrer dans un « nouveau moyen âge », où l’unité et l’universalité de la culture chrétienne seront retrouvées et étendues celte fois à l’univers entier, - et cet autre fait que le mouvement général de la civilisation moderne parait l’entraîner vers l’universalisme de l’Antéchrist et sa verge de fer plutôt que vers l’universalisme du Christ et sa loi libératrice, et interdire en tout cas l’espoir de l’unification du monde dans un « empire » chrétien uni­versel.
    « Pour moi la réponse est la suivante. Je pense que deux mouvements immanents se croisent à chaque point de l’histoire du monde et affectent chacun de ses complexes momentanés: l’un de ces mouvements tire vers le haut tout ce qui dans le monde participe à la vie divine de l’Église, laquelle est dans le monde et n’est pas du monde, et suit l’attraction du Christ, chef du genre humain.
    « L’autre mouvement tire vers le bas tout ce qui dans le monde appartient au prince de ce monde, chef de tous les méchants. C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire avance dans le temps. Ainsi les choses humaines sont soumises à une distension de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’à la fin l’étoffe arrive à craquer. Ainsi l’ivraie grandit avec le froment; le capital de péché grandit tout le long de l’histoire et le capital de grâce grandit aussi, et surabonde... L’héroïsme chrétien deviendra un jour l’unique solution des problèmes de la vie. Alors, comme Dieu proportionne ses grâces aux besoins, et ne tente personne au-dessus de ses forces, on verra sons doute coïncider avec le pire état de l’histoire humaine une floraison de sainteté. » L’Évangile de saint Matthieu, XXIV, 24, annonce qu’il « s’élèvera de faux christs qui feront des prodiges jusqu’à séduire, s’il se pouvait, les élus mêmes ». Et dans l’Apocalypse, XII, il est dit que les élus seront préservés pendant la grande tribulation. Cf. E.-B. ALLO, L’Apocalypse de saint Jean, Paris, 1921, p. 145 sq. Le plus grand effort du mal semble devoir coïncider avec le dernier triomphe du Christ, comme il arriva pendant sa vie terrestre.
  52. IIa IIae, q. 7, a. 2.
  53. Ibid., ad 1m.
  54. In IIam IIae, q. 45, a. 2, n° 3.
  55. La Montée du Carmel, l. II, ch. II: La foi est une nuit obscure pour l’âme.
  56. Ibid., l. II, ch. III: L’âme doit se tenir dans l’obscurité de la foi, qui la guidera jusqu’à la haute contemplation. - lbid., l. II, ch. VIII: La foi seule est le moyen prochain et proportionné permettant à l’âme d’atteindre l’union divine.
  57. La Montée du Carmel, l. II, ch. XXII; Item, ch. X, XI, XVI.
  58. Hébreux, XI, 1 : « La foi est la substance des choses que nous espérons, une conviction de celles que nous ne voyons point. » - « Ce dont la réalité ne parait point encore, la foi nous en donne la subs­tance, ou plutôt elle l’est elle-même », dit saint Jean Chrysostome.
  59. IIa IIae, q. 4, a. 1 : « Fides est habitus mentis, quo inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectum assentire non apparentibus ». - Et de Veritate, q. 14, a. 2 : « Fides est in nobis inchoatio quaedam vitae aeternae. »
  60. Cf. S. THOMAS, In Boetium de Trinitate, q. 3. a. 1, ad 4.
  61. Comme le dit l’Imitation, I, ch. V : « L’Ecriture doit être lue dans le même esprit qui l’a dictée... Considérez ce qu’on vous dit, sans rechercher qui le dit. Les hommes passent, mais la vérité du Seigneur demeure éternellement. Dieu nous parle en diverses manières, et par des personnes très diverses. Dans la lecture de l’Écriture sainte, souvent notre curiosité nous nuit, voulant examiner et comprendre lorsqu’il fau­drait passer simplement. Si vous voulez en retirer du fruit, lisez avec humilité, avec simplicité, avec foi, et ne cherchez jamais à passer pour habile. Aimez à interroger, écoutez en silence les paroles des saints et ne méprisez point les sentences des vieillards, car elles ne sont pas proférées en vain. »
  62. Cf. IIa IIae, q. 167, a. 1. Voir aussi, ibib., q. 166, de la vertu morale de studiosité ou d’application à l’étude, pour corriger les déviations opposées et parfois successives de la curiosité et de la paresse intel­lectuelle. La curiosité une fois satisfaite fait place assez souvent à la paresse intellectuelle chez celui qui n’a pas la vertu de studiosité, qui ordonne l’étude non pas seulement à notre satisfaction personnelle, mais à Dieu et au bien des âmes.
