Différences entre les versions de « Cardinal LÉPICIER, Le Miracle »

De Christ-Roi
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==PRÉFACE==
 
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Il n'est pas rare d'entendre des gens - et parmi eux, des hommes au jugement sain - se lamenter sérieusement de l'absence de miracles dans les temps modernes. Ils déplorent vivement qu'à l'heure où l'esprit de foi s'affaiblit et où l'incrédulité grandit chaque jour, il n'y ait pas, comme au début surtout de la fondation de l'Église, des signes surnaturels à opposer comme une digue à cette marée croissante de l'infidélité. Cette lamentation, autrefois si familière aux juifs, sort volontiers des lèvres de bien des fidèles, refrain obligé de leurs conversations :<br>
 
Il n'est pas rare d'entendre des gens - et parmi eux, des hommes au jugement sain - se lamenter sérieusement de l'absence de miracles dans les temps modernes. Ils déplorent vivement qu'à l'heure où l'esprit de foi s'affaiblit et où l'incrédulité grandit chaque jour, il n'y ait pas, comme au début surtout de la fondation de l'Église, des signes surnaturels à opposer comme une digue à cette marée croissante de l'infidélité. Cette lamentation, autrefois si familière aux juifs, sort volontiers des lèvres de bien des fidèles, refrain obligé de leurs conversations :<br>
''Où sont les merveilles'' (du Seigneur) ''que nous ont racontées nos pères'' 1 <ref>. Juges, VI, 13.</ref>''?''<br>
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''Où sont les merveilles'' (du Seigneur) ''que nous ont racontées nos pères'' <ref>. Juges, VI, 13.</ref>''?''<br>
 
À vrai dire, il faut avoir fermé les yeux à l'évidence, pour s'abandonner de nos jours à de telles lamentations. Parmi tous les siècles, le nôtre restera célèbre précisément par les dérogations survenues dans le cours naturel des choses et par les signes et les manifestations d'un ordre supérieur à celui du monde où nous vivons. Ce n'est pas trop de dire que, du nord au midi, de l'orient à l'occident, la terre est tout entière parcourue et pour ainsi due animée par l'esprit des prodiges, comme par un courant bienfaisant. Lourdes en France, Pompéi en Italie, la Guadaloupe au Mexique, Sainte-Anne de Beaupré au Canada, pour ne rien dire d'une multitude d'autres sanctuaires répartis sur la surface du globe, en rendent témoignage. Dans tous ces endroits, le merveilleux est devenu chose si commune, qu'il semble être plutôt la loi ordinaire qu'une exception ; aussi, plus que jamais se trouve avéré le dire du grand poète:<br>
 
À vrai dire, il faut avoir fermé les yeux à l'évidence, pour s'abandonner de nos jours à de telles lamentations. Parmi tous les siècles, le nôtre restera célèbre précisément par les dérogations survenues dans le cours naturel des choses et par les signes et les manifestations d'un ordre supérieur à celui du monde où nous vivons. Ce n'est pas trop de dire que, du nord au midi, de l'orient à l'occident, la terre est tout entière parcourue et pour ainsi due animée par l'esprit des prodiges, comme par un courant bienfaisant. Lourdes en France, Pompéi en Italie, la Guadaloupe au Mexique, Sainte-Anne de Beaupré au Canada, pour ne rien dire d'une multitude d'autres sanctuaires répartis sur la surface du globe, en rendent témoignage. Dans tous ces endroits, le merveilleux est devenu chose si commune, qu'il semble être plutôt la loi ordinaire qu'une exception ; aussi, plus que jamais se trouve avéré le dire du grand poète:<br>
 
''Et quel temps fut jamais si fertile en miracles <ref>. Racine, Athalie, acte I, scène I.</ref>''<br>
 
''Et quel temps fut jamais si fertile en miracles <ref>. Racine, Athalie, acte I, scène I.</ref>''<br>
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En échauffant son fer et frappant son enclume ».<ref>Dante, Paradis, ch. XXIV, vers 97 et suiv. Trad. de Margerie.</ref><br>
 
En échauffant son fer et frappant son enclume ».<ref>Dante, Paradis, ch. XXIV, vers 97 et suiv. Trad. de Margerie.</ref><br>
 
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Ainsi s'exprime Dante Alighieri, qui d'ailleurs ne fait que mettre en vers l'observation profonde du Docteur Angélique. « Il est naturel que l'homme acquière la vérité intelligible par le moyen des effets sensibles. C'est pourquoi, de même qu'en suivant les données de la raison naturelle il vient à acquérir quelque connaissance de Dieu par le moyen des effets naturels, de même aussi il arrive à acquérir quelque connaissance surnaturelle des choses qu'il faut croire par le moyen de quelques effets surnaturels, appelés miracles <ref>. 2. 2-2, Quaest. CLXXVIII, art. I.</ref>.<br>
 
Ainsi s'exprime Dante Alighieri, qui d'ailleurs ne fait que mettre en vers l'observation profonde du Docteur Angélique. « Il est naturel que l'homme acquière la vérité intelligible par le moyen des effets sensibles. C'est pourquoi, de même qu'en suivant les données de la raison naturelle il vient à acquérir quelque connaissance de Dieu par le moyen des effets naturels, de même aussi il arrive à acquérir quelque connaissance surnaturelle des choses qu'il faut croire par le moyen de quelques effets surnaturels, appelés miracles <ref>. 2. 2-2, Quaest. CLXXVIII, art. I.</ref>.<br>
 
Le miracle est donc, de par sa nature, destiné à rendre témoignage à la vérité révélée. Les interruptions et les dérogations qui se produisent dans l'ordre physique servent à démontrer l'existence d'un ordre surnaturel et divin. Les œuvres merveilleuses s'accomplissant journellement autour de nous sont comme ces poteaux indicateurs placés aux croisements des routes : ils montrent le chemin qui mène à la vérité révélée.<br>
 
Le miracle est donc, de par sa nature, destiné à rendre témoignage à la vérité révélée. Les interruptions et les dérogations qui se produisent dans l'ordre physique servent à démontrer l'existence d'un ordre surnaturel et divin. Les œuvres merveilleuses s'accomplissant journellement autour de nous sont comme ces poteaux indicateurs placés aux croisements des routes : ils montrent le chemin qui mène à la vérité révélée.<br>
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==CHAPITRE III - L'ACTION DES CRÉATURES DANS LE MONDE==
 
==CHAPITRE III - L'ACTION DES CRÉATURES DANS LE MONDE==
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Version du 3 décembre 2006 à 17:38

TITRE

Cardinal LÉPICIER, O. S. M.


LE MIRACLE

SA NATURE, SES LOIS, SES RAPPORTS
AVEC L'ORDRE SURNATUREL

TRAITÉ PHILOSOPHICO-THÉOLOGIQUE



TRADUCTION FRANÇAISE DE CHARLES GROLLEAU
Sur la troisième édition italienne

« Nicodème dit à Jésus : Maître, nous savons
que vous êtes venu de la part de Dieu comme
docteur, car personne ne saurait faire les miracles
que vous faites, si Dieu n'est pas avec lui. »
Jean, III, 2.



AUX SEPT GLORIEUX SAINTS : BONFILS BONAJUNTA MANETTO AMÉDÉE SOSTÈNE HUGO ALEXIS QUI SUR L'ORDRE DE MARIE ONT FONDÉ IL Y A SEPT SIÈCLES AU MILIEU DES PLUS ÉCLATANTS MIRACLES LA SAINTE FAMILLE DE SES SERVITEURS O. D. C.


PRÉFACE

Il n'est pas rare d'entendre des gens - et parmi eux, des hommes au jugement sain - se lamenter sérieusement de l'absence de miracles dans les temps modernes. Ils déplorent vivement qu'à l'heure où l'esprit de foi s'affaiblit et où l'incrédulité grandit chaque jour, il n'y ait pas, comme au début surtout de la fondation de l'Église, des signes surnaturels à opposer comme une digue à cette marée croissante de l'infidélité. Cette lamentation, autrefois si familière aux juifs, sort volontiers des lèvres de bien des fidèles, refrain obligé de leurs conversations :
Où sont les merveilles (du Seigneur) que nous ont racontées nos pères [1]?
À vrai dire, il faut avoir fermé les yeux à l'évidence, pour s'abandonner de nos jours à de telles lamentations. Parmi tous les siècles, le nôtre restera célèbre précisément par les dérogations survenues dans le cours naturel des choses et par les signes et les manifestations d'un ordre supérieur à celui du monde où nous vivons. Ce n'est pas trop de dire que, du nord au midi, de l'orient à l'occident, la terre est tout entière parcourue et pour ainsi due animée par l'esprit des prodiges, comme par un courant bienfaisant. Lourdes en France, Pompéi en Italie, la Guadaloupe au Mexique, Sainte-Anne de Beaupré au Canada, pour ne rien dire d'une multitude d'autres sanctuaires répartis sur la surface du globe, en rendent témoignage. Dans tous ces endroits, le merveilleux est devenu chose si commune, qu'il semble être plutôt la loi ordinaire qu'une exception ; aussi, plus que jamais se trouve avéré le dire du grand poète:
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles [2]

