Garrigou-Lagrange, Réginald Fr., Les trois âges de la vie intérieure - p. 2, Commençants, L'éloignement des obstacles

De Christ-Roi
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CHAPITRE XVII

La direction spirituelle




Parmi les moyens extérieurs de sanctification il faut compter la direction spirituelle. Nous parlerons ici de sa nécessité en général et pour les différents âges de la vie spirituelle; nous rappellerons ensuite quelles doivent être les qualités du directeur et quels sont les devoirs du dirigé.



La nécessité de la direction en général


Sans être un moyen absolument nécessaire à la sancti­fication des âmes, la direction est pour elles le moyen normal de l'avancement spirituel. En constituant l'Église, Notre-Seigneur a voulu que les fidèles fussent sanctifiés par la soumission au pape et aux évêques pour le for ex­terne, et pour le for interne aux confesseurs qui indiquent les moyens pour ne pas retomber dans le péché et pour progresser dans la vertu.
Le pape Léon XIII[1], à la suite de Cassien et de saint François de Sales, rappelle à ce sujet que saint Paul lui-même reçut un guide du Seigneur. Lorsqu'il se convertit, Jésus, au lieu de lui révéler immédiatement ses desseins, l'envoya à Ananie à Damas pour apprendre de sa bouche ce qu'il devait faire (Act. des Apôt., IX, 6).
Saint Basile dit : « Mettez tous vos soins et apportez la plus grande circonspection pour trouver un homme qui puisse vous servir de guide très sûr dans le travail que vous voulez entreprendre d'une vie sainte; choisissez-le tel qu'il sache montrer aux âmes de bonne volonté le droit chemin vers Dieu.[2] » Il dit ailleurs : « C'est un grand orgueil de croire qu'on n'a pas besoin de conseils.[3] »
Saint Jérôme écrit à Rustique : « Ne soyez pas à vous-même votre maître et ne vous engagez pas sans guide dans une voie toute nouvelle pour vous ; autrement vous vous égareriez bien vite. » - Saint Augustin dit aussi : « Comme un aveugle ne peut suivre la bonne voie sans un conducteur, personne ne peut marcher sans guide.[4] » Nul n'est bon juge en sa propre cause par suite de l'orgueil secret qui peut nous faire dévier du droit chemin.
Cassien, dans ses conférences, dit que celui qui s'appuie sur son propre jugement n'arrivera jamais à la perfection et ne pourra éviter les pièges du démon[5]. Il conclut que le meilleur moyen de triompher des tentations les plus dangereuses, c'est de les manifester à un sage conseiller, qui ait grâce d'état pour nous éclairer[6]. Et de fait il suffit souvent de les manifester à qui de droit pour qu'elles disparaissent.
Saint Bernard dit de même que les novices dans la vie religieuse doivent être conduits par un père nourricier qui les instruise, les dirige, les console et les encourage[7].
Il dit même dans une de ses lettres : « Celui qui se cons­titue son propre directeur se fait le disciple d'un sot. » Et il ajoute : « Pour moi, je déclare qu'il m'est plus facile et plus sûr de commander à beaucoup d'autres que de me con­duire seul.[8] » Notre amour-propre nous égare moins, en effet, pour la conduite des autres que pour celle de nous-même, et si nous savions bien nous appliquer à nous-même ce que nous disons aux autres, nous avancerions beaucoup plus.
Au XIVe siècle, saint Vincent Ferrier, dans son traité De vita spirituali, IIe Part., ch. I, parle de même : « Notre-Seigneur, dit-il, sans lequel nous ne pouvons rien, n'accor­dera jamais sa grâce à celui qui, ayant à sa disposition un homme capable de l'instruire et de le diriger, néglige ce puissant moyen de sanctification, croyant qu'il se suffit à lui-même et qu'il peut par ses propres forces chercher et trouver les choses utiles au salut... Celui qui a un direc­teur auquel il obéit sans réserves et en tout parviendra au but bien plus facilement et plus vite qu'il ne pourrait le faire tout seul, même avec une intelligence très vive et des livres savants en matière spirituelle... Tous ceux, en général, qui sont parvenus à la perfection, ont marché par ce chemin de l'obéissance, à moins que, par un privilège et une grâce singulière, Dieu n'ait instruit par lui-même quelques âmes n'ayant personne pour les diriger. »
C'est le même enseignement que nous trouvons chez sainte Thérèse[9], chez saint Jean de la Croix[10], chez Saint François de Sales[11].
Ce dernier note que nous ne pouvons être un jug im­partial.en notre propre cause, par suite d'une compla­sance « si secrète et imperceptible que si on n'a bonne vue on ne la peut découvrir, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connaissent pas si on ne la leur montre[12]». De même celui qui se trouve depuis longtemps dans une chambre fermée ne s'aperçoit pas que, par suite de la res­piration, l'air est vicié, tandis que celui qui arrive du dehors s'en aperçoit tout de suite.
Nous comprenons fort bien que pour l'ascension d'une montagne il faut un guide, il n'est pas moins nécessaire pour l'ascension spirituelle du sommet de la perfection, d'autant qu'il faut ici éviter les pièges de celui qui veut nous empêcher de monter.
Saint Alphonse, dans son excellent livre Praxis confes­sarii, n. 121-171, indique l'objet principal de la direction la mortification, la manière de recevoir les sacrements, l'oraison, la pratique des vertus, la sanctification des actions ordinaires.
Tous ces témoignages montrent bien la nécessité de la direction en général. On s'en rend mieux compte en considérant les trois âges de la vie intérieure ou les besoins spirituels des commençants, des progressants et des avan­cés.


La direction des commençants


Une sage, ferme et paternelle direction est particulière­ment nécessaire aux commençants pour les former; c'est ce sur quoi veillent, dans les ordres religieux, les maîtres et maîtresses des novices.
Ensuite sa nécessité se fait moins sentir, sauf aux pé­riodes difficiles où quelque changement se produit ou encore lorsqu'il faut prendre quelque décision importante.
Les débutants doivent être évidemment prémunis contre les rechutes, et aussi contre d'eux défauts contraires. Les uns, recevant des consolations sensibles dans la prière, les confondent avec des grâces d'ordre plus élève, et par présomption voudraient brûler les étapes et arriver sans tarder à la vie d'union sans passer par les degrés indis­pensables[13]. Il faut leur rappeler la nécessité de l'humi­lité et leur dire que la marche vers la perfection est le travail de toute la vie. On ne peut pas voler avant d'avoir des ailes, et l'on ne commence pas la construction d'une église par les flèches, mais par les fondements[14]. Si la fin entrevue à obtenir est première dans l'ordre de l'in ten­tion ou du désir, elle n'est de fait obtenue qu'en dernier lieu, et il ne faut pas négliger les moyens les plus mo­destes, indispensables pour y parvenir.
D'autres commençants mettent un secret orgueil dans l'austérité, comme les jansénistes, et se livrent avec excès aux mortifications extérieures, au point de compromettre leur santé; ensuite, voulant se soigner, ils tombent dans le relâchement et passent d'un extrême à l'autre. Ils ont besoin d'apprendre la mesure de la discrétion chrétienne et qu'il ne suffit pas d'avoir au-dessus d'une vive sensibi­lité les trois vertus théologales, qu'il faut aussi entre ces deux domaines les vertus morales de prudence, de justice, de force et de modération, pour que peu à peu la sensibi­lité se discipline, et pour qu'on ne confonde pas ses élans superficiels et passagers avec les hautes aspirations de la foi vive, de l'espérance et de la charité.
La direction est particulièrement nécessaire en cette période de sécheresse prolongée, où la méditation devient difficile, où s'élèvent aussi des tentations assez vives contre la chasteté et la patience, avec parfois des contra­dictions au dehors. Selon saint Jean de la Croix[15], cette épreuve marque le passage de la voie purgative des commençants à la voie illuminative des progressants, à condition pourtant qu'on trouve en elle trois signes qu'un bon directeur peut discerner. Ces trois signes, dont nous parlerons plus loin, sont les suivants : 1° si l'on ne trouve ni goût ni consolations dans les choses divines, ni dans les choses créées ; 2° si l'on garde pourtant d'ordinaire le souvenir de Dieu, avec un vif désir de la perfection et la crainte de ne pas servir Dieu ; 3° si l'on ne parvient pas à méditer d'une façon raisonnée et si l'on se sent porté au simple regard vers Dieu.
Il convient alors en cette crise, qui doit être comme une seconde conversion, de bien écouter un bon direc­teur pour traverser cette période difficile généreusement et ne pas devenir une âme attardée. Nous reviendrons longuement sur ce sujet un peu plus loin[16].