  63. Saint Thomas, in Epist. I Cor., VIII, 1, explique les paroles de saint Paul: « Scientia inflat, caritas vero aedificat », en disant : « la science, si elle est seule, sans la charité, enfle d’orgueil. Ajoutez à la science la charité, alors la science sera utile ». Puis il rappelle ce qu’a dit saint Bernard: « Sunt qui scire volunt eo fine tantum ut sciant, et curio­sitas est; quidam ut sciantur, et vanitas est; quidam ut scientiam vendant et turpis quaestus est; quidam ut aedificentur et prudentia est; quidam ut aedificent, et caritas est. »
  64. Cf. IIa IIae, q. 53, a. 3.
  65. Cf. IIa IIae, q. 138.
  66. Il y aurait beaucoup à dire sur le premier regard de l’intelligence et sa vue profonde, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre de la foi surnaturelle. Le premier regard peut induire en erreur s’il porte sur quelque chose d’accidentel et non sur l’objet propre de la faculté intellectuelle; il en est tout autrement s’il répond à la nature de l’in­telligence. Il y a deux êtres simples, l’enfant, qui ne connaît pas encore le mal, et le vieillard sanctifié qui l’a oublié à force de le vaincre. Aussi le vieillard aime l’enfant et en est aimé. - Le premier regard naturel de l’intelligence humaine porte sur l’être intelligible des choses sensibles, et sur ce qu’est la vérité en général; sans ce regard toute science et toute philosophie seraient impossibles. La métaphysique sera la vue profonde de l’être intelligible qui permettra de s’élever de façon rigoureuse à Dieu, premier Être, Cause suprême et fin dernière. De même toute l’éthique procède de ce premier regard: « il faut faire le bien et éviter le mal ».
    Le premier regard dans l’ordre de la foi surnaturelle est celui que nous voyons chez les patriarches de l’Ancien Testament, ils croient que Dieu existe et qu’il est le rémunérateur suprême (Hebr., XI, 6), et il ne s’agit pas seulement ici de Dieu auteur de la nature, mais de Dieu auteur du salut.
    De même le premier regard surnaturel, lors de la venue du Sauveur, après le sermon sur la Montagne, est exprimé en ces paroles de saint Matthieu, VII, 28 : « Jésus ayant achevé ce discours, le peuple était dans l’admiration de sa doctrine. Car il enseignait comme ayant auto­rité et non comme les Scribes et les Pharisiens », qui épiloguaient sur les textes. Le premier regard est encore celui d’un enfant à Noël près de la crèche du Sauveur. La vue profonde est celle d’un contemplatif au terme de sa vie, celle d’un saint Jean, d’un saint Augustin, d’un saint Thomas, d’un saint Jean de la Croix.
    De même pour un religieux le premier regard simple et déjà péné­trant est celui qu’il a lorsqu’il entend l’appel de Dieu, en sa jeunesse; souvent ce regard simple est plus élevé que bien des complications qui viendront dans la suite, bienheureux ceux qui le retrouvent plus tard, en une vue profonde, vue de sagesse sur toute la vie.
  67. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 8., a. 1 et 2.
  68. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 95., a. 2.
  69. Cf.. Ia IIae, q. 109, a. 3 et 4. La volonté, qui est directement détournée de la fin dernière surnaturelle, est indirectement détournée de la fin dernière naturelle, car tout péché contre la loi surnaturelle est indirectement contre la loi naturelle, qui nous oblige d’obéir à Dieu quoi qu’il commande.
  70. Ia IIae, q. 85, a. 3 : «  In quantum voluntas destituitur ordine ad bonum, est vulnus malitiae » - Ia IIae, q. 17, a. 7 : « Ratio praeest irascibili et concupiscibili, non principatu despotico, sed principatu politico, qui est ad liberos, qui non totaliter, subduntur imperio ».
  71. Ia IIae, q. 77, a. 4 : « Inordinatus amor sui est causa omnis peccati ».
  72. Ibid., a. 5.
  73. Ce sont là comme des maladies de la volonté, non pas cependant des maladies proprement dites, comme le croient certains médecins matérialistes lorsqu’ils parlent de l’aboulie. La volonté est une faculté d’ordre spirituel ou immatériel, elle n’est pas le siège de maladies comme celles qui affectent notre organisme, par exemple les centres nerveux. Mais certaines maladies de ces centres rendent l’exercice de la volonté beaucoup plus difficile, comme d’autres suppriment la con­dition requise du côté de l’imagination, à l’exercice de la raison et entraînent la confusion mentale ou « les idées fixes » et la folie.