Toutefois, malgré la surabondance et l'authenticité de ces miracles - authenticité scrupuleusement établie - bien des gens persistent encore à ne pas vouloir admettre - ne disons pas l'existence - mais la simple possibilité de ces interventions spéciales de Dieu, dans le cours régulier de la nature.
Certes, il fallait s'attendre à ces négations obstinées, négations qui rendront tristement célèbre l'histoire de notre époque. Préparé de longue date par les faux systèmes de philosophie en vogue dans certaines écoles, ce scepticisme devait croître et mûrir sous l'influence des théories modernes. Il était bien naturel que le doute universel, prôné par quelques philosophes comme base dans la recherche de la vérité, aboutît à l'identification absolue du « oui » et du « non », qui caractérise les systèmes rationalistes allemands.
Par ailleurs, les nombreuses découvertes obtenues récemment dans le domaine des sciences physiques devaient naturellement renforcer - bien à tort certainement - cette tendance à l'incrédulité. D'abord surpris et comme désorientés, les esprits cédèrent bien vite à l'ivresse de l'orgueil, au point de regarder comme la caractéristique d'un esprit fort, d'un esprit qui se possède, le fait de rejeter catégoriquement tout ce qui est d'ordre spirituel et surnaturel. Et c'est précisément cette négation de la réalité objective des faits surnaturels qui est à la base de tout ce système moderniste qui a fait tant de bruit dans ces dernières années, et dont les échos sont loin d'être étouffés. Pour Alfred Loisy, l'un des principaux tenants de ce système, l'institution de l'Église n'est pas un fait d'ordre historique. Ce que l'historien perçoit directement, c'est la foi en cette institution, la foi au Christ qui a fondé l'Église[3].
Étrange contradiction ! Tandis qu'on reniait tout ce qui échappe aux sens, on devenait le jouet de pratiques vaines et superstitieuses. Au moment même où l'on excluait toute action de Dieu dans le monde, on se soumettait, comme de vils esclaves, à l'influence des esprits d'outre-tombe et ce commerce devenait l'occupation la plus importante et le divertissement quotidien. C'est alors que l'Église fut remplacée par les temples de la déesse raison et les assemblées religieuses par des rendez-vous spirites. A la sainteté des rites chrétiens succédèrent les orgies des bacchantes, aux sacrifices offerts au vrai Dieu, le culte de Lucifer. L'on détruisit, sans édifier.
A l'heure actuelle un réveil se fait sentir. Les esprits les moins souillés par le vice se fatiguent de rester suspendus au-dessus de l'abîme de la négation. Déçus dans leur attente, affamés d'une nourriture plus solide que celle des formules mathématiques, de la vapeur des machines ou des distillations spiritueuses, ils cherchent de nouveau l'aliment qui seul peut les rassasier. Ils ont faim de la vérité et de la vérité révélée.
Cependant, la voie qui mène à la révélation ne peut être la révélation elle-même. Une même chose ne peut être à la fois moyen et terme d'action. C'est un cercle vicieux - et, qui ne s'en aperçoit pas ? - que de vouloir prouver l'existence d'une révélation, en s'appuyant exclusivement sur cet argument : « Dieu l'a dit » .
Quelle est donc la voie qui conduit à la révélation ? Cette voie nous la trouvons précisément dans la connaissance des miracles, c'est-à-dire dans ces signes extraordinaires que les sens humains peuvent percevoir et que Dieu a coutume de susciter en faveur de la vérité révélée. Ce n'est sans doute pas la voie unique, mais c'est une des voies principales. C'est pour cela que les miracles constituent un si puissant motif de crédibilité en faveur de la révélation.
Je vois avec mes yeux de chair, et leur témoignage ne me trompe pas, je vois une œuvre vraiment merveilleuse, une œuvre qui dépasse toutes les forces de la nature créée, une œuvre qui exige une intervention divine, et cette couvre est produite précisément en faveur de la révélation. La raison veut donc que mon intelligence se soumette aux vérités proposées par Dieu à ma croyance.

... « L'antique et récente parole
D'où ton intelligence à conclure s'envole,
Pourquoi donc la tiens-tu pour un divin discours ? »
Moi: - «Des miracles saints la confirment toujours,
Œuvres qu'en vain Nature à faire se consume
En échauffant son fer et frappant son enclume ».[4]

Ainsi s'exprime Dante Alighieri, qui d'ailleurs ne fait que mettre en vers l'observation profonde du Docteur Angélique. « Il est naturel que l'homme acquière la vérité intelligible par le moyen des effets sensibles. C'est pourquoi, de même qu'en suivant les données de la raison naturelle il vient à acquérir quelque connaissance de Dieu par le moyen des effets naturels, de même aussi il arrive à acquérir quelque connaissance surnaturelle des choses qu'il faut croire par le moyen de quelques effets surnaturels, appelés miracles [5].
Le miracle est donc, de par sa nature, destiné à rendre témoignage à la vérité révélée. Les interruptions et les dérogations qui se produisent dans l'ordre physique servent à démontrer l'existence d'un ordre surnaturel et divin. Les œuvres merveilleuses s'accomplissant journellement autour de nous sont comme ces poteaux indicateurs placés aux croisements des routes : ils montrent le chemin qui mène à la vérité révélée.
C'est donc préparer la voie à la révélation, que de mettre en lumière la notion du miracle, en définir l'essence, en préciser les conditions, déterminer les critères qui nous aident à le reconnaître et surtout mettre en valeur les relations qu'il a avec l'ordre surnaturel. C'est précisément dans ce but que nous avons entrepris la présente étude.
Cette étude se recommande par elle-même. Elle est faite pour ceux qui, étudiant les secrets de la nature, rencontrent infailliblement des faits qui sont en contradiction évidente avec les lois habituelles du cosmos. Nous conseillons la lecture de cet ouvrage à tous ceux qui, doués d'une vision plus pénétrante, aiment à s'élever au-dessus de la matière, du mouvement et du monde physique en général ; à ceux qui désirent connaître l'être et ses propriétés, dans les limites permises à la raison humaine. Nous la conseillons à ceux qui, éclairés par la foi, se consacrent à la recherche des mystères de la religion chrétienne, désireux de connaître de plus près les fondements de leur croyance. Nous la conseillons enfin à ceux qui aiment la vérité, la désirent d'un cœur sincère et la recherchent avec simplicité. Puissent-ils la trouver enfin, puisque la vérité n'est autre chose que Dieu lui-même, premier principe et fin dernière de toutes les créatures.
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Cette traduction française, faite sur la troisième édition italienne, représente le fruit des recherches poursuivies par l'auteur durant les longues années consacrées par lui à l'enseignement de la science sacrée et continuées sans interruption. Cette application l'a mis à même d'étudier à fond la doctrine si importante du miracle. Sans la connaissance de cette doctrine, un grand nombre de problèmes de l'ordre surnaturel aussi bien que de l'ordre naturel restent insolubles.
Nous recommandons instamment à ceux qui cultivent les sciences sacrées, une étude attentive de ce sujet, qu'il est impossible de bien comprendre en dehors de l'enseignement du Docteur Angélique qui a, plus et mieux que tout autre philosophe, pénétré les secrets des opérations divines et humaines.


PRÉFACE À L'ÉDITION FRANÇAISE

On peut affirmer en toute vérité que la question concernant le miracle représente la synthèse de toute la philosophie catholique. Les longues années que nous avons passées dans l'étude de l'enseignement des sciences sacrées nous ont confirmé dans cette persuasion ; c'est pourquoi nous avons eu à cœur d'approfondir ce sujet sous tous ses aspects possibles. Le fruit de ces recherches a été de dévoiler à nos yeux la grandeur des œuvres divines dans le monde, et à nous découvrir les merveilles que le Créateur a multipliées d'une main si libérale à travers les siècles.
Oh, si nos exégètes prenaient la peine d'étudier à fond la question du miracle, de sa nature et de ses relations avec l'ordre surnaturel, on n'aurait pas le triste spectacle de les voir s'attarder dans des doutes pénibles sur le texte inspiré des Saintes-Écritures ! Ils éviteraient ces fluctuations empruntées aux systèmes protestants, fruit de l'ignorance de notre philosophie, fluctuations aussi nuisibles à la science qu'à la vraie piété.
Notre désir est que cette étude, en instruisant le lecteur sur les œuvres merveilleuses du Très-Puissant, le porte à chanter d'un cœur ému : Benedicite omnia opera Domini Domino!

Rome, en la Fête de Pâques, 1936.


INTRODUCTION

Quelle place occupe, en philosophie, la question du miracle ?

L'étude concernant la possibilité du miracle, sa nature, sa finalité, la recherche de l'agent capable de le produire, appartient à cette partie de la Métaphysique spéciale, qui traite de la cause première, de ses attributs, et notamment de la Providence et du gouvernement du monde. Cette étude se place, pour ainsi dire, aux confins extrêmes de la théologie naturelle, et se rattache au point même où commence la théologie révélée.
En effet, les grands mystères de notre Religion : la Trinité, l'Incarnation, le péché originel, la grâce, etc., supposent tous l'existence d'une révélation surnaturelle faite à l'homme par Dieu. Ces mystères s'appuient sur le fait de cette révélation comme sur un fondement naturel ; mais la révélation elle-même surpasse toutes les forces de la nature créée ; aussi a-t-elle besoin, pour être acceptée par l'homme, de preuves plus grandes que celles que peuvent nous fournir les forces de la nature.
D'autre part, étant prouvé par la lumière naturelle de la raison que Dieu peut, quand il lui plaît, déroger à ses propres lois, pour écrire, en dehors du livre de la nature, un autre livre plus profond et pour cela même plus vrai, livre écrit exclusivement par son doigt divin, l'existence possible d'une science, dont la lumière est plus qu'humaine, devient un point acquis. Aussi le miracle est-il l'anneau qui, comme nous l'avons dit, relie intimement la théologie naturelle à la théologie proprement dite, c'est-à-dire à la ,théologie révélée.


Utilité de cette étude

On voit ainsi de quelle importance est l'étude du miracle, de sa nature, de ses caractères et de ses lois. Le miracle est un fait et comme tel est l'objet de l'expérience et appartient au domaine de l'histoire. Mais c'est de plus un fait surnaturel, et sous cet aspect il se relie au monde invisible et présuppose une intervention divine. Le miracle ne doit donc pas être confondu avec les œuvres du hasard. Celles-ci sont dues, il est vrai, à la cause première et, en dernière analyse, sont ordonnées au bien de l'univers, mais le miracle, opéré par Dieu seul, est directement ordonné à la manifestation de sa volonté suprême. Il est donc, proprement parlant, le sceau de la révélation divine, et comme tel constitue un des principaux motifs de crédibilité en faveur de la religion surnaturelle.
La question qui traite de ce phénomène naturel divin qu'est le miracle, est donc d'une importance capitale et ce n'est pas trop d'apporter à cette étude une attention plus qu'ordinaire. Du moment que la religion chrétienne est appuyée sur le miracle, plus encore que la religion hébraïque, celui-là sera seul en mesure de défendre nos dogmes et la vérité de la mission de nos apôtres qui connaîtra parfaitement la nature du miracle et saura discerner dans quelles circonstances et dans quelles conditions il s'opère.
Le miracle, en outre, sert à mettre en pleine lumière l'existence de Dieu. Bien que la nature tout entière suffise à nous renseigner sur cette vérité, et qu'un seul brin d'herbe proclame hautement l'existence d'un Créateur, une interruption soudaine dans le cours de l'univers réveille dans l'homme un vif sentiment de la présence divine. De plus, le miracle met en pleine lumière les attributs de Dieu, au premier chef sa toute-puissance et sa bonté, ainsi que sa providence dans le gouvernement du monde.
Et puisque les exceptions servent, bien qu'indirectement, à confirmer la règle, le miracle, comme fait exceptionnel, peut encore, suivant les temps et les circonstances, servir de guide à l'homme d'étude dans sa recherche des lois qui régissent le monde.
Voici donc comment l'étude du miracle sert non seulement au théologien chrétien, mais encore au philosophe et même au naturaliste. Pour tout dire d'un mot, cette étude doit servir à tous ceux qui, épris de la vérité, la recherchent partout où on peut la trouver et l'embrassent sous toutes les formes qu'elle peut offrir à leur considération.