La direction des progressants et des avancés


La nécessité d'un guide pour certaines périodes de la vie des avancés confirme ce que nous venons de dire de sa nécessité pour les commençants. Il n'est pas inutile d'exprimer ici dès maintenant cette confirmation.
Pour les progressants, la direction peut se faire d'ha­bitude plus rapidement; le dirigé connaissant davantage la vie spirituelle peut souvent expliquer d'un mot ce sur quoi il a besoin de conseil. Le directeur devient alors le témoin de la vie de l'âme et de sa marche en avant; il doit être l'instrument du Saint-Esprit pour s'assurer que l'âme est docile à ses inspirations; et pour cela il doit chercher à bien connaître l'action du Maître intérieur en telle et telle âme, pour discerner en chacune, autant que possible, le noir et le blanc, le défaut dominant à com­battre et l'attrait spécial de grâce qu'il faut suivre.
If convient de recourir à lui surtout à l'occasion de la retraite annuelle, pour lui parler de ce qui fait le fond de la vie de l'âme avec une entière franchise, pour s'assurer qu'on ne tombe pas dans les défauts des avancés, orgueil caché et présomption, qui peuvent devenir la source de grandes illusions[17].
Pour le progressant, il y a aussi des périodes difficiles dans lesquelles il a particulièrement besoin d'un bon guide, surtout lorsqu'il a à traverser les épreuves qui marquent l'entrée de la voie unitive, et que saint Jean de la Croix appelle la purification passive de l'esprit.
Celle-ci se présente sous des formes diverses, plus ou moins accentuées, et généralement c'est une privation prolongée de consolations non seulement sensibles, mais spirituelles. Il se produit alors assez souvent de fortes tentations contre la foi, contre l'espérance, et aussi contre la charité fraternelle ou même contre l'amour de Dieu. Il est clair que si l'on a à traverser cette période très diffi­cile, pour ne pas à ce moment reculer, mais aller de l'avant, il convient grandement d'avoir le secours d'un bon directeur. Et celui qui peut ici diriger les autres ne saurait se conduire lui-même, car il n'y a plus « ici de chemin tracé d'avance », dit saint Jean de la Croix[18], il faut suivre l'inspiration du Saint-Esprit et ne pas la confondre avec celle qui pourrait lui ressembler. Ici les âmes d'oraison ont plus particulièrement besoin d'un directeur éclairé et expérimenté. Sainte Thérèse éprou­vait le besoin d'ouvrir complètement son âme à des hommes de doctrine, versés dans les choses de la vie intérieure, pour s'assurer de sa docilité au Saint-Esprit[19]. Les parfaits eux-mêmes éprouvent le besoin de ce secours pour trouver l'harmonie entre la passivité sous l'action divine et l'activité que le Seigneur leur demande pour bien pratiquer la maxime : « fidélité et abandon ». Ils sentent le besoin d'une direction pour garder vif en leur cœur, avec une profonde humilité, l'amour de la Croix.
Nous ne parlons ici qu'en passant et par allusion de la direction des avancés pour dire que si elle est néces­saire pour eux, elle l'est à plus forte raison pour les com­mençants[20].


Les qualités du directeur et les devoirs du dirigé


Comme le dit saint François de Sales au sujet du directeur, « il le faut plein de charité, de science et de prudence : si l'une de ces trois parties lui manquent, il y a du danger[21] ». Sainte Thérèse parlait de même[22].
Sa charité doit être désintéressée et le porter, non pas à s'attacher les cœurs, mais à les conduire vers Dieu. Tauler, sur ce point, est exigeant et dit que certains directeurs qui attirent les âmes à eux sont comme des chiens de chasse qui mangeraient le lièvre au lieu de le rapporter à leur maître. Alors le chasseur les fouaille d'importance.
La bonté charitable du directeur ne doit pas être fai­blesse, elle doit être ferme et ne pas craindre de dire la vérité pour porter efficacement au bien. Il ne doit pas non plus perdre son temps en conversations ou lettres inutiles, mais aller droit au but pour le bien de l'âme.
Il doit avec cela connaître la spiritualité, s'être pénétré de la doctrine des grands maîtres de la vie intérieure et être assez psychologue[23].
Il doit enfin, pour être l'instrument du Saint-Esprit, discerner avec prudence dans les âmes le défaut domi­nant à éviter et l'attrait surnaturel à suivre. Pour cela, il doit prier, pour avoir la lumière, surtout dans les cas difficiles, et, s'il est humble, il recevra les grâces d'état. Il verra qu'il doit stimuler les uns et modérer l'ardeur des autres, et apprendre à ces derniers à ne pas confon­dre la sentimentalité avec l'amour qui se prouve par les œuvres.
Sa prudence, lorsqu'il dirige des âmes généreuses, doit éviter deux écueils : celui de vouloir porter toutes les âmes pieuses indistinctement et rapidement à se don­ner à l'oraison contemplative, et celui de s'imaginer qu'il est inutile de s'occuper de cette question. Il ne faut ici procéder ni trop tôt, ni trop tard; il faut examiner s'il y a, oui ou non, dans les âmes les trois signes qui viennent d'être notés d'après saint Jean de la Croix et plusieurs autres grands maîtres, pour passer de la méditation discursive à la contemplation. Avant cela, il convient et il suffit de rappeler aux âmes qu'elles doivent être dociles aux inspirations du Maître intérieur, dès que celles-ci sont manifestement conformes à leur vocation.


Quant aux devoirs du dirigé, ils dérivent manifestement de ce que nous venons de dire; il doit respecter son directeur comme le représentant de Dieu, éviter deux choses qui seraient contraires à ce respect, et des critiques acerbes et une familiarité excessive. Ce respect doit s'accompagner d'une affection filiale simple, toute spirituelle, qui exclut le désir d'être aimé particulière­ment et les petites jalousies[24].
Le dirigé doit aussi avoir envers son directeur une confiance filiale et une grande ouverture de cœur. Comme l'explique bien saint François de Sales : « Trai­tez avec lui en toute sincérité et fidélité, lui manifestant clairement votre bien et votre mal, sans feintise ni dissi­mulation.[25] »
Enfin, il faut mettre une grande docilité à écouter et à suivre les conseils donnés; autrement on suivrait sa volonté propre plutôt que celle de Dieu. Il n'est pas interdit de faire connaître qu'il y a une sérieuse difficulté à mettre en pratique tel conseil; mais, après l'avoir fait, il faut subordonner notre jugement à celui qui nous dirige. A la rigueur, il peut se tromper, mais nous ne nous tromperons pas en lui obéissant, à moins qu'il ne nous conseille quelque chose de contraire à la foi et aux mœurs; en ce cas, il faudrait le quitter.
Mais ce n'est pas sans raison grave qu'il faut changer de directeur ou de confesseur. Il ne faudrait certes pas le faire par inconstance, orgueil, fausse honte ou curiosité.
Mais on peut le faire si vraiment on s'aperçoit que celui qui nous guide a des vues trop naturelles, une affection trop sensible, et qu'il n'a ni la science, ni la prudence et la discrétion nécessaires.
En dehors de ces cas, il faut garder le plus possible une certaine continuité dans la direction, pour qu'il y ait vraiment esprit de suite et persévérance dans le bon chemin. Ne quittons pas un bon guide, parce qu'il nous reprend pour notre bien. Rappelons-nous ce que disait saint Louis à son fils : « Confesse-toi souvent, et choisis des confesseurs vertueux et savants, qui sachent t'ins­truire de ce que tu dois faire ou éviter, et donne à tes confesseurs de te reprendre et avertir librement. » Voilà la bonne, sainte et forte affection, sans mélange de senti­mentalité, qui est une affectation de sentiment.
Dans ces conditions, le directeur pourra être l'instru­ment du Saint-Esprit pour contrôler son action en nous et pour nous rendre de plus en plus dociles aux inspira­tions divines. Ainsi nous avancerons vraiment sur la voie étroite, qui s'élargit de plus en plus en nous rappro­chant de l'infinie bonté de Dieu à laquelle elle conduit.






DEUXIEME PARTIE


La purification de L'âme
des commençants




Après avoir parlé des principes de la vie intérieure, c'est-à-dire de ses sources et de sa fin, qui est la perfec­tion chrétienne, il faut traiter en particulier de chacun des trois âges de la vie spirituelle, et tout d'abord de la purification de l'âme des commençants.
Nous verrons, à ce sujet, ce qui caractérise cet âge de la vie intérieure, nous parlerons assez longuement de la purification active de la partie sensitive et de la partie intellectuelle de l'âme, de l'usage des sacrements, de la prière des commençants, et enfin de la purification pas­sive des sens plus ou moins bien supportée qui marque la transition à l'âge des progressants, ou l'entrée dans la voie illuminative. Il faudra parler, à ce sujet, de l'abus des grâces. Ce sont les commençants, devenus des âmes attardées et attiédies, qui n'arrivent pas à l'âge spirituel supérieur. Cette partie de la spiritualité est pratiquement fort importante, car beaucoup d'âmes, pour ne pas la mettre en pratique, restent fort en retard, tandis que ceux qui en profitent réellement font de grands progrès.
L'important n'est pas ici de lire beaucoup de livres, d'avoir beaucoup d'idées, mais de se pénétrer des princi­pes fondamentaux exposés en quelque livre substantiel et de les mettre généreusement en pratique, sans reve­nir en arrière.
C'est Notre-Seigneur lui-même qui l'a dit à la fin du sermon sur la Montagne (Matth., VII, 24) : « Tout homme qui entend ces paroles et les met en pratique sera comparé à un homme sage, qui a bâti sa maison sur le roc... Mais quiconque entend ces paroles que je dis, et ne les met pas en pratique, sera semblable à un insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle a été renversée, et grande a été sa ruine. »
Quand on lit la vie des serviteurs de Dieu béatifiés et canonisés, en particulier de plusieurs de ceux qui nous ont été proposés comme modèles ces derniers temps, on est frappé de voir que beaucoup n'avaient point grande culture, n'avaient pas lu beaucoup de livres, mais qu'ils se sont profondément pénétrés de l'Évangile, qu'ils en ont ainsi reçu l'esprit, et qu'ils l'ont pratiqué avec une générosité admirable, parfois dans une forme de vie très simple qui rappelle celle de saint Joseph. Ils sont arrivés ainsi à une haute sagesse, qui transparaissait parfois par le réalisme profond de leurs réflexions, et à une ardente charité, très féconde pour le salut des âmes.
Nous avons vu que saint ThomasErreur de référence : Balise <ref> incorrecte : les références sans nom doivent avoir un contenu, en parlant des trois âges de la vie spirituelle, remarque que « le princi­pal devoir des commençants est d'éviter le péché, de résister à la convoitise, qui nous attire vers un objet con­traire à celui de la charité. »
Le chrétien en état de grâce, qui commence à se don­ner au service de Dieu et à tendre vers la perfection de la charité, selon les exigences du précepte suprême, a une mentalité ou un état d'âme qui se peut décrire en observant surtout la connaissance de soi-même et celle de Dieu, l'amour de soi-même et celui de Dieu.