  74. Cf. Denzinger, n° 1226 : « Anima non debet cogitare de praemio, de paradiso, nec de inferno, nec de morti, nec de aeternitate, etc... » Item n° 1232, 1337 et sq.
  75. C’était mal comprendre l’acte d’espérance chrétienne; par lui nous ne subordonnons pas Dieu à nous, mais nous désirons Dieu à nous en nous subordonnant à lui, car il est la fin ultime de l’acte d’espérance. Comme le montre bien Cajétan, in IIam IIae, q. 17, a.5, n° 6 : Desidaro Deum mihi, (finaliter) propter Deum, et non propter me. Tandis que s’il s’agit des choses inférieures à moi, comme un fruit, je les désire à moi et pour moi, je les subordonne à moi, comme à une fin. Au con­traire, déjà par l’acte d’espérance je me subordonne à Dieu (fin dernière de cet acte). Cette subordination devient plus parfaite par la charité, qui me fait efficacement aimer Dieu formellement pour lui-même, et plus que moi, en me faisant vouloir sa gloire et l’extension de son règne.
  76. Saint Thomas, IIa IIae, q. 19, a. 6, distingue très clairement un amour de soi qui est condamnable et un autre qui ne l’est pas. « L’amour de soi, dit-il, peut se concevoir de trois façons par rapport à la charité. 1° Il est contraire à la charité, si quelqu’un met sa fin dernière dans l’amour de son bien propre (préféré à Dieu). 2° Il est inclus dans la charité, lorsque l’homme s’aime pour Dieu et en Dieu (pour glorifier Dieu ici-bas et dans l’éternité). 3° Il se distingue de la charité sans lui être contraire, lorsque quelqu’un s’aime en considérant formellement son bien propre, sans pourtant mettre sa fin dernière en ce bien », par exemple: si nous nous aimons naturellement sans pour cela nous détourner de Dieu, ni désobéir à sa loi.
    Il faut se rappeler que pour S. Thomas, Ia, q. 60, a. 5, toute créature est naturellement inclinée d’aimer plus que soi Dieu auteur de sa nature, qui la conserve dans l’existence, comme dans notre organisme la main s’expose spontanément pour le tout. Mais cette inclination naturelle à aimer Dieu plus que soi est atténuée dans l’homme par le péché originel et par ses péchés personnels.
  77. De Civitate Dei, l. XIV, ch. XXVIII.
  78. Des pages comme celle-ci font penser que souvent en saint Augus­tin la contemplation infuse dirigeait d’en haut le raisonnement, néces­saire à l’exposition écrite ou parlée de la vérité divine.
  79. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 17, a. 6, ad 3. - Item IIa IIae, q. 83, a. 9 : « Prima petitio ponitur sanctificetur nomen tuum per quam petimus glo­riam Dei. Secunda vero ponitur adveniat regnum tuum per quam petimus ad gloriam regni ejus pervenire. » Et nous pouvons désirer la vie éternelle, par l’acte d’espérance, comme notre bien suprême, et par un acte de charité, pour glorifier Dieu éternellement. Cf. Cajétan, in IIam IIae, q. 23, a. 1, n° 2.
  80. Saint Thomas dit de même, Ia IIae, q. 109, a. 2: « In statu naturae corruptae etiam deficit homo ab hoc quod secundum suam naturam potest, ut non possit totum hujusmodi bonum implere per sua natu­ralia… Potest tamen aliquod bonum particulare agere, sicut aedificare domum, plantare vineas et alia hujusmodi. » Ibidem, a. 3: « In statu naturae corruptae homo... deficit secundum appetitum voluntatis ratio­nalis, quae propter corruptionem naturae sequitur bonum priuatum, nisi sanetur per gratiam Dei. »
    IIIa, q. 69, a. 3 : Même après le baptême restent la concupiscence et les autres blessures en voie de cicatrisation, et c’est là une occasion de lutte et de mérite.
  81. Saint Thomas (Ia IIae, q. 58, a. 5) avait noté de même, à la suite d’Aristote, que chacun juge de la fin qui lui convient selon les dispositions subjectives de sa volonté et de sa sensibilité: « Qualis unusquisque est (secundum affectum) talis finis videtur ei conveniens. L’orgueilleux trouve bien ce qui satisfait son orgueil, l’humble trouve bien ce qui le garde dans l’humilité.