Synthèse de la question

La proposition qui forme comme la synthèse de toute la question concernant le miracle, est ainsi formulée par le Docteur Angélique, dans sa Somme contre les Gentils : « Dieu seul peut faire des miracles[6]. »
Cette proposition est, pour ainsi dire, le pivot de toute la question et en renferme toute la substance. En effet, étant donné que le miracle, de la part de Dieu, est possible, qu'il est son œuvre propre et telle qu'aucune créature ne peut s'attribuer une pareille puissance, la nature même du miracle, ses rapports avec l'ordre physique et moral, ses propriétés et ses relations avec les œuvres merveilleuses des anges ou des magiciens, aussi bien que les critères servant à le faire reconnaître avec certitude, apparaissent en pleine lumière.
Notre intention n'est donc pas de rapporter ici l'histoire détaillée de tous les miracles opérés au cours des siècles, ni d'en faire un examen minutieux, les passant l'un après l'autre au crible d'une critique sévère, pour accepter les uns et rejeter les autres. Le nombre des miracles accomplis durant le cours des siècles est tel, qu'il faudrait, pour un travail de ce genre, composer des bibliothèques entières, et nous n'avons, pour notre part, ni le désir, ni les moyens de le faire. « Elle croît comme une forêt, écrit saint Augustin, la multitude de ces miracles, qui s'appellent monstres, prodiges, phénomènes merveilleux, et si l'on voulait les rappeler et les énumérer tous, quand est-ce qu'un tel travail verrait sa fin [7] ? »
Notre intention est plutôt d'étudier le miracle en lui-même et dans ses lignes générales, sous la double lumière de la philosophie et de la théologie. De plus, en appliquant, comme il sied, les critères fournis ici, nous pourrons passer en revue et examiner en particulier quelques-uns des principaux miracles opérés par notre divin Sauveur, comme preuve et complément de sa mission divine.


Critère pour déterminer la vérité

Si nous n'avions pour nous guider que les théories proclamées soit par l'école matérialiste, soit par celle appelée spiritualiste, aujourd'hui l'une et l'autre en grand honneur, il nous serait bien difficile, sur le sujet qui nous intéresse, de dire où se trouve la vérité. En effet, tandis que certains, fermant les yeux à l'évidence des faits merveilleux dont l'écho arrive à leurs oreilles, l'appellent pieuse supercherie, divine illusion, d'autres, au contraire, renouvelant les sortilèges des pythonisses des temps passés, le proclament, dans leur réunions ténébreuses, comme œuvre non pas de Dieu seulement, mais des esprits de l'autre monde qui s'abaissent ainsi pour satisfaire les désirs de l'homme, même les plus honteux.
Mais il convient de faire appel à des critères beaucoup plus élevés et solides que ne sont ces affirmations toutes gratuites. Nous devons au Docteur Angélique de nous avoir fourni, sur ce point, comme sur tant d'autres, des principes irréfutables pour reconnaître que ce pouvoir appartient à Dieu et qu'il le faut refuser aux créatures. Dans le passage que nous avons cité plus haut, saint Thomas montre, par des raisons tirées de l'ordre de la nature, comment ce privilège est le propre de Dieu. Dans d'autres passages de ses œuvres, notamment dans la première partie de la Somme théologique, le Docteur Angélique circonscrit d'un trait ferme le pouvoir soit des substances spirituelles séparées, soit de l'homme lui-même. Ainsi faut-il conclure que l'homme, aussi bien que ces substances spirituelles, ne possèdent aucun pouvoir en dehors de l'ordre qui leur est assigné, et par conséquent ne peuvent opérer des miracles proprement dits.


Synopse générale de l'ouvrage

Nous nous estimerons heureux si, avec l'aide de cette lumière et en la faisant nôtre, nous réussirons à montrer, avec assez de clarté, comment il est possible à Dieu de faire des miracles ; comment le miracle est à proprement parler son œuvre à Lui seul; quel pouvoir l'on peut, à cet égard, reconnaître aux créatures, surtout aux créatures spirituelles ; de quels critères nous devons nous servir pour arriver à connaître si telle œuvre est vraiment un miracle ou si elle n'est que le produit des forces de la nature.
Toutefois le miracle, sans cesser d'appartenir à l'ordre de la divine Providence, est un effet produit en dehors des lois habituelles de la nature et du cours ordinaire des choses. Il sera donc nécessaire de faire précéder cette étude d'une exposition, autant que possible claire et succincte, de la véritable doctrine philosophique sur la Providence de Dieu et sur l'ordre des choses créées.
En outre, sachant que le miracle est proprement un acte de Dieu et comme, par ailleurs, Dieu agit en tant que cause universelle dans toutes les actions des causes secondaires, il sera nécessaire de préciser jusqu'où peuvent arriver, dans la production des effets ordinaires, non seulement l'action de Dieu, mais encore celle de la créature. De cette manière nous pourrons savoir quand a lieu une véritable dérogation au cours habituel de la nature. En d'autres termes, il nous faudra établir quand est-ce que Dieu, laissant de côté l'efficacité de la cause secondaire d'où l'effet devrait dépendre naturellement, produit lui-même cet effet sans la médiation des créatures, condition essentielle du miracle.
D'autre part, le miracle ne peut être l'effet d'un caprice de la divinité. Le miracle est un moyen sagement ordonné en vue d'une fin très élevée. C'est pourquoi il nous faudra parler de la finalité propre au miracle et montrer quels rapports il a avec le gouvernement moral du monde.
Le développement clair et méthodique de cette belle doctrine nous fournira les éléments d'une définition exacte du miracle, outre qu'elle nous aidera à nous fixer sur la part qui revient à Dieu dans cette œuvre dont lui-même est l'agent principal. Nous arriverons, par suite, à démontrer la nécessité de refuser à une cause seconde, quelle qu'elle soit, le rôle d'agent principal, tout en admettant son concours non seulement comme cause morale, mais aussi en tant qu'instrument physique.
Nous avons déjà expliqué, et nous nous réservons de développer cette pensée plus longuement en son lieu, comment de telles dérogations à l'ordre de la nature sont ordonnées à la manifestation des vérités surnaturelles, en préparant les esprits à accepter ces mêmes vérités. Le présent ouvrage resterait donc incomplet, s'il ne faisait voir comment le miracle est l'échelle que Dieu nous tend pour nous aider à monter au delà des bornes du créé et arriver jusqu'au domaine de l'infini, où l'ascension se poursuit toujours plus haut, jusqu'aux marches du trône de Dieu, Un en essence et subsistant en trois personnes. Nous verrons donc, en dernier lieu, comment les miracles, surtout ceux qu'accomplit Notre-Seigneur Jésus-Christ - miracles qui défient l'examen le plus minutieux - furent ordonnés pour manifester la mission divine de l'Homme-Dieu. Nous verrons aussi comment l'homme, à la conscience droite, qui a su se délivrer de ses préjugés pour se donner à un examen attentif de ces miracles, est amené, par une espèce de nécessité logique, à courber le front devant Celui qui est « la lumière illuminant tout homme qui vient en ce monde [8] », jusqu'à embrasser sa loi et suivre ses commandements.


CHAPITRE I - LA DIVINE PROVIDENCE ET L'ORDRE DES
CHOSES DE CE MONDE

  1. Deux sortes de bien dans les êtres de ce monde. - 2. Ce qu'est la Divine Providence.- 3. La Divine Providence embrasse toute chose. - 4. Multiplicité des ordres. - 5. Dieu ne peut agir en dehors de l'ordre universel. - 6. La Divine Providence n'enlève pas aux choses de ce monde leur contingence. - 7. Tous les êtres exécutent spontanément l'ordre de la Divine Providence. - 8. Synthèse dans l'ordre de l'univers. - 9. Ce que dit Dante par rapport à l'ordre de l'univers. - 10. Bonté de la Divine Providence envers les hommes.


§ I. - L'homme qui, considérant les êtres de ce monde avec les yeux de l'esprit, n'arriverait pas à y découvrir d'autres biens que celui contenu dans la substance même de ces êtres, devrait se dire atteint d'un commencement de cécité intellectuelle, car il ne percevrait qu'une partie de la vérité. En effet tous les êtres, outre leur bien absolu, en contiennent un autre, lequel est dans chacun d'eux, par rapport à sa propre fin, et qui dans tout l'univers se rapporte à la fin dernière, c'est-à-dire à la Bonté divine. Ces deux biens, l'absolu et le relatif, forment la synthèse de tout le bien contenu dans l'univers ; ils donnent naissance à des ordres multiples et variés. Les êtres, distribués dans ces différents ordres, produisent, en vertu de leurs formes propres et de la tendance naturelle qu'ils ont vers leurs fins particulières, des effets déterminés et proportionnés à la nature de chacun d'eux.

§ II. - Il y a donc un ordre suprême ; il y a également une multitude et, je dirais presque, une infinité d'ordres particuliers. Le premier renferme tous les autres et ceux-ci, bien que se mouvant tous selon leurs propriétés, ne peuvent jamais sortir du cercle de cet ordre suprême dont ils dépendent comme de leur centre. Or, la disposition de cet ordre suprême dans la pensée divine est ce que nous appelons la Providence.
Rappelons ici la définition classique de la Providence fournie par l'illustre philosophe saint Séverin Boèce. « La Providence, dit-il, est la raison même divine, telle qu'elle existe dans la pensée du Souverain Maître de l'univers ; raison qui met chaque chose à sa place [9]».
Éternelle en elle-même et immobile, la Providence embrasse, dans sa simplicité suprême, la raison d'être de toutes les natures créées et changeantes, leur génération, leur progrès et le terme où elles doivent aboutir. Les paroles de Dante sont un écho de cette vérité

Et son esprit, parfait en soi, non seulement
A, d'avance, assigné sa nature à tout être,
Mais au salut de tous veille comme un bon maître[10].

Cette disposition divine est en conformité avec la nature des choses créées, si bien que celles-ci n'ont rien de plus empressé que d'exécuter, dans le temps, avec une joyeuse spontanéité, selon l'inclination de leur forme et leur mouvement déterminé, les ordres supérieurs de la Divine Providence. C'est ce que les Anciens appelaient fatum ; mais nous, d'un nom plus chrétien, nous l'appelons le gouvernement des choses. Boèce exprime cette pensée d'une manière remarquable : « Le Créateur, le Très-Haut, dit-il, est assis et, conducteur exercé, tient en main les rênes de chaque chose, Roi et Seigneur, source et origine, loi et sage arbitre de ce qui est juste et honnête[11]. »
La Providence embrasse donc non seulement les choses universelles, mais aussi les particulières ; elle comprend les choses corruptibles aussi bien que les spirituelles ; elle s'étend partout où s'exerce l'opération divine, ce qui signifie qu'elle s'étend à toutes les choses de ce monde. D'une manière spéciale, cependant, elle s'occupe de la créature raisonnable, en tant que celle-ci possède le contrôle de ses propres actions ; si bien que, « pour le dire en un mot, conclut saint François de Sales, la Providence souveraine n'est autre chose que l'acte par lequel Dieu veut fournir aux hommes et aux anges les moyens nécessaires ou utiles pour parvenir à leur fin [12]».