CHAPITRE PREMIER


L'âge spirituel des commençants


Nous avons vu que saint Thomas[26], en parlant des trois âges de la vie spirituelle, remarque que « le principal devoir des commençants est d'éviter le péché, de résister à la convoitise, qui nous attire vers un objet contraire à celui de la charité ».
Le chrétien en état de grâce, qui commence à se donner au service de Dieu et à tendre vers la perfection de la charité, selon les exigences du précepte suprême, a une mentalité ou un état d'âme qui se peut décrire en observant surtout la connaissance de soi-même et celle de Dieu, l'amour de soi-même et celui de Dieu.


La connaissance de soi-même et celle de Dieu


Les commençants ont une connaissance initiale d'eux-mêmes; ils discernent peu à peu les défauts qui subsis­tent en eux, les suites des péchés déjà pardonnés, et de nouveaux manquements plus ou moins délibérés et volontaires. Si ces commençants sont généreux, ils ne cherchent pas à s'excuser, mais à se corriger, et le Sei­gneur leur montre leur misère et leur indigence en leur faisant entendre pourtant qu'ils ne doivent la considérer que sous le rayonnement de la miséricorde divine, qui les exhorte à avancer. Ils doivent chaque jour examiner leur conscience et apprendre à se vaincre pour ne pas suivre l'impulsion irréfléchie de leurs passions.
Ils ne se connaissent pourtant que d'une façon encore superficielle. Ils ne découvrent pas encore quel trésor le baptême a mis en leur âme, et ils ignorent tout l'amour­-propre, l'égoïsme souvent inconscient qui subsiste en eux et qui se révèle de temps en temps sous une vive contrariété ou un reproche. Assez souvent, ils voient mieux cet amour-propre chez les autres que chez eux, et doivent se rappeler la parole du Seigneur : « Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans l'œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » (Matth,., VII, 3.) Le commençant porte en lui un diamant entouré d'une gangue de substances grossières, et il ne connaît encore ni tout le prix du diamant ni tous les défauts de la gangue. Il est beaucoup plus aimé de Dieu qu'il ne le croit, mais d'un amour fort qui a ses exigences et qui demande l'abnégation pour arriver à la vraie liberté de l'esprit.


Le commençant s'élève peu à peu à une certaine con­naissance de Dieu qui est encore très dépendante des choses sensibles. Il connaît Dieu dans le miroir des choses de la nature ou dans celui des paraboles, par exemple en celles de l'enfant prodigue, de la brebis perdue, du bon Pasteur. C'est le mouvement droit d'élé­vation vers Dieu partant d'un fait sensible très simple. Ce n'est pas encore le mouvement en spirale qui s'élève vers Dieu par la considération des divers mystères du salut, ni le mouvement circulaire de la contemplation qui revient toujours à la bonté divine rayonnante, comme l'aigle aime à regarder le soleil en décrivant plu­sieurs fois le même cercle dans les airs[27].
Le commençant n'est pas encore familiarisé avec les mystères du salut, avec ceux de l'Incarnation rédemp­trice, de la vie de l'Église, il ne peut encore se sentir habituellement porté à y voir le rayonnement de la bonté divine.
Il a parfois pourtant cette vue en considérant la Pas­sion du Sauveur, mais il ne pénètre pas encore dans les profondeurs du mystère de la Rédemption. Sa vue des choses de Dieu reste encore superficielle. Il n'est pas parvenu à la maturité de l'esprit.


L'amour de Dieu à ses débuts


En cet état, il y a un amour de Dieu proportionné : les commençants vraiment généreux aiment le Seigneur avec une sainte crainte du péché qui leur fait fuir le péché mortel, même le péché véniel délibéré, par la mortification des sens et des passions déréglées, ou de la concupiscence de la chair, de celle des yeux et de l'or­gueil. A ce signe, on reconnaît qu'il y a en eux le com­mencement d'un amour profond de volonté.
Plusieurs cependant négligent pratiquement la morti­fication, qui serait nécessaire, et ressemblent à un homme qui voudrait commencer l'ascension d'une montagne, non pas au bas de la montagne, mais à mi-côte. Alors ils montent en imagination, non en réalité; ils brûlent les étapes, et leur premier enthousiasme s'éteindra vite comme un feu de paille. Ils croiront connaître les choses spirituelles et s'en détacheront après les avoir à peine effleurées. C'est, hélas, très fréquent.


Si, au contraire, le commençant est généreux, si, sans vouloir aller plus vite que la grâce et pratiquer en dehors de l'obéissance une mortification excessive inspirée par un secret orgueil, il veut sérieusement avancer, il n'est pas rare qu'il reçoive comme récompense des conso­lations sensibles dans la prière ou dans l'étude des cho­ses divines. Le Seigneur fait ainsi la conquête de sa sen­sibilité, puisqu'il vit encore surtout par elle. La grâce dite sensible, parce qu'elle a son retentissement sur la sensibilité, détourne alors celle-ci des choses dangereuses et l'attire vers Notre-Seigneur et sa sainte Mère. En ces moments, le commençant généreux aime déjà Dieu de tout son cœur, mais pas encore « de toute son âme, de toutes ses forces », ni « de tout son esprit ». Les auteurs spirituels parlent souvent de ce lait de la consolation qui est alors donné. Saint Paul dit lui-même (I Cor., III, 2) : « Ce n'est pas comme à des hommes spirituels que j'ai pu vous parler, mais comme à des hommes charnels, comme à de petits enfants dans le Christ. Je vous ai donné du lait à boire, non de la nourriture solide, car vous n'en étiez pas capables. »
Qu'arrive-t-il alors généralement ? Presque tous les commençants, en recevant ces consolations sensibles, y prennent trop de complaisance, comme si elles étaient, non pas un moyen, mais une fin. Ils tombent alors dans une certaine gourmandise spirituelle accompagnée de précipitation et de curiosité dans l'étude des choses divines, d'orgueil inconscient, qui porte à vouloir parler de ces choses comme si on était déjà un maître. Alors reparaissent, dit saint Jean de la Croix[28], les sept péchés capitaux, non plus sous leur forme grossière, mais à propos des choses spirituelles[29]. Ce sont autant d'obstacles à la vraie et solide piété.
Que s'ensuit-il ? Il suit de là, c'est la logique de la vie spirituelle, qu'une seconde conversion est nécessaire, celle que décrit saint Jean de la Croix sous le nom de purification passive des sens « commune chez le grand nombre des commençants[30] », pour les introduire et dans la voie illuminative des avancés, où Dieu nourrit l'âme par contemplation infuse[31] ».
Cette purification se manifeste par une aridité sensi­ble prolongée, dans laquelle le commençant est dépouillé des consolations sensibles où il se complaisait trop. S'il y a dans cette aridité un vif désir de Dieu, de son règne en nous et la crainte de l'offenser, c'est un signe qu'il y a là une purification divine. Et plus encore si à ce vif désir de Dieu s'ajoute la difficulté à l'oraison de faire des considérations multiples et raisonnées, et l'inclination à regarder simplement le Seigneur avec amour[32]. C'est là le troisième signe, qui montre que la seconde conver­sion s'accomplit et que l'âne est élevée vers une forme de vie supérieure, qui est celle de la voie illuminative ou des progressants.
Si l'âme supporte bien cette purification, sa sensibilite se soumet de plus en plus à l'esprit. Il n'est pas rare qu'elle ait alors à repousser généreusement des tentations contre la chasteté et la patience, vertus qui ont leur siège dans la sensibilité et qui se fortifient par cette lutte.
Dans cette crise, le Seigneur laboure l'âme, pour ainsi dire; il creuse beaucoup plus profondément le sillon qu'il a déjà tracé au moment de la justification ou pre­mière conversion. Il extirpe les mauvaises racines ou les restes du péché « reliquias peccati ». Il montre la vanité des choses du monde, de la recherche des honneurs et des dignités. Et peu à peu une vie nouvelle commence, comme dans l'ordre naturel lorsque l'enfant devient un adolescent.
Mais cette crise est plus ou moins bien supportée, plu­sieurs ne s'y montrent pas assez généreux et peuvent devenir des attardés. D'autres suivent docilement l'inspi­ration divine et deviennent des progressants.
Tels sont les principaux caractères de l'âge spirituel des commençants : connaissance encore superficielle de soi-même, connaissance initiale de Dieu encore très dépendante des choses sensibles; amour de Dieu qui se manifeste par la lutte pour fuir le péché. Si cette lutte est généreuse, elle est généralement récompensée par des consolations sensibles, auxquelles trop souvent on s'at­tarde. Alors le Seigneur les enlève et, par ce dépouille­ment, nous introduit dans une vie spirituelle plus dégagée des sens. Il est aisé de voir la suite logique et vitale des phases par lesquelles l'âme doit passer. Ce n'est pas une juxtaposition mécanique d'états successifs, c'est le déve­loppement organique de la vie intérieure qui devient ainsi de plus en plus une conversation intime de l'âme, non plus seulement avec elle-même, mais avec Dieu.