  82. Cf. Sermons de Tauler, trad. Hugueny, Théry et Corin; voir surtout t. I, p. 71-82, Introduction théologique par le P. Et. Hugueny, O. P., et ibidem, l. 1, p. 217, 235, 237, 249, 287, 335-340.
  83. Saint Thomas traite longuement de chacune de ces vertus et des vices opposés dans la IIa IIae; on pourrait en extraire une profonde étude sur l’éducation de la volonté, car toutes ces vertus, soit acquises, soit infuses, ont leur siège dans cette faculté.
  84. Matth., XVI, 24.
  85. Jean., XII, a. 5.
  86. Cf. S. THOMAS, IIa IIae, q.83, a. 2 et a. 16.
  87. La Montée du Carmel, l. III, ch. XXX, XXXII.
  88. La Montée du Carmel, l. III, ch. XXIX.
  89. Ibid., ch. XLIV.
  90. Cf. S. THOMAS, in Epist. ad Hebr., X, 25: « Motus naturalis quanto plus accedit ad terminum, magis intenditur. Contrarium est de motu violento (v. g. lapidis sursum projecti). Gratia autem inclinat in modum naturae. Ergo qui sunt in gratia, quanto plus accedunt ad finem plus debent crescere. » - Item, Ia IIae, q. 35, a. 6. « Omnis motus naturalis intensior est in fine. »
  91. Ia IIae, q. 73, a. 5.
  92. Eccli, X, 15.
  93. Ia IIae, q. 84, a. 2 ; 89, a. 3, ad 2, et q. 163, a. 1.
  94. Genèse, III, 5-6.
  95. IIa IIae, q. 162, a. 8, ad 1m.
  96. Ibidem, a. 1.
  97. Cité de Dieu, 1. XIV, ch. XIII: « superbia est perversae celsitudinis appetitus. ».
  98. Ibid., l. XIX, ch. XII.
  99. Morales, XXIII, ch. V.
  100. De gradibus humilitatis, ch. X.
  101. I Cor., IV, 8.
  102. Sainte Catherine de Sienne dit dans son Dialogue que l’orgueil obscurcit la connaissance de la vérité, se nourrit de l’amour-propre est ennemi de l’obéissance, et que sa moelle est l’impatience. Elle écrit au ch. CXXVIII: « O maudit orgueil, fondé sur l’amour-propre, comme tu aveugles l’intelligence de ceux que tu domines. Ils croient s’aimer eux-mêmes d’une tendresse sans égale, et ils ne voient pas à quel point ils sont cruels envers eux-mêmes... Ils s’aveuglent sur leur pauvreté et leur bassesse. Ils ne voient pas qu’ils ont perdu cette richesse de la vertu et qu’ils sont tombés des hauteurs de la grâce à la honte du péché mortel. Ils croient voir, mais ils sont aveugles, parce qu’ils ne se connaissent pas et ne me connaissent pas moi-même. » - Vraiment l’orgueil est comme un bandeau sur les yeux de l’esprit. Il est au moins comme un verre noirci, qui ne laisse voir les choses que sous sa couleur à lui. Il fausse par suite le jugement.
  103. IIa IIae, q. 130, a. 1.
  104. IIa IIae, q. 131, a. 1.
  105. Cf BOSSUET, Sermon sur l’ambition.
  106. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 132, a. 1, 2, 3.
  107. Ibid., a. 5.
  108. Jac., IV, 6.
  109. Matth., VI, 1, 2.
  110. Ia, q. 20, a. 3 : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » C’est le principe de prédilection, qui contient virtuellement tout le traité de la prédestination et celui de la grâce.
  111. Cf S. THOMAS, IIa IIae, q. 35, de Malo, q. 11. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. 1, ch. VII.
  112. IIa IIae, q. 133, a. 2.
  113. Acedia de acedior, souffrir impatiemment, se chagriner, par sa faute, par manque d’effort pour le bien.
  114. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. I, ch. IX.
  115. IIa IIae, q. 82, a. 1.
  116. Cf.. DENZINGER, n° 1248-1249.
  117. IIa IIae, q. 35, a. 3. Saint Thomas dit même dans le de Malo, q. XI, a. 3, ad 6m : « Quod homo delectetur de Deo, hoc cadit sub praecepto, sicut et quod homo Deum diligat, quia delectatio amorem sequitur. »
  118. Morales, XXXI, ch. XVII.
  119. IIa IIae, q. 35, a. 4.
  120. Éthique, l. VIII, ch. V.
  121. IIa IIae, q. 35, a. 4, ad 3m.
  122. De Instit. monasteriorum, L. X, cap. ult.
  123. IIa IIae, q. 35, a. 1, ad 4m.