§ III. - Pour ce qui regarde l'amplitude de l'ordre de la Providence, il faut observer que celle-ci ne connaît aucune limite, comprenant dans son cercle infini, toutes les choses de ce monde, non pas seulement les choses corruptibles, mais encore les choses incorruptibles, soit dans leurs principes généraux, soit dans leurs distinctions individuelles.
La preuve qu'en donne le Docteur Angélique est d'une clarté admirable. Rappelons-nous ce qui a été dit plus haut, à savoir que la Providence est la raison même de l'ordre des choses vers leur propre fin. En d'autres termes, la Providence est cette raison suprême par laquelle Dieu conduit toute chose suavement et fortement, à l'acquisition de leur bien respectif, par rapport à la fin qui leur est propre.
Que l'on se souvienne par ailleurs du grand principe qui régit tout l'édifice de la philosophie morale, c'est-à-dire que tout agent agit en raison de sa fin. Il s'ensuit, par voie de conséquence, que sa causalité propre s'étend, par rapport au premier agent qui est Dieu, aussi loin que s'étend l'ordre des effets à leur fin. En effet, si dans les œuvres d'un agent quelconque, un effet survient qui n'est pas ordonné à la fin de cet agent, la cause en est à un autre agent opérant en dehors de l'intention de l'agent premier. Ainsi en voulant allumer du bois on n'obtient pas toujours le but souhaité, parce que l'humidité, par exemple, empêche la combustion d'avoir lieu.
Or Dieu est le premier agent. Il est donc nécessaire que sa causalité propre s'étende à tous les êtres, non seulement quant aux principes de l'espèce, mais encore quant aux principes de l'individu, soit dans les choses incorruptibles, soit dans celles qui sont corruptibles. Par conséquent, l'ordre des effets à leur fin s'étend, par rapport à Dieu, à toutes les choses de l'univers[13].
En ce qui concerne les causes secondes, un effet peut se produire par hasard, en tant qu'il peut avoir lieu en dehors de l'intention de ces causes. Mais, par rapport à Dieu, qui rassemble en lui-même toutes choses, aucun hasard ne peut exister, parce que tout ce qui arrive est prévu par lui et c'est lui qui pourvoit à tout. C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple du saint Docteur, la rencontre de deux serviteurs en un même endroit, peut sembler à ceux-ci chose fortuite, alors qu'elle ne l'est pas pour le maître qui les a envoyés là précisément, afin que l'un ne sachant rien de l'autre, puisse rapporter au maître ce que celui-ci désire savoir sur son compagnon.
De même, en ce qui concerne un pourvoyeur particulier, des maux nombreux peuvent arriver contre son intention, et si cela dépendait de lui, il ne manquerait pas de les repousser. Mais Dieu, pourvoyeur universel, les permet dans certains cas particuliers, précisément pour que le bien et la perfection de l'univers n'aient pas à souffrir d'empêchement ou de retard. En effet, dit saint Thomas, si tous les maux étaient exclus, beaucoup de biens viendraient à manquer dans le monde. Par exemple, la vie du lion ne se soutiendrait pas, si ce n'est par la mort de la brebis, et la patience des martyrs ne resplendirait pas aussi merveilleusement, s'il n'y avait pas de tyrans persécuteurs[14].
La phrase du grand Docteur d'Hippone est demeurée célèbre : «Dieu, qui est Tout-Puissant, ne permettrait en aucune manière l'introduction du mal dans ses œuvres, s'il n'était tellement puissant, tellement bon, qu'il peut tirer le bien du mal lui-même[15]. »
S'il en est ainsi, le hasard n'est rien d'autre qu'un mot et le destin une vaine formule inventée soit par une infidélité obstinée qui ne veut voir dans les vicissitudes de ce monde autre chose que les coups d'un destin inexorable, soit par une aveugle ignorance, toute prête à rejeter sur un hasard capricieux la responsabilité des malheurs que l'étourderie nous fait trop souvent commettre et que La Fontaine décrit à merveille
Il n'arrive rien dans le monde,
Qu'il ne faille qu'elle (la Fortune) en réponde:
Nous la faisons de tous écots; [16]
Elle est prise à garant de toutes aventures.
Est-on sot, étourdi, prend-on mal ses mesures,
On pense en être quitte en accusant le sort,
Bref, la Fortune a toujours tort[17].

Voici comment saint Augustin conclut qu'il n'est dans le monde ni hasard ni destin : « Tout ce qui arrive par hasard, écrit-il[18], arrive par témérité ; et tout ce qui arrive par témérité, n'arrive pas par l'ordre de la Providence. Si donc certaines choses arrivent dans le monde par hasard, le monde n'est pas tout entier administré par la Providence. Mais si le monde n'est pas tout entier administré par la Providence, c'est qu'il existe quelque nature et substance qui n'appartiennent pas à l'œuvre de la Providence. Or, tout ce qui est, en tant qu'il est, est bon. Celui-là est suprêmement bon, par la participation duquel les autres choses sont bonnes. D'autre part, ce qui est changeant est bon, en tant qu'il existe, non par lui-même, mais par sa participation au bien immuable. Or ce Bien, par la participation duquel les autres choses, quelles qu'elles soient, sont bonnes, est bon, non par une autre chose que lui, mais par lui-même, et c'est ce que nous appelons la Divine Providence. C'est pourquoi rien dans le monde n'est l'effet du hasard. »
Rien n'arrive donc ou ne peut arriver en dehors de l'ordre de la Divine Providence. Par conséquent, nous voyons déjà que le miracle lui-même ne pourra jamais se produire en dehors de cet ordre.
«Dieu, dit le Docteur Angélique, ne fait rien par une volonté changeante contre les causes naturelles, parce qu'il a de toute éternité prévu et voulu ce qu'il fait dans le temps. Il a donc institué le cours de la nature de façon à disposer d'avance, dans son éternelle volonté, ce qu'il doit faire dans le temps, en dehors de ce cours[19]
Ceci ne veut pas dire que le miracle doive être également compris dans le plan des lois universelles établies par Dieu, comme un effet par rapport à ces mêmes lois. Non, le miracle, comme on l'expliquera dans la suite, quoique ordonné à l'avance par Dieu, est une dérogation formelle aux lois universelles du monde, en tant qu'il est l'œuvre de Dieu seul. Aussi ne pouvons-nous pas admettre, au moins dans les termes où elle est exposée, l'opinion de l'abbé de Houtteville. Voici comment s'exprime cet auteur[20]. «Tandis qu'il donnait à la matière le degré de mouvement suffisant qu'elle devait avoir pour tous les siècles, on comprend que Dieu a pu déterminer de telle sorte la loi des communications, qu'à un moment donné par exemple le monde verrait telle guérison, telle éclipse, telle résurrection... Les miracles sont enveloppés, en qualité d'effets, dans le plan des lois universelles... Ils naissent de ces lois qui nous sont cachées, ou bien alors de la combinaison de celles-ci avec celles que nous connaissons. »
En réalité, le miracle, quoique compris dans l'ordre de la Divine Providence, a lieu cependant hors de l'ordre de la nature. Il nous faut donc maintenant expliquer ce que nous entendons par ordre de la nature.

§ IV. - L'ordre des effets, écrit saint Thomas, suit l'ordre des causes. Multiples sont les causes ayant entre elles une relation de dépendance et de subordination. Les unes sont majeures, les autres mineures ; les unes sont premières et supérieures, les autres postérieures et inférieures. Ainsi donc les ordres des effets sont multiples et subordonnés entre eux. Or cette relation naturelle et cette proportion qui existe entre une cause et les effets qui en proviennent, est ce que nous appelons l'ordre des choses, d'où il suit que les ordres des choses sont multiples et subordonnés entre eux.
Par exemple, la réunion de plusieurs personnes par rapport à un même chef auquel elles sont soumises, constitue l'ordre de la famille. La réunion de plusieurs chefs de famille par rapport au magistrat par qui elles sont régies, constitue l'ordre civil, tandis que la réunion de plusieurs magistrats par rapport à un même prince, par les lois duquel ils sont gouvernés, constitue l'ordre du royaume. Le premier ordre est subordonné au second et celui-ci au troisième, parce que les causes d'où ces ordres prennent leur origine, sont pareillement subordonnées.
Élevant maintenant plus haut notre spéculation, nous pouvons distinguer, d'une part, autant d'ordres inférieurs qu'il y a de causes produisant des effets déterminés et, de l'autre, un ordre suprême, qui contient virtuellement, en les excédant, tous ces ordres inférieurs, de même que la cause dont ils dépendent, qui est Dieu, contient virtuellement et éminemment toutes les causes secondaires.
Si donc on nous demande ce que l'on entend par ordre de la nature, nous répondrons : par ordre de la nature on peut entendre premièrement l'ordre universel des choses, selon qu'elles dépendent, quant à leur essence, de Dieu même ; en second lieu, on peut entendre l'un ou l'autre des ordres des choses inférieures, selon que celles-ci dépendent des causes secondes. Or, comme le miracle est, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, un effet en dehors de l'ordre de la nature, demander si Dieu peut faire un miracle, sera la même chose que demander s'il peut agir en dehors de l'ordre de la nature,