La générosité requise chez le commençant


Ce qu'il importe ici de bien remarquer, c'est la généro­sité qui est nécessaire dès le début chez le commençant, s'il veut arriver à l'union intime avec Dieu et à la con­templation pénétrante et savoureuse des choses divines.
On lit à ce sujet dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, au ch. LIII : « Tous, dit le Seigneur, vous avez été appelés, en général et en particulier, par mon Fils, lorsque, dans l'ardeur de son désir, il criait dans le temple : « Qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. » Ainsi vous êtes invités à la source d'eau vive de la grâce... Il vous faut donc passer par mon Fils... et mar­cher avec persévérance, sans que ni épines, ni vents con­traires, ni prospérité, ni adversité, ni autres peines que ce soit, vous puissent faire regarder en arrière. Persévé­rez jusqu'à ce que vous me trouviez, Moi, qui vous donne l'eau vive : et c'est par l'intermédiaire de ce doux Verbe d'amour, mon Fils unique, que je vous la donne.
Saint Thomas parle de même en commentant in Malthæum, V, 6, les paroles : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. » « Le Sei­gneur, dit-il, veut que nous ayons soif de cette justice; qui consiste à rendre à chacun et à Dieu d'abord ce qui lui est dû. Il veut que nous ne soyons jamais rassasiés ici-bas... mais que notre désir grandisse toujours... Bien­heureux ceux qui ont ce désir insatiable; ils recevront la vie éternelle et auparavant les biens spirituels en abondance dans l'accomplissement des préceptes, selon la parole du Maître (Jean, IV, 34): « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accom­plir son œuvre. »
Le Docteur angélique dit encore dans son Commentaire sur saint Jean VII, 37: « Tous ceux qui ont soif sont invi­tés lorsque Notre-Seigneur dit : Si quelqu'un a soif, qu'il vienne et qu'il boive. Isaïe, LV, 1, avait dit : Vous tous qui avez soif, venez aux eaux (vives). Il appelle ceux qui ont soif, car ce sont ceux qui désirent servir Dieu. Dieu n'accepte pas un service, forcé, mais il aime celui qui donne avec joie (II Cor., IX, 17). Il appelle non pas seule­ment quelques-uns, mais tous ceux qui ont soif; et il les invite à boire ce breuvage spirituel qu'est la divine sagesse, capable de combler nos désirs; et cette sagesse divine, nous voudrons la donner aux autres après l'avoir trouvée[33]. C'est pourquoi il nous dit : Celui qui croit en moi, de son sein, comme dit l'Écriture, couleront des fleuves d'eau vive (Jean, VII, 38) ». Ainsi parle saint Thomas en son Commentaire sur saint Jean.
Mais pour arriver à cette source débordante, il faut avoir soif, soif de vertu, et marcher généreusement, par la voie étroite de l'abnégation, voie spirituelle qui est étroite pour les sens, mais qui, pour l'esprit, deviendra immense comme Dieu même à qui elle conduit, tandis que le chemin de la perdition, large d'abord pour les sens, se resserre ensuite de plus en plus pour l'esprit et conduit à la géhenne[34].
Sainte Thérèse (Chemin de la perfection, ch. XIX), en rapportant ces mêmes paroles du Maître : « Si quel­qu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive », écrit de même: « Songez que le Seigneur invite tout le monde. Il est la vérité même, donc la chose est hors de doute. Si le festin n'était pas général, il ne nous appellerait pas tous, ou bien, en nous appelant, il ne dirait pas: Je vous donnerai à boire. Il dirait: Venez tous, vous n'y perdrez rien, et je donnerai à boire à qui je trouverai bon. Mais, comme il dit sans restriction: Venez tous, je regarde comme certain que tous ceux qui ne resteront pas en chemin recevront cette eau vive. Daigne Celui qui nous la promet nous donner sa grâce pour la chercher comme il faut ! Je le lui demande au nom de lui-même. »
La Sainte dit dans ce même chapitre XIX : « Quand Dieu veut qu'on boive de cette eau, - l'union divine, étant absolument surnaturelle, ne dépend pas de nous, - c'est afin de purifier notre âme... Soudain il l'approche de lui, et en un moment lui enseigne plus de vérités, lui donne sur le néant de toute chose plus de lumière qu'elle n'aurait pu en acquérir en bien des années. » - Puis elle ajoute, ibid., au ch. XXI : « Revenons à ceux qui sont déci­dés à marcher par ce chemin et à ne point s'arrêter qu'ils n'aient atteint le but, c'est-à-dire qu'ils ne se soient abreu­vés de cette eau vive. Et d'abord, comment faut-il débu­ter ? Je le répète, ce qui est d'une importance majeure, d'une importance capitale, c'est d'avoir une résolution ferme, une détermination absolue, inébranlable, de ne point s'arrêter qu'on n'ait atteint la source, quoi qu'il arrive ou puisse survenir, quoi qu'il en puisse coûter, quel­ques critiques dont on soit l'objet, qu'on doive arriver au terme ou mourir en chemin, accablé sous le poids des obs­tacles, quand le monde enfin devrait s'effondrer. »
Saint Jean de la Croix s'exprime de même dans le Pro­logue de la Montée du Carmel, et dans Vive Flamme d'amour (IIe strophe, verset 5).
La générosité dont parlent ici tous ces grands saints n'est autre que la vertu de magnanimité; mais ce n'est plus seulement celle décrite par Aristote, c'est la magna­nimité infuse, chrétienne, décrite par saint Thomas dans sa Somme Théologique, IIa IIae, q. 129.
Le magnanime, dit-il, cherche les grandes choses dignes d'honneur, mais il estime que les honneurs eux-mêmes ne sont presque rien[35]. Il ne se laisse pas exalter par la prospérité, ni abattre par les difficultés. Or est-il ici-bas de plus grande chose que la véritable perfection chré­tienne ? Le magnanime ne redoute pas les obstacles, ni les critiques, ni le mépris, s'il faut le supporter pour une grande cause. Il ne se laisse nullement intimider par les esprits forts, et ne fait aucun cas de leurs dires. Il tient compte de la vérité beaucoup plus que de l'opinion sou­vent fausse des hommes. Si cette générosité n'est pas toujours comprise de ceux qui voudraient une vie plus commode, elle a en soi une vraie valeur. Et si elle est unie à l'humilité, elle plaît à Dieu et ne saurait rester sans récompense.
Saint François de Sales, dans son Ve Entretien, parle admirablement de la générosité dans ses rapports avec l'humilité, qui doit toujours l'accompagner : « L'humilité dit-il, croit de ne pouvoir rien, eu égard la connais­sance de notre pauvreté et faiblesse...; et, au contraire, la générosité nous fait dire avec saint Paul : Je puis tout en celui qui me conforte. L'humilité nous fait défier de nous-mêmes, et la générosité nous fait confier en Dieu... Il y a des personnes qui s'amusent à une fausse et niaise humilité, qui les empêche de regarder en eux ce que Dieu y a mis de bon. Ils ont très grand tort; car les biens que Dieu a mis en nous veulent être reconnus... pour glori­fier la divine bonté qui nous les a donnés... L'humilité qui ne produit point la générosité est indubitablement fausse... La générosité s'appuie sur la confiance en Dieu et elle entreprend courageusement de faire tout ce qu'on lui commande... pour difficile qu'il soit... Qu'est-ce qui me pourra empêcher d'y parvenir (dit-elle), puisque je suis très assurée que celui qui a commencé l'œuvre de ma perfection la parfera ? (Phil., I, 6). ».
Telle doit être la générosité des commençants. Tous les saints parlent ainsi. Le Seigneur lui-même a dit : « Qui­conque met la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas propre au royaume de Dieu. » (Luc., IX, 62.) Il faut être de ceux dont il a dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés », il goûteront ici-bas comme le prélude de la vie éternelle et la feront saintement désirer aux autres en travaillant à leur salut.