§ V. - Ce n'est donc pas une réponse, mais deux qu'il faut donner à cette demande, selon que par ordre de la nature on entend l'ordre universel ou les ordres particuliers des choses.
Or il est évident que Dieu ne peut agir contre l'ordre universel. Non que la puissance lui manque, mais parce que cet ordre même n'admet la possibilité d'aucun changement, d'aucune sorte de variation.
De fait, l'ordre universel des choses dépend et de la science et de la volonté de Dieu qui ordonne toutes choses à sa bonté comme à leur dernière fin. Or, il n'est pas possible qu'une chose, quelle qu'elle soit, s'accomplisse, si elle n'est voulue de Dieu, puisque les créatures ne procèdent pas de lui en vertu de sa nature, mais bien plutôt par élection de sa volonté[21].
On ne peut non plus dire qu'une chose quelconque arrive, sinon en tant qu'elle est comprise dans la science divine, étant donné que la volonté ne peut jamais se porter qu'à ce qui est connu. On ne peut pas même imaginer que dans les créatures rien ne se fasse qui ne soit ordonné à la divine bonté, étant donné que celle-ci est l'objet propre de la volonté de Dieu. Dieu ne peut donc rien faire contre cet ordre universel ou en dehors de lui, autrement, il agirait contre sa Providence, il serait changeant et se renierait lui-même[22].
De plus, cet ordre étant universel, comprend toutes les choses, comme la cause dont il procède, qui est Dieu lui-même, comprend elle-même toutes les choses. S'il s'agit de l'ordre d'une cause particulière, il est possible que quelque effet arrive en dehors de cette cause : c'est-à-dire qu'une autre cause empêche celle-ci de parvenir à son but, comme, suivant l'exemple donné par saint Thomas, la vertu nutritive ne parvient pas toujours, chez les animaux, à son effet, c'est-à-dire à la digestion parfaite, à cause, par exemple, de la grossièreté de l'aliment. Mais cette seconde cause qui rend ainsi vaine l'efficacité de la cause antécédente, il faut bien qu'elle se réduise en une autre cause supérieure dont elle dépend comme effet, et celle-ci en une autre, jusqu'à ce que l'on rejoigne la première cause, qui est Dieu. De là vient que, si d'un côté, quelque chose semble échapper à l'ordre de la Providence divine quand on la considère par rapport à une cause particulière, par un autre côté pourtant il faut qu'elle y retourne et ainsi aucun être ne peut se dérober entièrement à l'ordre universel de la Providence, autrement il faudrait nécessairement qu'il retournât dans le néant[23].
En outre, étant donné que l'essence de l'ordre moral consiste précisément dans la juste relation de la créature raisonnable par rapport à Dieu, sa fin dernière, il en résulte que Dieu lui-même ne peut absolument pas agir contre l'ordre universel des choses. Car une telle dérogation serait directement opposée à l'ordre de relation et de dépendance qu'a l'univers tout entier par rapport à sa fin dernière. Ce serait, par conséquent, un mal moral, un péché, que Dieu ne peut absolument pas commettre[24].
Nous pouvons donc conclure, pour le but que nous poursuivons, que le miracle ne peut jamais être une œuvre faite par Dieu contre l'ordre universel de la nature, mais seulement contre quelque ordre particulier. En outre, si un fait merveilleux ne peut être rapporté à sa propre cause, c'est-à-dire, à la cause secondaire, il ne laisse pas pour cela de se rattacher à l'ordre de la cause première, qui est l'ordre de la Providence divine gouvernant tout et à laquelle rien ne peut jamais se soustraire.

§ VI. - Ce serait toutefois une très grave erreur d'imaginer que, du fait que rien ne peut se faire en dehors de l'ordre de la Divine Providence ou se soustraire en quelque manière à ses hautes dispositions, les effets des causes créées perdent leur contingence, et par conséquent que tout ce que nous faisons, nous le faisons par nécessité et non point librement.
Les sages paroles de saint Thomas suffisent à exclure une telle hypothèse. « Quand une cause est efficace dans son opération, dit-il[25], l'effet suit sa cause, non seulement selon la chose produite, mais aussi selon le mode par lequel il se produit et selon le mode d'être qu'il possède. Du défaut de vigueur active dans la semence, il arrive qu'un fils naît peu semblable à son père dans les choses accidentelles qui appartiennent au mode de l'être. La divine volonté étant donc très efficace, il en résulte que non seulement ce qu'elle veut s'accomplit, mais aussi s'accomplit de la manière voulue par elle. Or Dieu veut que certaines choses soient produites nécessairement, et que d'autres, au contraire, se fassent d'une manière contingente, afin qu'il y ait de l'ordre dans les choses, pour la perfection de l'univers. Il a donc adapté à certains effets des causes nécessaires qui ne peuvent pas manquer et d'où les effets procèdent nécessairement ; à d'autres, au contraire, il a adapté des causes contingentes défectueuses, desquelles procèdent des effets contingents. »
Ailleurs, le même Docteur Angélique, après avoir dit que Dieu, dans l'exécution de l'ordre de sa Providence, n'exclut pas, mais au contraire, admet les causes secondes qui, par rapport aux effets, sont dites causes prochaines, ajoute ceci [26] : « Ce n'est pas en raison des causes éloignées que certains effets sont dits nécessaires ou contingents ; mais c'est en raison des causes prochaines. Ainsi, la fructification de la plante est un effet contingent en raison de la cause prochaine qui est la force germinative capable d'être gênée ou même annulée, bien que la cause éloignée, c'est-à-dire le soleil, agisse nécessairement. Puis donc que, parmi les causes prochaines, il en est beaucoup qui peuvent demeurer inactives, on doit dire que les effets réglés par la Providence ne seront pas tous nécessaires, mais beaucoup, au contraire, seront contingents. »
C'est ainsi que non seulement Dieu n'enlève pas aux effets contingents, tels que sont nos volitions libres, leur propre contingence, mais, de plus, celle-ci découle de l'efficacité de la volonté divine. C'est précisément afin que de tels effets se vérifient, que Dieu a ordonné qu'il y eût des causes secondes capables de les produire. La vertu divine, qui est la cause première, en se communiquant aux causes secondes, se modifie, de façon à leur permettre de produire des effets contingents.

§ VII. - De là vient que toutes les choses du monde, de même qu'elles puisent en Dieu leur être et leur modalité, de même aussi courent, pour ainsi dire, avec spontanéité et joie et d'un plein consentement, exécuter cet ordre de la Divine Providence. Ni la contrainte n'intervient ni la violence. Comme l'ordre de la Providence ne tend qu'au bien, ainsi toute chose créée ne tend qu'au bien dans ses opérations, car, observe avec raison l'auteur du livre De Divinis Nominibus[27], « nul n'agit en vue du mal ». Il est nécessaire, par conséquent, que toutes les choses, dans leurs opérations, retombent dans l'ordre de la Providence qui a le bien pour objet.
D'autre part, les créatures ne peuvent manquer d'accomplir l'ordre de la divine Providence, car leur inclination, par laquelle elles agissent, vient toute de Dieu, le premier moteur. C'est pourquoi toutes les choses, libres ou non, composées ou simples, corruptibles ou incorruptibles, sont dirigées par Dieu vers leur fin propre, de même que la flèche est dirigée vers le but par la main de l'archer[28]. Il y a pourtant cette différence que le mouvement imprimé par l'homme à la flèche est violent, tandis que le mouvement imprimé par Dieu aux choses produites par lui est naturel. « Dieu, dit saint Thomas[29], est la cause première qui met en mouvement aussi bien les causes naturelles que les causes volontaires. Et comme en donnant le mouvement aux causes naturelles, il n'empêche pas que leurs actes ne soient naturels, de même, en donnant le mouvement aux causes volontaires, il n'empêche pas que leurs actes soient volontaires, mais au contraire c'est lui qui les rend tels, parce qu'il opère dans chaque agent selon la propriété de cet agent. »
C'est ainsi que, même quand il pèche, l'homme ne sort pas des limites de cet ordre. Car, en péchant, il entend se procurer un bien déterminé ; mais ce bien est lui aussi contenu dans l'ordre général des choses, étant donné que tout bien créé n'est autre chose qu'un rayonnement du Souverain Bien, qui est Dieu, centre de cet ordre. Toutefois, comme ce bien déterminé s'oppose à cet autre bien qui convient à l'homme selon sa nature ou son état, il en résulte qu'il est justement puni par Dieu[30], et cette punition même, tandis qu'elle est un mal pour l'homme prévaricateur, se trouve être en elle-même un bien, étant une réintégration de la justice divine. De la sorte, elle est elle-même comprise dans l'ordre général de la Divine Providence.

§ VIII. - Un coup d'œil sur la complexité de cet univers physique suffira pour illustrer ce que nous avons dit des ordres des choses créées.
On ne peut douter que toutes les parties de ce monde ne soient étroitement unies dans une synthèse universelle, qu'elles ne forment un tout harmonieux, un système unique, régi par une loi suprême, tendant à une même fin suprême. Mais dans cet ordre suprême combien d'autres ordres existent ! Que de centres particuliers sont compris dans cet ordre, ayant chacun son orbite, sa propre sphère d'action ! Chaque partie forme par elle-même un système, est régie par des lois propres et forme le centre de révolution pour d'autres parties presque infinies, tandis que celles-ci, à leur tour, deviennent des centres pour d'autres parties, et ainsi de suite, sans que pourtant aucune d'elles ne sorte jamais de l'ordre du tout, ou ne se dérobe à la loi souveraine par laquelle est gouverné l'univers.
On sait comment notre planète a son propre mouvement de rotation autour de son axe, lequel mouvement s'accomplit régulièrement dans l'espace de vingt-quatre heures ; comment elle a en outre ses propres lois d'équilibre, ses propres forces, centripète et centrifuge, son propre satellite, la lune, qui en vingt-neuf jours et demi, accomplit son circuit autour de la terre. D'autre part, la terre, avec tout ce qui lui appartient, fait elle-même partie d'un système et suit, sans jamais s'en départir, le mouvement également imprimé à tant d'autres planètes autour d'un point d'un bien plus grand rayonnement, c'est-à-dire autour du soleil. Sans jamais rien perdre de son mouvement de rotation, elle accomplit, en harmonie avec tout l'ordre auquel elle appartient, son immense circuit de révolution autour du soleil en trois cent soixante-cinq jours. Le soleil, à son tour, n'est, avec son ordre entier, qu'une partie de la machine de ce vaste univers.
Il y a donc dans le monde un ordre général et suprême, gouverné par une Providence souveraine et générale ; il y a, en outre, tant et tant d'autres ordres particuliers, gouvernés, à leur tour, par une providence spéciale. Que si ces ordres particuliers semblent parfois se dérober, par quelque endroit, à l'ordre de la Providence Divine, ils sont obligés d'y rentrer par un autre côté. Ainsi les orages, les inondations et tous les désastres qui s'abattent parfois sur la terre, semblent, à première vue, interrompre l'harmonie du monde ; mais, en réalité, ils servent à manifester les attributs de Dieu, principalement sa justice, et à promouvoir le bien moral de la société. C'est ainsi que toutes les choses du monde sont retenues et comprises dans un ordre souverain, hors duquel toute fuite est impossible. Merveilleuse multiplicité dans l'unité, composition dans la simplicité, diversité dans l'uniformité !

§ IX. - Avec des accents d'un lyrisme sublime, le grand poète, Dante, a su mettre en relief le spectacle grandiose que présente cet ordre de l'univers. Il serait difficile de trouver ailleurs une telle harmonie de langage alliée à une exposition aussi exacte de la profonde pensée philosophique qui nous occupe.

… « Un ordre mutuel
Joint tout dans l'univers; et cet ordre immortel
Est la forme qui rend le monde à Dieu semblable.

En lui se laissent voir à l'être raisonnable
Les vestiges de l'Être infini, centre, roi,
Fin où tout va selon l'universelle loi.

Dans l'ordre que je dis tout être a sa tendance,
Diverse pour chacun selon que son essence
L'approche ou plus ou moins du principe premier.
.
Chacun a donc son port et chacun son sentier
Sur le vaste océan de l'être; et la nature
Vers le but par l'instinct guide la créature.