CHAPITRE II

Le naturalisme pratique
et la mortification selon l'Évangile




Après avoir donné une idée générale de l'âge spirituel des commençants, il faut parler du principal travail qui s'impose à eux pour éviter de retomber dans le péché. Dans ce but il faut se faire une juste idée du désordre qu'est le péché sous ses formes multiples, et aussi de ses racines et de ses suites qui peuvent longtemps subsister en nous.
Tout d'abord, il convient de noter ici deux tendances extrêmes et erronées, d'une part le naturalisme pratique très fréquent, dans lequel tombèrent les quiétistes, d'au­tre part la superbe austérité janséniste qui ne vient pas de l'amour de Dieu. La vérité s'élève comme un sommet au milieu de ces deux extrêmes, qui représentent les déviations contraires de l'erreur.


Le naturalisme pratique,
celui de l'action et celui de l'inaction

Le naturalisme pratique qui est la négation de l'esprit de foi dans la conduite de la vie, tend toujours à renaître sous des formes plus ou moins accentuées, comme on l'a vu il y a quelques années dans l'américanisme et le modernisme. En plusieurs ouvrages parus à cette épo­que, on dépréciait la mortification et les vœux de religion, dans lesquels on voulait voir, non une délivrance qui favorise l'essor de la vie intérieure, mais une entrave à l'apostolat. On nous disait: Pourquoi tant parler de mortification, si le christianisme est une doctrine de vie; de renoncement, si le christianisme doit s'assimiler toute l'activité humaine au lieu de la détruire; d'obéissance, si le christianisme est une doctrine de liberté. Ces vertus passives, disait-on, n'ont une telle importance que pour des esprits négatifs, incapables de rien entreprendre et qui n'ont que la force de l'inertie.
Pourquoi, ajoutait-on, déprécier notre activité natu­relle; notre nature n'est-elle pas bonne, ne vient-elle pas de Dieu, n'est-elle pas inclinée à l'aimer par-dessus tout ? Nos passions elles-mêmes, mouvements de notre sensibi­lité, désir ou aversion, joie ou tristesse, ne sont ni bon­nes ni mauvaises, elles le deviennent suivant l'intention de notre volonté. Elles sont des forces à utiliser, il ne faut pas les mortifier, mais les régler et les modérer. Tel est l'enseignement de saint Thomas, bien différent, disait-on, de celui de tant d'auteurs spirituels, assez différent du chapitre de l'Imitation, III, ch. LIV, sur « les divers mou­vements de la nature et de la grâce ». En parlant ainsi contre l'auteur de l'Imitation, n'oubliait-on pas un peu cette parole du Sauveur : « Si le grain de froment ne vient à mourir, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie, la perdra; celui qui hait sa vie en ce monde (et la sacrifie), la conservera pour la vie éternelle » (Jean, XII, 25).
On ajoutait encore : Pourquoi tant combattre le juge­ment propre, la volonte propre; c'est se mettre dans un état de servitude qui détruit toute initiative et fait perdre contact avec le monde, que nous ne devons pas mépriser, mais améliorer. En parlant ainsi, ne perdait-on pas de vue ce que tous les vrais spirituels ont entendu par « volonté propre », ou volonté non conforme à la volonté de Dieu ?


Dans cette objection formulée par l'américanisme, reprise par le modernisme[36], le vrai est habilement mêlé au faux; on y invoque même l'autorité de saint Thomas, et l'on répète souvent ce principe du grand Doc­teur : « La grâce ne doit pas détruire la nature, mais la perfectionner », les mouvements de la nature ne sont pas si déréglés, dit-on, que le soutient l'auteur de l'Imita­tion, il faut le plein développement de la nature sous la grâce.
Et comme on manque du véritable esprit de foi, on fausse le principe de saint Thomas qu'on invoque. Il parle de la nature comme telle, au sens philosophique du mot, de la nature, dans ce qu'elle a d'essentiel et de bon, œuvre de Dieu, et non pas de la nature blessée, déchue, telle qu'elle est de fait, par suite du péché originel et de nos péchés personnels, plus ou moins déformée par notre égoïsme souvent inconscient, nos convoitises, notre orgueil. De même saint Thomas parle des passions ou émotions comme telles et non comme déréglées, lorsqu'il dit que ce sont des forces à utiliser; mais pour les utiliser il faut mortifier ce qu'il y a de déréglé en elles, cela il ne faut pas seulement le voiler, le modérer, mais le faire mourir.
Toutes ces équivoques ne tardent pas à manifester leurs conséquences. L'arbre se juge à ses fruits: en vou­lant trop plaire au monde, au lieu de le convertir, ces apôtres d'un nouveau genre que furent les modernistes se sont laissés convertir par lui.
On les a vus méconnaître les suites du péché originel; à les entendre, l'homme naîtrait bon, comme le décla­raient les pélagiens et plus tard Jean-Jacques Rousseau.
On les a vus oublier la gravité du péché mortel comme outrage fait à Dieu, ils ne l'ont plus considéré que comme un mal qui nuit à l'homme. Dès lors, on a particulière­ment méconnu la gravité des péchés de l'esprit: incrédu­lité, présomption, orgueil. La faute la plus grave parais­sait être l'abstension des œuvres sociales, et, par suite, la vie purement contemplative était considérée comme une vie assez inutile, ou comme le lot des impuissants. Dieu a voulu répondre lui-même à cette objection par la cano­nisation de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et par le rayonnement extraordinaire de cette âme contemplative.
On méconnaissait aussi l'élévation infinie de notre fin surnaturelle: Dieu auteur de la grâce. Et au lieu de par­ler de la vie éternelle, de la vision béatifique, on parlait d'un vague idéal moral teinté de religion, où disparaissait l'opposition radicale du ciel et de l'enfer.
Enfin on oubliait que le grand moyen pris par Notre­Seigneur pour sauver le monde, c'était la Croix.
La nouvelle doctrine par toutes ses conséquences manifestait son principe: le naturalisme pratique, non pas l'esprit de Dieu, mais l'esprit de nature, négation du surnaturel, sinon théoriquement, du moins dans la con­duite de la vie. Cette négation a été parfois formulée ainsi à l'époque du modernisme: la mortification n'est pas de l'essence du christianisme. - La mortification est-elle donc autre chose que la pénitence, et celle-ci n'est-elle pas nécessaire au chrétien ? Comment saint Paul aurait-il écrit: « Nous portons toujours avec nous dans notre corps la mortification du Christ, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée en notre corps » ? (II Cor., IV, 10).


Sous une autre forme, le naturalisme pratique apparut parmi les quiétistes, à l'époque surtout de Molinos, au XVII° siècle. Ce fut ici le naturalisme, non pas de l'action, comme dans l'américanisme, mais de l'inaction. Molinos prétendait que « vouloir agir offense Dieu, qui veut être seul à agir en nous[37] ». En n'agissant plus, disait-il, l'âme s'annihile et revient à son principe; alors il n'y a plus que Dieu qui vit et règne en elle[38]. On arrive ainsi au naturalisme pratique par une voie contraire à celle de l'américanisme, qui exalte l'activité naturelle.
Molinos déduisait de son principe que l'àme ne doit plus produire d'actes de connaissance, ni d'amour de Dieu[39], ne plus penser au ciel, ni à l'enfer, ne plus réfléchir sur ses actes, ni sur ses défauts[40], l'examen de conscience était ainsi supprimé. Molinos ajoutait que l'âme ne doit pas non plus désirer sa propre perfection, ni son salut[41], ni demander à Dieu quelque chose de déterminé[42], mais qu'elle doit s'abandonner à Lui pour qu'il fasse en elle, sans elle, sa divine volonté. Enfin il disait: « Elle n'a plus besoin de résister positivement aux tentations, dont elle n'a plus à tenir compte[43]; la croix volontaire de la mortification est un poids lourd et inutile, dont il faut se débarrasser.[44] »
Il recommandait de rester, à l'oraison, dans une foi obscure, dans un repos où l'on oublie toute pensée dis­tincte relative à l'humanité de Jésus, ou même aux per­fections divines, à la Sainte Trinité, et de rester dans ce repos sans produire aucun acte. « C'est là, disait-il, la con­templation acquise, dans laquelle il faut rester toute la vie, si Dieu n'élève pas à la contemplation infuse.[45] »
En réalité, cette contemplation ainsi acquise par cessation de tout acte n'était qu'une pieuse somnolence, beaucoup plus somnolence que pieuse, dont certains quiétistes, ne daignaient pas sortir, même pour s'age­nouiller à l'élévation pendant la messe. Ils restaient assis dans leur prétendue union à Dieu, qu'ils confondaient avec une forme auguste du néant. Leur état fait plus penser au nirvana des bouddhistes qu'à l'union transfor­mante et rayonnante des saints.
On voit par là que la contemplation acquise, que Molinos conseillait à tous, était une passivité non pas infuse, mais acquise à volonté par la cessation de toute opération. Il attribuait ainsi à cette prétendue contem­plation acquise ce qui n'est vrai que de l'infuse, et il sup­primait d'un trait de plume toute l'ascèse et la pratique des vertus, considérée par la tradition comme la vraie disposition à la contemplation infuse et à l'union intime avec Dieu. Aussi prétendait-il que « la distinction des trois voies: purgative, illuminative et unitive, est la plus grande absurdité qui ait été dite en mystique, puisqu'il n'y a, disait-il, qu'une voie pour tous, la voie interne[46] ».
Cette suppression de la mortification conduisait aux pires désordres, et Molinos en vint à dire que les tenta­tions du démon sont toujours utiles, même lorsqu'elles portent à des actes déshonnêtes, qu'il n'est pas nécessaire alors de faire des actes des vertus contraires, mais qu'il faut se résigner, car cela nous révèle notre néant[47]. Seulement Molinos, au lieu d'arriver ainsi au mépris de soi-même par la reconnaissance de notre culpabilité, pré­tendait arriver à l'impeccabililé[48] et à la mort mysti­que; singulière impeccabilité conciliable avec tous les désordres[49].
Cette doctrine lamentable est, on le voit, une carica­ture de la mystique traditionnelle, qui est ainsi radicale­ment faussée dans tous ses principes. Et sous prétexte d'éviter l'activité naturelle qu'exalte le naturalisme de l'action, on tombe ici dans le naturalisme pratique de la paresse et de l'inaction. C'était, sous une autre forme, la suppression de l'ascèse, de l'exercice des vertus et de la mortification[50].
Les erreurs des quiétistes montrent qu'il y a le natura­lisme pratique de ceux qui ont perdu la vie intérieure et celui assez différent de ceux qui ne l'ont jamais trouvée.



A l'extrême opposé du naturalisme pratique, il y a par­fois, mais assez rarement, l'austérité orgueilleuse d'un faux surnaturel, comme on put le voir dans le jansé­nisme, et auparavant en diverses formes du fanatis­misme, comme chez les montanistes au IIe siècle, et au XIIe chez les flagellants. Toutes ces sectes perdent de vue l'esprit de la mortification chrétienne, qui n'est pas un esprit d'orgueil, mais d'amour de Dieu.
Au XVIIe siècle, les jansénistes tombèrent dans un pessimisme qui est une altération de la doctrine chré­tienne de la pénitence. Ils exagéraient, comme les pre­miers protestants, les suites du péché originel, au point de dire que l'homme ne conserve plus le libre arbitre, la liberté d'indifférence, mais seulement la spontanéité, et que tous les actes des infidèles sont des péchés[51]. Ils enseignaient que « l'homme, toute sa vie, doit faire péni­tence pour le péché originel[52] ». Par suite, ils rete­naient les âmes toute la vie dans la voie purgative, et les éloignaient de la communion, en leur disant que nous ne sommes pas dignes d'une telle union avec Notre-Sei­gneur; ceux-là seuls, selon eux, devraient y être admis qui ont un très pur amour de Dieu sans aucun mélange[53]. Ils oubliaient que cet amour très pur est précisément l'effet de la communion, lorsque celle-ci s'accompagne d'une lutte généreuse contre tout ce qu'il y a de déréglé en nous. Le jansénisme n'arrivait jamais à la délivrance et à la paix[54].
Il faut donc, ici comme ailleurs, éviter deux erreurs extrêmes, opposées l'une à l'autre: le naturalisme prati­que et l'austérité orgueilleuse. La vérité se trouve entre ces deux extrêmes et au-dessus d'eux comme un sommet. Elle apparait si l'on considère, d'une part l'élévation de notre fin dernière et de la charité, et d'autre part la gra­vité du péché mortel et de ses suites.


La mortification selon l'Évangile


Pour voir, par opposition aux deux erreurs extrêmes dont nous venons de parler, quel est le véritable esprit de la mortification chrétienne, il faut voir ce que nous en dit Notre-Seigneur dans l'Évangile et comment les saints l'ont compris et vécu.
Le Sauveur n'est pas venu sur la terre pour y faire une œuvre humaine de philanthropie, mais une œuvre divine de charité; il l'a accomplie en parlant aux hommes plus de leurs devoirs que de leurs droits, en leur disant la nécessité de mourir tout à fait au péché pour recevoir en abondance une vie nouvelle, et il a voulu leur témoigner son amour jusqu'à mourir sur la croix pour les racheter. Les deux aspects de mort au péché et de vie supérieure sont toujours mentionnés ensemble, avec une note dominante qui est celle de l'amour de Dieu. Rien de pareil dans les erreurs mentionnées plus haut.
Que nous dit Notre-Seigneur au sujet de la mortifica­tion ? Il dit en saint Luc, IX, 23, « en s'adressant à tous », comme le remarque l'évangéliste: « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix chaque jour et me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie[55] la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi, la sauvera[56]. Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme. »
Jésus, dans le sermon sur la Montagne, nous montre la nécessité de la mortification, c'est-à-dire de la mort au péché et à ses suites, en insistant sur l'élévation de notre fin surnaturelle: « Si votre justice ne surpasse celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux[57]. » « Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait[58] » Pourquoi ? Parce que Jésus nous apporte la grâce qui est une parti­cipation de la vie intime de Dieu, supérieure à la vie naturelle des anges, pour nous conduire à l'union à Dieu, puisque nous sommes appelés à le voir comme Il se voit et à l'aimer comme Il s'aime. Tel est le sens de la parole « Soyez parfaits comme le Père céleste est parfait. »
Mais cela exige la mortification de tout ce qu'il y a de déréglé en nous, des mouvements désordonnés de concu­piscence, de colère, de haine, d'orgueil, d'hypocrisie, etc. Ce sont bien là les différentes passions, en ce qu'elles ont de désordonné.
Notre-Seigneur est très explicite sur ce point dans ce même sermon sur la Montagne. Nulle part, n'est mieux exprimée la mortification tant intérieure qu'extérieure que doit pratiquer le chrétien et l'esprit de cette mortifi­cation. Il suffit de rappeler quelques-unes de ces paroles du Sauveur.
Le vrai chrétien doit exclure le plus possible tout ressentiment, toute animosité de son cœur: « Lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ­ton frère; puis viens et présente ton offrande. » (Matth., V, 24.) - « Accorde-toi avec ton adversaire au plus tôt »; il faut voir en lui non pas seulement un adversaire, mais un frère, un fils de Dieu. Bienheureux les doux ! Un jour un jeune israélite, qui connaissait le Pater, reçoit l'inspi­ration de pardonner à son plus grand ennemi; il le fait et aussitôt reçoit la grâce pour croire à tout l'Évangile et à l'Église.
Mortification de la concupiscence, du mauvais regard, du mauvais désir, par lequel on commettrait déjà l'adul­tère dans son cœur: « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le... ; la main..., coupe-la ; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne » (Matth., V, 29). Notre-Seigneur ne peut s'ex­primer d'une façon plus énergique; on s'explique dès lors que les saints, surtout pour triompher de certaines tentations, conseillent le recours au jeûne, aux veilles, et autres austérités corporelles, qui, pratiquées avec discré­tion, obéissance et générosité, tiennent le corps en servi­tude et assurent la liberté de l'esprit[59].
Le sermon sur la Montagne parle aussi de la mortifica­tion de tout désir déréglé de vengeance: « Vous avez appris qu'il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. » Et moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant » (Matth., V, 38). Ne répondez pas à l'injure avec aigreur pour vous venger; résistez sans doute, et jusqu'à la mort, à celui qui veut vous porter au mal; mais supportez patiemment les injures, sans haine, ni irritation. « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui la gauche. S'il veut t'appeler en justice pour avoir la tuni­que, abandonne encore ton manteau » (Matth., V, 40).
C'est-à-dire sois prêt à supporter l'injustice avec longani­mité; c'est cette patience qui brise la colère de l'adversaire et qui parfois le convertit, comme on le vit dans les trois siècles de persécution que dut subir l'Église naissante. Le chrétien doit être moins préoccupé de défendre jalouse­ment ses droits temporels que de gagner à Dieu l'âme de son frère irrité. On voit ici la hauteur de la justice chrétienne qui doit toujours s'unir à la charité. Aux parfaits il est dit ici qu'il ne convient pas qu'ils entrent en litige, à moins d'intérêts supérieurs dont ils ont la garde[60].
Au même endroit, le Sauveur nous demande la morti­fication de l'égoïsme, de l'amour-propre, qui porte à fuir celui qui veut nous demander un service (Matt., V, 42), la mortification du jugement téméraire (Matth., VII, 1), de l'orgueil spirituel et de l'hypocrisie, qui portent « à faire les bonnes œuvres ou à prier devant les hommes pour être vus d'eux » (Matt., VI, 1-16).
Enfin il nous indique quel doit être l'esprit de la mor­tification : mourir au péché et à ses suites par amour de Dieu. Notre-Seigneur l'exprime de la façon la plus aima­ble, à l'opposé de ce que dira l'austérité orgueilleuse des jansénistes. Il nous dit en saint Matth., VI, 16 : « Lorsque vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites, qui exténuent leur visage pour faire paraître aux hommes qu'ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, par­fume ta tête et lave ton visage, afin qu'il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais à ton Père qui est pré­sent dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »
C'est-à-dire, comme l'ont entendu les Pères, parfume ta tête avec l'huile de la charité, de la miséricorde et de la joie spirituelle. Lave ton visage, c'est-à-dire purifie ton âme de tout esprit d'ostentation. Lorsque tu accomplis ces actes de piété, il ne t'est pas défendu d'être vu, mais de vouloir être vu, car tu perdrais ainsi la pureté d'inten­tion qui doit aller directement au Père présent dans le secret de ton âme.
Tel est l'esprit de la mortification ou de l'austérité chré­tienne, les jansénistes ne l'ont pas compris; c'est un esprit d'amour de Dieu, et d'amour du prochain. C'est un esprit d'amour qui rayonne sur les âmes pour les sauver; c'est par là un esprit de mansuétude, car comment être doux, même avec ceux qui sont aigres, sans apprendre à se vaincre soi-même, à posséder son âme ? C'est un esprit qui nous porte à offrir à Dieu tout ce qui peut nous arri­ver de pénible, pour que cela même nous aide à avancer vers Lui et à sauver des âmes, pour que tout coopère au bien, même les obstacles que nous rencontrons, comme Jésus a fait de sa croix le grand moyen de salut.
C'est ici que l'on voit que la mortification chrétienne, par cet esprit d'amour de Dieu, s'élève comme un som­met au-dessus de la mollesse du naturalisme pratique et de l'austérité orgueilleuse et sèche. C'est cette mortification que nous avons vue chez les saints marqués à l'effigie de Jésus crucifié, qu'il s'agisse de ceux de la primitive Église, comme les premiers martyrs, de ceux du moyen âge, comme un saint Bernard, un saint Dominique, un saint François d'Assise, ou de ceux plus récents, comme un saint Benoit-Joseph Labre, le saint Curé d'Ars, ou les derniers saints canonisés, comme saint Jean Bosco, et saint Joseph Cotolengo. Mirabilis Deus in sanctis suis.