Par cet instinct le feu vers la lune est porté,
Par lui de tout vivant le cœur est agité,
Par lui tu vois la terre unie et ramassée.

Ce n'est pas seulement aux êtres sans pensée
Que vise l'arc divin; il atteint encor plus
Ceux qui d'intelligence et d'amour sont pourvus.

Ce Dieu, qui règle tout, à la sphère première
A donné le repos joyeux dans la lumière,
Tandis qu'impétueux tourne le second ciel.

Vers elle, où nous appelle un décret éternel,
Nous sommes décochés par cet arc infaillible
Dont la direction a notre bien pour cible.

Il est vrai, comme on voit souvent à l'idéal,
Que l'art a poursuivi, l'œuvre répondre mal
Parce que la matière était sourde et rebelle,

Parfois s'écarte aussi de sa route si belle
L'être créé qui peut librement détourner
L'élan que vers le bien Dieu daigna lui donner;

Et, comme on voit le feu descendre d'un nuage,
Nous tombons, du plaisir quand la flatteuse image
Vers la terre a courbé notre instinct primitif[31].

§ X. - Les considérations philosophiques que nous venons de faire sur l'ordre de la Divine Providence, resteraient incomplètes, si nous ne les appliquions pas à notre vie pratique, nous fournissant ainsi de puissants et purs motifs de consolation.
Car Dieu n'est pas seulement le très sage ordonnateur de toutes les choses du monde ; il est en outre le Père très bon qui n'abandonne pas sa créature après l'avoir tirée du néant. Non, Dieu n'est pas un spectateur indifférent de nos luttes et de nos souffrances. Sa Providence embrasse tous les êtres, organiques et inorganiques, mais elle s'étend d'une façon spéciale à l'homme fait à son image et à sa ressemblance. Elle l'entoure de soins pleins d'amour, d'un amour tel que jamais n'ont eu pour leurs enfants les plus tendres des pères et les plus aimantes des mères.
Rapprochons de cette pensée les vers si connus du poète italien Vincent Filicaia. L'allusion qu'il fait à l'amour d'une mère pour ses enfants bien-aimés, exprime à merveille le soin que Dieu, notre Père céleste, a pour chacun de nous.

Comme une mère avec une tendresse touchante
contemple ses fils et, brûlante d'amour,
en baise un sur le front, en serre un autre sur son cœur,
tient l'un sur ses genoux et l'autre devant elle,
et, tandis qu'elle observe les actes, les plaintes, leur visage,
elle comprend leurs désirs si divers, si nombreux,
jetant à celui-ci un regard, à celui-là disant un mot,
et, soit qu'elle rie ou qu'elle pleure, elle est toujours aimante,

Telle pour nous la Providence, d'une infinie grandeur,
console celui-ci, pourvoit aux besoins de celui-là,
et, prêtant l'oreille à tous, à tous donne secours.

Et si parfois elle refuse une grâce ou une récompense,
ou bien son refus n'est qu'une invite à la prière,
ou bien n'est qu'une feinte en même temps qu'elle accorde.



CHAPITRE II

ACTION DE DIEU DANS LE MONDE

I. Idée générale du miracle. - 2. Deux erreurs extrêmes à éviter par rapport à l'action de Dieu dans le monde. - 3. Toutes les choses sont soumises immédiatement à l'ordre de la Providence. - 4. Comment se réalisent les effets à venir. - 5. Erreur des déistes. - 6. Méprise de ceux qui méconnaissent la cause première.

§ I. - Nous avons vu comment la Divine Providence dirige l'ordre des choses vers leur fin. Or, autre est la fin universelle et autres les fins particulières. Aussi avons-nous conclu qu'il existe un ordre universel, lequel est unique, et qu'il y a plusieurs ordres particuliers, aussi nombreux que le sont les relations des causes à leurs effets. Dieu ne peut agir contre l'ordre universel ou en dehors de lui, parce qu'étant lui-même la fin et comme la règle de cet ordre, il se renierait lui-même, s'il agissait contre cet ordre. Quant aux ordres particuliers, ils sont régis selon des lois physiques déterminées, établies par Dieu dès le principe ; ces ordres particuliers sont spécifiés par les lois que Dieu leur a données, comme par des fins prochaines.
Or, comme l'idée générale que nous avons coutume de nous former par rapport au miracle est justement celle d'une œuvre faite en dehors et même à l'opposé de ces lois, c'est-à-dire en dehors et à l'opposé du cours habituel de la nature, il s'ensuit que demander si le miracle est possible, équivaut à demander si Dieu peut agir soit en dehors soit à l'opposé des ordres inférieurs et particuliers des choses.
Si l'on prend la peine d'analyser cette question, on verra qu'elle se résout facilement en deux autres : l'une objective, savoir, s'il est possible qu'un effet soit produit en dehors ou à l'encontre du cours de la nature ; l'autre, subjective, étant donnée cette possibilité, Dieu est-il suffisamment puissant pour accomplir cette dérogation. La première question regarde la possibilité absolue ou intrinsèque du miracle ; la seconde la possibilité relative ou extrinsèque.
Cependant, la première question dépend en réalité de la seconde. Car la possibilité objective ou absolue du miracle se fonde non pas sur la puissance passive naturelle de l'effet, mais sur une puissance passive d'un ordre supérieur ; sur une puissance passive qui regarde un acte excédant, un acte disproportionné et qui a pour premier principe effectif l'agent premier auquel tout doit obéir. Cette puissance est appelée en théologie puissance obédientielle.
La possibilité du miracle résultera donc, non pas tant de la non-répugnance ou de la convenance possible entre le sujet passif et l'acte excédant ou disproportionné, mais plutôt de la possibilité de trouver un agent qui puisse amener ce sujet d'une puissance passive même très éloignée, à un acte excédant sans proportion non seulement la puissance passive naturelle du sujet, mais encore la force ou capacité active d'un agent quelconque en dehors du premier.
C'est pourquoi, si l'on doit conclure à une œuvre miraculeuse, ce sera précisément dans le cas où un effet surpassera, en l'excédant, une aptitude quelconque ou exigence naturelle du sujet chez lequel cette œuvre s'accomplit. Ainsi, chez un mort que, nous savons rendu à la vie, cette même vie excède sans proportion la puissance du corps mort. De même, dans la verge qu'Aaron changea en serpent, la forme serpentine excédait également sans proportion la potentialité de la verge de bois. Dans ces cas et d'autres semblables, les effets exigent, comme principe actif, le pouvoir de l'agent premier.
On aperçoit d'ici ce que l'on entend lorsqu'on veut savoir si le miracle est possible. Demander si le miracle est possible équivaut à rechercher, non pas si tel acte ou telle forme peut ou non convenir à tel sujet, mais à examiner si l'on peut trouver un agent assez puissant pour vaincre l'excès de supériorité de l'acte ou de la forme du sujet, en dominer la puissance passive et l'amener par son action propre, quelle que soit sa puissance actuelle, à quelque acte ou forme que ce soit, nonobstant l'excès de cet acte sur la puissance, pourvu, cela s'entend, qu'il ne s'agisse pas d'une répugnance dans les termes, comme ce serait le cas pour une droite courbe ou un cercle carré.
Pour mieux rendre notre pensée, nous pouvons proposer la question de cette manière : une pierre, par exemple, peut-elle devenir du pain, ce qui, du consentement de tous, serait un miracle ? Cette question se réduit formellement à cette autre : peut-on trouver un agent qui fasse passer une pierre de la puissance passive à un acte excédant sans proportion cette même puissance, acte qui, dans ce cas, est la forme substantielle du pain ?

§ II. - Que Dieu puisse réduire un sujet quelconque à un acte ou à une forme hors de proportion avec la puissance de ce sujet ou l'excédant, c'est-à-dire qu'il puisse faire des miracles, est un point de philosophie également rejeté par deux écoles diamétralement opposées. Les uns, dignes émules des rationalistes, dont parle le saint homme job, jusqu'à Platon et les déistes de l'école de Hume et de Voltaire jusqu'à Renan, ont cherché à soustraire à la Providence immédiate de Dieu la raison d'être des choses et l'ordre qu'elles ont à leurs fins, disant que Dieu a pourvu suffisamment, une fois pour toutes, au bon fonctionnement de la nature, sans qu'il soit besoin, de son côté, d'une nouvelle ingérence dans le règne de celle-ci. En vertu de leurs principes, ces déistes durent rejeter à priori tout ce qui peut avoir l'apparence de miracle. Ils crurent faire acte d'humanité en plaignant les ignorants qui, ayant recouvré la vue, ne pouvaient se persuader d'être encore aveugles.
D'autres, au contraire, posèrent comme principe le fait que, dans la production des effets naturels, la créature n'a, selon eux, aucune action effective, Dieu prenant occasion de la présence de ces causes, pour produire, par lui seul, ces mêmes effets.
En vérité, ces philosophes, anciens ou modernes, que l'on s'est accordé à nommer occasionalistes, ne peuvent admettre que, quelquefois seulement, Dieu opère sans le concours des causes secondaires, étant donné que, d'après eux, il ne s'en sert jamais. Le miracle est donc pour eux une loi universelle, et non une dérogation aux lois physiques. Tout au plus distinguera-t-on une œuvre merveilleuse des autres œuvres par l'absence de l'occasion ; mais cette absence n'est qu'accidentelle : en substance, un miracle envisagé du côté de la cause opérante, ne se distinguera d'aucun autre effet.
Ceux-ci donc pèchent par excès, ceux-là par défaut. Pour nous éloigner de ces deux extrêmes et établir la vérité dans son juste milieu, il faudra démontrer, contre les premiers, que les raisons des choses sont immédiatement soumises à Dieu, et, contre les seconds, que toutes les choses de ce monde ont leurs propres opérations. En d'autres termes, il faudra revenir au concept adéquat de la Providence qui comprend ces deux aspects : la raison des choses ordonnées à leur fin, laquelle est immédiatement en Dieu et de Dieu, et l'exécution de cette raison, laquelle s'accomplit par le moyen des causes secondes.
Après avoir démontré, dans ce chapitre, comment les choses naturelles sont immédiatement soumises à l'ordre de la Divine Providence par rapport à leur fin, nous expliquerons, dans le chapitre suivant, comment la Providence n'exclut pas, mais au contraire ordonne et veut que les causes secondes aient leur propre efficience ou causalité par rapport à leurs propres effets.
Une formule synthétique résumera notre exposition : Dieu, tandis qu'il pourvoit immédiatement à toutes les choses quant à la raison qui les conduit à leur fin, non seulement ne soustrait pas, mais répartit à chacune d'elles et leur conserve continuellement le pouvoir et l'efficacité d'une véritable causalité.

§ III. - Commençons par déterminer quelle est l'action de Dieu dans le monde.
La connaissance de Dieu n'a pas de limites. Elle s'étend à tout ce qui est, a été et sera. Elle embrasse également toutes les choses qui peuvent exister de quelque manière que ce soit. Toutes sont connues de lui, non pas d'une connaissance générale et confuse, mais distinctement et d'une façon très claire ou, comme dit saint Thomas, d'une connaissance propre, propria cognitione. Ceci ne veut pas dire que Dieu connaisse les choses par le moyen de leurs raisons propres, dites espèces intelligibles, mais par le moyen de sa propre essence qui, étant elle-même une espèce intelligible très parfaite, contient éminemment tout ce qu'il peut y avoir de perfection dans les espèces intelligibles des choses créées.
C'est de cette façon que l'acte parfait contient les actes imparfaits. Par exemple, l'âme raisonnable contient l'âme sensitive et l'âme végétative ;le numéro six, qui est parfait, contient les nombres inférieurs imparfaits. De cette manière, l'acte imparfait peut se connaître parfaitement et d'une connaissance propre par celui qui est parfait, comme les choses finies peuvent toutes être connues parfaitement par Dieu dans sa divine Essence même[32]. Il s'ensuit que la divine Essence est pour Dieu, en même temps, le principe, le moyen et le terme de sa connaissance. En elle et par elle, Dieu voit avec une souveraine clarté, avec une parfaite précision et propriété, toute perfection qui peut être communiquée aux créatures, tant spirituelles que corruptibles, tant actuelles que possibles.
La science de Dieu ne réside donc pas seulement dans les généralités, elle descend aux plus petits détails ; elle embrasse les plus lointaines conclusions, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pratique.
La même chose doit se dire de la Divine Providence, laquelle est dans l'intellect de Dieu, en supposant toutefois en lui la volonté de la fin. La Providence est la raison des choses qui doivent être ordonnées à leur fin[33]. Elle s'étend donc aussi loin que la connaissance de l'intellect divin par rapport aux choses à ordonner à leur fin, c'est-à-dire aussi loin que s'étend la causalité de Dieu. Or, la causalité de Dieu, premier agent, s'étend à tous les êtres, quels qu'ils soient, et non seulement aux principes des espèces, mais encore aux principes immédiats des individus, tant dans les choses corruptibles que dans celles incorruptibles, étant donné qu'aucune chose ne peut participer à l'être, sinon en vertu de Celui qui est l'être par essence.
Qu'on ne dise pas que Dieu a donné aux choses créées par lui quelques lois générales pour les diriger dans leurs opérations, et qu'il les laisse ensuite suivre ces lois, ou bien, lorsqu'une raison spéciale l'exige, qu'il les laisse y déroger, comme le font parfois les supérieurs, lorsqu'ils prescrivent à leurs subalternes des règles déterminées, mais non tellement inviolables, qu'elles ne puissent souffrir aucune exception. Ceci, disons-nous, lorsqu'il s'agit de Dieu, est un vain songe et une supposition chimérique.
C'est pourquoi, dit saint Thomas, interpréter la loi et dispenser de son obligation, n'appartient de droit qu'à celui qui peut porter un jugement sur cette même loi ; d'autre part, celui-là seul peut porter un jugement sur la loi, qui en est l'auteur[34]. Or, bien que, dans les choses humaines, il arrive parfois qu'un inférieur déroge effectivement pour de justes motifs à la loi de son supérieur, et qu'en cela même il se montre supérieur à la loi, un cas semblable ne peut arriver par rapport à Dieu qui n'a, d'aucune façon, aucun supérieur quelconque. Il est donc nécessaire que Dieu pourvoie immédiatement à toutes les choses, même aux plus petites et aux plus insignifiantes ; il faut par suite que les dérogations à l'ordre de la nature retombent elles-mêmes dans l'ordre de la Providence, comme conçues et voulues immédiatement par Dieu[35].
D'autre part, nous devons bien nous garder de juger l'Être suprême, qui est Dieu, à la manière d'un homme, dont le pouvoir est limité. L'homme ne peut, le voulût-il, entrer dans tous les détails des choses soumises à sa providence particulière. Un roi, quelle que soit sa pénétration, ne peut prêter une attention minutieuse et continue à toutes les choses particulières de son royaume. Tout en se réservant la haute direction sur ses ministres, il consent à ce que ceux-ci partagent avec lui le soin de pourvoir aux choses inférieures dans les cas particuliers, et qu'ils s'occupent, chacun dans sa sphère d'action, des choses que la science limitée du roi ne peut atteindre par elle-même.
Avec Dieu, au contraire, les choses ne sont pas ainsi. Son regard puissant embrasse les petites choses aussi bien que les grandes ; il pénètre jusqu'aux détails les plus minutieux ; il embrasse, sans succession, tous les temps ; il connaît sans changement tous les changements qui ont lieu ; il joint à la vivacité et à la fraîcheur de la jeunesse l'assurance et la prudence de l'âge mûr[36].
Qu'on ne dise pas qu'il répugne à la dignité d'un Dieu immense, de s'abaisser jusqu'à prendre soin de ce qui, en soi, a si peu d'importance. On ne doit pas juger Dieu de la même façon que nous jugeons les hommes. Par la condition même de sa nature, l'intelligence humaine est très limitée : aussi, nombreuses sont les choses que l'homme ne peut prévoir, et même, en les prévoyant, il ne peut actuellement les ordonner à leur fin propre. C'est pourquoi il est souvent nécessaire que nous laissions ces points secondaires à la détermination du moment, pour ne pas détourner notre intelligence de la considération de choses plus nobles et d'une plus grande importance. D'autre part, il est louable que l'homme s'abstienne de penser à certaines choses viles et basses, autrement sa volonté, inclinée déjà au mal, pourrait en recevoir quelque dommage. Le mot de saint Augustin trouve ici sa place : « Il y a certaines choses, dit-il, qu'il vaut mieux ignorer que connaître, comme par exemple, les choses viles ou nuisibles [37]»
On ne peut trop condamner ce système d'éducation, aujourd'hui tant vanté, qui consiste à permettre à tous indifféremment, toutes sortes de lectures et d'études sous prétexte qu'il n'y a rien de mal à connaître les choses. Certainement, il n'y a rien de mal à connaître les choses même mauvaises ; mais, étant donnée la faiblesse de l'homme, ce libéralisme dans l'éducation peut être cause d'une ruine irréparable, telle que, hélas, on ne l'a vu que trop souvent.
Bien différente de la connaissance limitée de l'homme est la connaissance de Dieu. L'être suprême n'arrive pas à la connaissance des choses par plusieurs actes différents, mais par un seul qui est sa propre essence. D'autre part, la volonté divine est essentiellement droite, de telle sorte qu'elle ne peut en aucune manière se porter au mal. C'est pourquoi rien ne s'oppose à ce que Dieu pourvoie à toutes les choses, immédiatement et par lui-même ; ceci même est nécessaire, et non seulement par rapport aux choses suprêmes, mais aussi à celles qui sont les plus insignifiantes à nos yeux[38].

§ IV. - Voilà donc quelle est l'ampleur et l'universalité de la Providence Divine.
Étant donnée la distinction des ordres inférieurs d'avec l'ordre suprême, et la façon dont l'ordre suprême, qui est gouverné par la sagesse et la volonté divine, c'est-à-dire par la Divine Providence, comprend, en les surpassant, tous les ordres des causes secondes, il s'ensuit qu'un effet quelconque en tant qu'il se trouve comme contenu dans l'ordre suprême, c'est-à-dire, dans la divine volonté, se vérifie constamment avec la plus grande exactitude, ce qui n'arrive pas toujours, si l'on juge cet effet d'après sa dépendance par rapport aux causes inférieures.
Nous savons, en effet, chose qui sera exposée plus amplement dans les chapitres suivants, que la cause première n'enlève pas aux causes secondaires le pouvoir de produire leurs effets déterminés ; de telle sorte, toutefois, que, en raison de l'excellence de la puissance divine, laquelle surpasse infiniment n'importe quel pouvoir créé, beaucoup de choses sont contenues dans la science directrice de Dieu, dans sa volonté maîtresse et dans son pouvoir exécutif, lesquelles n'appartiennent pas à l'ordre des causes inférieures. Aussi, en ne regardant que les causes inférieures, on peut en venir à juger que tel effet doit se produire, lequel cependant ne se produira pas, au cas où l'ordre suprême de la cause première et infinie en aura disposé autrement.
Rappelons-nous le cas de Lazare. En n'envisageant que l'ordre des causes naturelles secondaires, on aurait certainement dû déclarer que son cadavre ne serait pas rendu à la vie, et l'on aurait dit là une grande vérité, car il n'y a, dans un corps mort, aucune possibilité naturelle de revenir à une vie nouvelle. Toutefois Jésus-Christ dit à Marthe, en lui montrant précisément le cadavre de Lazare : « Ton frère ressuscitera[39] », et il dit la vérité. Car, étant Dieu, il savait fort bien qu'il en avait été disposé autrement dans l'ordre de la Providence. « La volonté de Dieu, étant cause première et universelle, dit saint Thomas, n'exclut pas les causes intermédiaires dont le pouvoir comporte la production de certains effets. Mais comme toutes les causes intermédiaires n'égalent pas en vertu la cause première, il y a dans la puissance, dans la science et dans la volonté divine, beaucoup de choses qui ne sont pas contenues dans l'ordre des causes inférieures, telle la résurrection de Lazare[40]. »
Cette même observation sert aussi à nous faire comprendre pourquoi certaines prédictions, bien que divines, ne se réalisent pas. La raison en est que ces prédictions ont été faites, non pas en considération de l'ordre de la cause première, mais seulement des causes secondes, à l'ordre desquelles Dieu est libre de déroger, quand cela lui plaît.
De fait, nous avons dans la sainte Écriture plusieurs exemples de prophéties non vérifiées, et cela pour la simple raison que ces prophéties étaient faites par rapport à l'ordre des causes inférieures et eu égard aux dispositions naturelles des choses ou bien aux mérites de la créature, tandis qu'il en était disposé autrement dans l'ordre suprême de la Divine Providence. « Donne tes ordres à ta maison, disait de la part de Dieu le prophète Isaie à Ézéchias malade dans son lit[41], car voilà que tu vas mourir et tu ne te relèveras pas. » Tel était le verdict obligé, étant donné la nature du mal dont souffrait le roi de judas, verdict manifesté par la vision surnaturelle accordée à Isaïe ; mais une autre chose était écrite dans les décrets éternels. En effet, tandis qu'Ézéchias, bouleversé par la triste nouvelle, s'adressait au Seigneur et avec force prières et larmes le suppliait de prolonger sa vie, le premier verdict était annulé, et le roi s'entendait dire [42] : «Voici que j'ajouterai à tes jours encore quinze années.»
De la même manière, le Prophète Jonas, considérant les péchés des Ninivites, les menaçait d'une complète et prompte extermination : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite [43] ». Mais comme les décrets éternels portaient que Ninive se convertirait, le désastre prédit n'eut pas lieu. Le Seigneur étendit au contraire sur la cité contrite, et humiliée le manteau de son infinie miséricorde [44] : « Dieu se repentit du mal qu'il avait annoncé qu'il leur ferait, et il ne le fit pas. »