CHAPITRE III


La mortification selon saint Paul et les raisons de sa nécessité




La doctrine de l'Évangile sur la nécessité de la morti­fcation est assez longuement expliquée par saint Paul en ses Épîtres. On cite souvent ces paroles de la Ire Cor., IX, 27 : « Je traite durement (ou je châtie) mon corps, et je le tiens en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. » Il dit aussi (Galat., V, 24) : « Ceux qui sont à Jésus-Christ ont cru­cifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Si nous vivons par l'esprit, marchons aussi par l'esprit. »
Et non seulement saint Paul affirme la nécessité de la mortification, mais il en donne les raisons qui se ramè­nent à quatre; ce sont précisément celles qui sont mécon­nues par le naturalisme pratique. La mortification de tout ce qu'il y a en nous de déréglé est nécessaire : 1° à cause des suites du péché originel; 2° à cause des suites de nos péchés personnels; 3° à cause de l'élévation infinie de notre fin surnaturelle; 4° parce qu'il faut imi­ter et suivre Notre-Seigneur crucifié.
En considérant ces divers motifs, nous verrons ce qu'est pour saint Paul la mortification intérieure et exté­rieure; elle se rattache à bien des vertus, puisque cha­cune exclut les vices contraires, et particulièrement à la vertu de la pénitence, qui a pour but de détruire en nous les suites du péché comme offense à Dieu, pénitence qui doit être inspirée par l'amour de Dieu[61].



Les suites du péché originel


Saint Paul institue d'abord un parallèle entre Jésus-Christ auteur de notre salut, et Adam auteur de notre ruine, et il note les suites du péché originel. Il dit (Rom., V, 12): « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort. » - (Ibid., 19-21) : « Par la désobéissance d'un seul homme, tous ont été consti­tués pécheurs... Mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé... par Jésus-Christ Notre-Seigneur. »
La mort est une des suites du péché originel, avec les infirmités, la maladie, mais il y a aussi la concupiscence, dont parle saint Paul lorsqu'il dit (Galates, V, 17) : « Marchez selon l'esprit, et vous n'accomplirez pas les convoitises de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit. »
C'est ce qui se remarque, selon les termes de l'Apôtre, chez le vieil homme, c'est-à-dire chez l'homme tel qu'il naît d'Adam, avec une nature déchue et blessée. On lit dans l'Épitre aux Éphésiens, IV, 22: « Vous avez été instruits... à vous dépouiller du vieil homme corrompu par les convoitises trompeuses, à vous renouveler dans votre esprit et dans vos pensées, et à revêtir l'homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables. » Saint Paul écrit de même aux Colossiens, III, 9: « N'usez point de mensonge les uns envers les autres, puisque vous avez dépouillé le vieil homme avec ses œuvres, et revêtu l'homme nouveau qui, se renouve­lant sans cesse à l'image de celui qui l'a créé, atteint la science parfaite. »
Il écrit encore aux Romains, VII, 22: « Je prends plai­sir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon esprit et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres. Malheureux que je suis. Qui me délivrera de ce corps de mort ? »[62]
Le vieil homme, tel qu'il naît d'Adam, porte un certain déséquilibre en sa nature blessée. On s'en rend compte en se rappelant ce qu'était l'état de justice originelle. Il y avait en lui une harmonie parfaite entre Dieu et l'âme, faite pour le connaître, l'aimer et le servir, entre l'âme et le corps; tant que l'âme, en effet, était soumise à Dieu, les passions ou émotions de la sensibilité étaient soumises à la droite raison éclairée par la foi et à la volonté vivi­fiée par la charité; le corps lui-même participait par pri­vilège à cette harmonie, en ce sens qu'il n'était sujet ni à la maladie ni à la mort.
Le péché originel a détruit cette harmonie. Le premier homme, par sa faute, comme le dit le Concile de Trente, « a perdu pour lui et pour nous la sainteté et la justice originelle[63] », et nous a transmis une nature déchue, privée de la grâce et blessée. Sans tomber dans les exa­gérations des jansénistes, il faut reconnaître, avec saint Thomas, que nous naissons avec une volonté détournée de Dieu, inclinée au mal, faible pour le bien[64], avec une raison portée à l'erreur[65], une sensibilité inclinée forte­ment au plaisir déréglé et à la colère, source d'injustices de toutes sortes[66].
De là l'orgueil, l'oubli de Dieu, l'égoïsme sous toutes ses formes, souvent un gros égoïsme presque inconscient, qui veut à tout prix trouver le bonheur ici-bas, sans aspirer plus haut. En ce sens, il est vrai de dire avec l'auteur de l'Imitation, III, 54: « Natura se semper pro fine habet, sed gratia... omnia pure propter Deum facit » - « La nature déchue ramène tout à soi, la grâce ramène tout à Dieu. » Saint Thomas dit de même: « L'amour désordonné de soi est cause de tout péché[67] ».
Selon les Pères, en particulier d'après le vénérable Bède, dans l'explication de la parabole du bon Samari­tain, l'homme déchu est non seulement dépouillé de la grâce et des privilèges de l'état de justice originelle, mais il est encore blessé dans sa nature « per peccatum primi parentis, homo fuit spoliatus gratuitis et vulnera­tus in naturalibus »
Cela s'explique surtout du fait que nous naissons avec une volonté aversa a Deo, détournée directement de la fin dernière surnaturelle, et indirectement de la fin der­nière naturelle; car tout péché contre la loi surnaturelle est indirectement contre la loi naturelle qui nous oblige à obéir à Dieu quoi qu'il nous commande[68].
Ce désordre et cette faiblesse de la volonté dans l'homme déchu se manifeste en ce que nous ne pouvons, sans la grâce qui guérit, aimer efficacement et plus que nous Dieu auteur de notre nature[69]. Il y a aussi le désordre de la concupiscence, qui est assez visible pour que saint Thomas y voie « un signe assez probable du péché originel », signe qui vient confirmer ce que nous dit la révélation au sujet de la faute du premier homme[70]. A la place de la triple harmonie originelle entre Dieu et l'âme, entre l'âme et le corps, entre le corps et les choses extérieures, est apparu le triple désordre dont parle saint Jean lorsqu'il écrit (I Joan., II, 16): « Tout ce qui est dans le monde, la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais du monde. »
Le baptême, sans doute, nous a remis le péché originel en nous appliquant les mérites du Sauveur, en nous donnant la grâce sanctifiante et les vertus infuses; ainsi, par la vertu de foi, notre raison a été éclairée surnatu­rellement, et, par les vertus d'espérance et de charité, notre volonté a été convertie vers Dieu; nous avons reçu aussi les vertus infuses qui rectifient la sensibilité Mais cependant il reste dans les baptisés qui se conservent en état de grâce une faiblesse originelle, des blessures en voie de cicatrisation, qui parfois font souffrir, et qui nous sont laissées, dit saint Thomas, comme occasion de lutte et de mérites.[71]
C'est ce que dit saint Paul aux Romains, VI, 6-13 : « Notre vieil homme a été crucifié avec le Christ pour que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus esclaves du péché... Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel, et n'obéissez pas à ses convoitises.. »
Ce « vieil homme », il ne faut pas seulement le modé­rer, le régler, il faut le mortifier ou le faire mourir. Sinon, nous ne parviendrons pas à conquérir la maîtrise sur nos passions, et nous resterons plus ou moins leur esclave. Ce sera opposition, lutte perpétuelle entre la nature et la grâce. Si les âmes immortifiées ne s'aperçoi­vent pas de cette lutte, c'est que la grâce vit bien peu en elles; la nature égoïste y conserve son libre jeu, avec quelques vertus de tempérament, d'heureuses inclinations naturelles qu'on prend pour de vraies vertus.
La mortification s'impose donc à nous du fait des suites du péché originel, qui subsistent même chez le baptisé comme occasion de lutte, et de lutte indispensable pour ne pas tomber dans le péché actuel et personnel. On ne se repent pas du péché originel, qui est un « péché de nature »; qui ne fut volontaire que dans le premier homme, mais on doit travailler à faire disparaître les suites flétrissantes du péché originel, en particulier la concupiscence, qui incline an péché. Par là, les blessures dont nous parlions plus haut se cicatrisent de plus en plus avec l'augmentation de la grâce qui guérit et qui, en même temps, nous élève à une vie nouvelle, gratia sanans et elevans. Loin de détruire la nature par la pra­tique de la mortification, la grâce la restaure, l'assainit et la rend de plus en plus souple ou docile entre les mains de Dieu.