§ V. - La conclusion que nous tirons de tout ceci est claire. Il est faux de dire, avec les déistes, que Dieu ne s'occupe pas des choses de cette terre et que, bienheureux dans son royaume, il a livré le monde physique au pouvoir des lois de la nature, laissant le monde moral libre de disposer de lui-même.
Elle n'est pas moins fausse la remarque arrogante que Éliphas Thémanites imputait sans raison au saint homme job, mais que les incrédules ne cessent de répéter : « Qu'en sait Dieu ? Pourra-t-il juger à travers les nues profondes ? Les nues lui forment un voile, et il ne voit pas ; il se promène sur la voûte du ciel[45]. »
Elle est fausse également l'observation de Platon [46] à savoir qu'il existe une triple providence : la première, celle du Dieu suprême, qui pourvoit principalement aux choses spirituelles, c'est-à-dire aux substances séparées et ensuite au monde entier quant aux genres, aux espèces et aux causes universelles, qui sont les corps célestes ; une seconde, celle des substances séparées, qui mettent en mouvement les cieux, appelées par lui les dieux, substances qu'il imaginait connue tournant autour du ciel et auxquelles il attribuait le soin de pourvoir aux individus, tant chez les plantes que chez tous les autres êtres générables et corruptibles, quant à leur génération, corruption ou changements divers[47] ; enfin une troisième, celle des démons qui sont sur la terre, placés par Platon entre les dieux et les hommes et auxquels appartient, d'après lui, le soin des choses humaines.
En réalité, cette triple providence ou toute autre chose semblable est un mythe. Le fait est que Dieu pourvoit immédiatement à ce que toutes les choses, même les plus petites, soient ordonnées à leur fin. La raison le démontre et les saintes Écritures le confirment amplement. « C'est vous, ô Seigneur, qui avez fait les merveilles des temps anciens, et qui avez formé le dessein de celles qui ont suivi, et elles se sont accomplies parce que vous l'avez voulu[48].»- «A qui a-t-il cédé le gouvernement de la terre et à qui a-t-il donné à gouverner le monde qu'il a fabriqué [49] ? »« Le Seigneur, conclut saint Grégoire, gouverne par lui-même le monde qu'il a créé par lui-même[50]. »

§ VI. - De ce que nous avons dit, on peut juger combien est loin du vrai la philosophie, si l'on peut lui donner ce nom, d'Herbert Spencer et de ses disciples qui, en s'efforçant d'expliquer l'origine du cosmos et sa constitution physique uniquement par l'opération de causes naturelles, de manifestations spontanées ou encore de productions mentales, ne reconnaissent d'autre cause efficiente que la matière et le dynamisme et croient trouver dans ces phénomènes, la somme totale de la science philosophique et notamment de la psychologie.
Saint Pierre qualifie de vaniteux ceux qui, avec un apparat ridicule de mots dépourvus de sens, affectent de méconnaître, dans leurs raisonnements scientifiques, le Seigneur et Créateur de toutes choses[51]. Ce n'est pas à tort que parle ainsi le Prince des Apôtres. Négliger les progrès obtenus dans la connaissance des forces du cosmos et de ses lois ou prétendre méconnaître les déductions légitimes des sciences expérimentales est, nous le reconnaissons, une injure faite au Créateur lui-même qui, dans la constitution du monde, a voulu que chaque chose fût marquée au sceau de sa sagesse [52] et qui a dispose tout avec mesure, nombre et poids [53]». Mais, d'autre part, c'est certainement le comble d'une ignorance folle de prétendre exclure du domaine scientifique la cause première, de laquelle toutes les autres causes dépendent nécessairement.
Il ne suffit pas d'introduire Dieu pour un moment sur la scène de l'univers pour le faire ensuite disparaître, comme si les choses du monde n'avaient plus besoin de sa présence pour exister et pour agir. La présence de Dieu dans l'univers n'est pas moins nécessaire que la présence du soleil dans le monde. Sans Dieu tout est ténèbres, inertie et mort ; c'est le chaos primitif, ou mieux encore, c'est l'abîme du néant.


CHAPITRE III - L'ACTION DES CRÉATURES DANS LE MONDE

Notes

  1. . Juges, VI, 13.
  2. . Racine, Athalie, acte I, scène I.
  3. , Autour d'un pet livre, p. 169-173.
  4. Dante, Paradis, ch. XXIV, vers 97 et suiv. Trad. de Margerie.
  5. . 2. 2-2, Quaest. CLXXVIII, art. I.
  6. . L. III, C. 102
  7. . Illorum quoque miraculorum multitudo silvescit, quae monstraostenta, portenta, prodigia nuncupantur: quae recolere et comme, morare si velim, huius operis quis erit finis? De Civ. Dei, l. XXI, chap. VIII, 5.
  8. . Erat lux vera, quae illuminat omnem haminem venientem in hune mundum. Jean, I, 9.
  9. . Libr. IV, De Consol. philos. Prose 6. La phrase latine du philosophe est plus concise. Ipsa divina ratio in Summo omnium Principe, quae cuncta disponit
  10. . Parad., chant VIII, vers 1oo-1o2. Trad. de Margerie.
  11. . Sedet interea Conditor altus,
    Rerumque regens flectit habenas,
    Rex et Dominus, fons et origo,
    Lex et Sapiens arbiter aequi. Boèce, ibid., L. IV, Met. 6
  12. . Traité de l'Amour de Dieu, 1. I, chap. III. Œuvres, t. IV, Annecy, 1894.
  13. . I, Quaest. XXII, art. 2.
  14. . I, Quaest. XXII, art. 2.
  15. . Enchirid. chap. II. Le saint docteur écrit dans le même livre (c. XXVII) : Dieu a jugé meilleur de tirer le bien du mal, que d'empêcher qu'il n'y ait aucun mal.
  16. . C'est-à-dire que nous lui faisons payer en tout sa quote-part.
  17. . Fables, L. V, XI. La Fortune et le jeune enfant.
  18. . Lib. LXXXIII, Q. 24.
  19. . De Pot., Quaest. VI, art. I, ad 6m.
  20. . La Religion chrétienne prouvée par les faits, 1. I, c. VI, cité par le P. Alberto Lepidi, O. P., dans la Revue « L'Accademia romana di. S. Tommaso », vol. VIII, fasc. II, pag. 23. - Claude François Houteville, ou de Houtteville, d'abord oratorien ensuite secrétaire du cardinal Dubois, élu aussi secrétaire perpétuel de l'Académie française, mourut en 1742 à l'âge de cinquante-quatre ans. On lui doit un ouvrage La religion chrétienne prouvée par les laits, précédé d'un discours historique et critique sur la méthode des principaux auteurs qui ont écrit pour et contre le christianisme depuis son origine. Paris,, t. 3, in 4°, 1724. Ce travail, qui porte l'empreinte d'une vive imagination, manque toutefois d'un jugement sûr ; aussi, en conséquence de critiques sévères, l'auteur en a-t-il donné plus tard une nouvelle édition revue et corrigée. Paris, 1741, t. 3, in-4°; 1749, t. 4. Voir Hurter, Nomenclator titterarius theologiae catholicae. T. IV, Oeniponte, 1910, col: 1388-1390..
  21. . L. II, C. G., chap. XXIII.
  22. . r, Quaest. CV, art. 6. Cf. C, Gent., 1. III, chap. XCVIII
  23. . I, Quaest. CIII, art. 7. Cf. Card, Satolli, r. De operationibus .Divins, Diss. de Providentia, etc.
  24. . De Pot., q. VI, art. I, ad 8m.
  25. . I, Quaest. XIX, art. 8.
  26. . C. G., L. III, chap. LXXII.
  27. . Nullus enim respiciens ad malum.operatur. Chap. IV.
  28. . I, Quaest. CIII, art. 8.
  29. . Ibid;, LXXXIII, art. I, ad 3m.
  30. . Ibid;, LXXXIII, art. I, ad 3m.
  31. . Paradis, Chant I, vers 103 et suiv. Traduct. de Margerie.
  32. . 1, Quaest. XIV, art. 6-
  33. . 1, Quaest. XXII, art.1.
  34. . Eius est interpretari leges et dispensare in eis, cuius est eas
    condere. C. G., L. III, chap. LXXVI.
  35. . C. G., L. III, chap. LXXVI.
  36. . C. G., L. III, chap. LXXVL.
  37. . Melius est quaedam nescire quam scire, ut vilia. Enchiridion de Fide, Spe et Caritate, chap. XVII, t. VI, p. 2o1.
  38. . I, Quaest. XXII, art. 3, ad 3m.
  39. . Resurget frater tuus. Jean, XI, 23.
  40. . i, Quaest, XIX art. 7, ad 2m.
  41. . Dispone domu tuas, quia morieris tu et non vives. Is., XXXVIII, I.
  42. . Ecce ego adiiciam super dies tuos quindecim annos. Ibid., v.5.
  43. . Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur. Jon., III, 4
  44. . Misertus est Deus super malitia quam locutus fuerat ut faceret
    eis et non fecit. Jon., III, Io.
  45. . Quid enim novit Deus ? Et quasi per caliginem iudicat. Nubes latibulum eius, nec nostra considerat, et circa cardines cæli perambulat. Job, XXII, 13.
  46. . Voir saint Grégoire de Nysse, L. VIII de Prov., chap. III, et saint Thomas, 1, cit., L. III, C. G., chap. LVI.
  47. . Cette providence, Aristote l'attribuait au cercle oblique, c'est-à-dire à ce cercle qui nous semble être tracé par le soleil autour de la terre, et que nous appelons écliptique. Voir saint Thomas, r, Quaest. XLIV, art. 2.
  48. . Tu fecisti priera, et illa post illa cogitasti, et hoc factum est, quod ipso voluisti. Judith, IX, 4.
  49. . Quem constituit alium super terram, ont quem posuit super orbem, quem fabricatus est? Job, XXXIV, 13.
  50. . Mundum per seipsum regit quem per seipsum condidit. L. XXIV, Moral., chap. XXVI.
  51. . Superba vanitatis loquentes. 2 Ep., II, 18.
  52. . Effudit illam (sapientiam) super omnia opera sua. Eccli., I,1o
  53. . Omnia in mensura, et numero et pondere disposuit. Sap., XI, 21.