Les suites de nos péchés personnels


Un second motif qui rend la mortification nécessaire se trouve dans les suites de nos péchés personnels.
Saint Paul insiste sur ce point dans l'Épître aux Gala­tes, V, 13-20, en notant surtout les suites des fautes con­traires à la charité: « Rendez-vous, par la charité, servi­teurs les uns des autres. Car toute la Loi est contenue dans un seul mot: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous ne soyez détruits les uns par les autres. Je dis donc: Marchez selon l'esprit (c'est-à-dire l'esprit de l'homme nouveau éclairé et fortifié par l'Esprit-Saint, Rom., VIII, 4), et vous n'accompli­rez pas les convoitises de la chair... Les œuvres de la chair sont manifestes; ce sont l'impudicité, l'impureté, le libertinage, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les emportements, les disputes, les dissensions... Le fruit de l'Esprit, au contraire, c'est la charité, la joie, la paix, la patience, la mansuétude, la bonté, la fidélité, la dou­ceur, la tempérance... Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. »
Il est clair, en effet, que la mortification s'impose à nous du fait des suites de nos péchés personnels. Le péché actuel renouvelé engendre une mauvaise disposi­tion habituelle qui, lorsqu'elle est grave, s'appelle un vice ou tout au moins un défaut. Ces défauts sont des manières habituelles de voir, de juger, de vouloir, d'agir, qui finissent par constituer une mentalité défectueuse, un esprit qui n'est point celui de Dieu. Et ils se tradui­sent parfois dans notre extérieur, si bien qu'on a pu dire que chacun, à trente ou quarante ans, est responsable de sa propre physionomie, suivant qu'elle exprime l'orgueil, la suffisance, la présomption ou le dépit, le désenchan­tement. Ces défauts deviennent des traits du caractère, et peu à peu l'image de Dieu s'efface en nous.
Lorsqu'on se confesse de ses fautes avec une contrition ou attrition suffisante, l'absolution efface le péché, mais elle laisse certaines dispositions, appelées les restes du péché, reliquiae peccati[72], qui sont comme imprimés en nous, comme un pli en nos facultés, en notre carac­tère et notre tempérament. Ainsi le foyer de convoitise reste après le baptême. Il est sûr, par exemple, que celui qui s'est laissé aller au vice de l'ivrognerie et qui s'en accuse avec une attrition suffisante, bien qu'il reçoive avec le pardon la grâce sanctifiante et la vertu infuse de tempérance, conserve une inclination à ce vice et, s'il ne fuit pas les occasions, il retombera. Cette inclination fâcheuse, il ne faut pas seulement la modérer, il faut la mortifier, la faire mourir pour libérer d'une entrave et la nature et la grâce.
Il en est de même de nos antipathies déraisonnables; il ne faut pas seulement les voiler, ni seulement les modérer, mais les mortifier, parce qu'elles sont un germe de mort. Pour se rendre compte à ce point de vue de la nécessité de la mortification, il faut se rappeler les vices nombreux qui naissent de chacun des sept péchés capi­taux. Par exemple, de l'envie naissent la haine, la médi­sance, la calomnie, la joie du mal d'autrui et la tristesse de ses succès. De la colère (iracundia), opposée à la man­suétude, naissent les disputes, les emportements, les injures, les vociférations et parfois le blasphème. De la vaine gloire proviennent la désobéissance, la jactance, l'hypocrisie, la contention par rivalité, la discorde, l'a­mour des nouveautés, la pertinacité. Saint Thomas insiste sur chacun de ces vices qui naissent des péchés capitaux[73] et qui sont parfois plus graves qu'eux.
Le champ de la mortification est par suite fort étendu.
Enfin, en esprit de pénitence, il faut se mortifier pour expier le péché passé et déjà remis et pour l'éviter à l'avenir. La vertu de pénitence ne porte pas seulement, en effet, à la détestation du péché comme offense à Dieu, mais encore à la réparation, et, pour celle-ci, la cessation du péché ne suffit pas, il faut une satisfaction offerte à la justice divine, car tout péché mérite une peine, comme tout acte inspiré par la charité mérite une récompense[74]. C'est pourquoi, lorsque l'absolution sacramentelle, qui efface le péché, nous est donnée, une pénitence ou satis­faction nous est imposée pour que nous obtenions ainsi la remise de la peine temporelle, qui reste à subir ordinai­rement. Cette satisfaction est une partie du sacrement de pénitence qui nous applique les mérites du Sauveur; elle contribue à ce titre à nous rendre la grâce ou à l'aug­menter[75].
Ainsi est payée; en partie du moins, la dette contrac­tée par le pécheur à l'égard de la justice divine. Il doit aussi, dans ce but, porter patiemment les peines de la vie, et si cette patience ne suffit pas à le purifier tout à fait, il devra passer par le purgatoire, car rien de souillé n'entre au ciel. Le dogme du purgatoire est ainsi une grande confirmation de la nécessité de la mortifica­tion, car il nous montre que nous devons payer notre dette, soit ici-bas en méritant, soit après la mort sans mériter.
Un repentir plein d'amour effacerait et la faute et la peine, comme ces heureuses larmes que Jésus a bénies en disant : « Beaucoup de péchés lui ont été remis, parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc, VII, 47).
II importe de s'accuser surtout des péchés qui devien­vent une habitude et qui empêchent le plus l'union à Dieu; c'est plus important que de viser à une énuméra­tion complète des péchés véniels.
Si donc la pénitence est nécessaire à tout chrétien, comment pourrait-on nier la nécessité de la mortifica­tion ? Il faudrait méconnaître absolument la gravité du péché et ses suites. Qui parle contre la mortification arrive peu à peu à boire l'iniquité comme de l'eau; il en arrive à appeler imperfection ce qui souvent est vraiment péché véniel, et faiblesse humaine ce qui est faute mor­telle. Rappelons-nous que la tempérance chrétienne diffère spécifiquement de la tempérance acquise, et qu'elle exige une mortification inconnue des philosophes païens[76].
N'oublions pas non plus que nous avons à lutter contre l'esprit du monde et contre le démon, selon ces paroles de saint Paul aux Éphésiens, VI, 11: « Revêtez-vous de l'armure de Dieu, afin de pouvoir résister aux embûches du démon. Car nous avons à lutter non pas seulement contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances, contre les dominateurs de ce monde des ténèbres, contre les esprits mauvais répandus dans l'air... Soyez donc fermes, les reins ceints de la vérité, revêtus de la cuirasse de justice, et les sandales aux pieds, prêts à annoncer l'Évangile de paix. »
Pour résister à la tentation de l'ennemi, qui porte d'a­bord à des fautes légères et ensuite à de plus graves, Notre-Seigneur lui-même nous a dit. que nous devons recourir à la prière, au jeûne et à l'aumône[77]. Et alors la tentation deviendra l'occasion d'actes très méritoires de foi, de confiance en Dieu, d'amour de Dieu. Nous serons dans l'heureuse nécessité de ne pouvoir nous contenter d'actes de vertus imparfaits (remissi); il faut alors recourir aux actes les plus intenses et les plus méritoires.



L'élévation infinie de notre fin surnaturelle
exige une mortification on abnégation spéciale

Nous avons vu, au chapitre précédent, que NotreSei­gneur, dans le Sermon sur la Montagne, exige la morti­fication desmoindres mouvements intérieurs déréglés de colère, de sensualité, d'orgueil, parce que nous devons, dit-il, « être parfaits comme le Père céleste est parfait » (Matth., V, 48), puisque nous avons reçu une participa­tion de sa vie intime, et puisque nous sommes appelés à le voir immédiatement comme il se voit, à l'aimer comme il s'aime.
Du fait que nous sommes appelés à une fin surnaturelle, dont l'élévation est infinie, puisqu'elle est Dieu même en sa vie intime, il ne suffit pas de vivre selon la droite raison, en lui subordonnant les passions, il faut agir toujours, non seulement comme des êtres raisonnables, mais comme des enfants de Dieu, par la raison subordonnée à la foi, et de telle façon que la charité surnaturelle inspire tous nos actes. Cela nous oblige au détachement à l'égard de tout ce qui est seulement de la terre, ou purement naturel, à l'égard de tout ce qui ne saurait être un moyen pour aller à Dieu et y conduire les âmes. Nous devons en ce sens combattre l'empressement naturel, sous ses diverses formes, qui absorberaient notre activité au détriment de la vie de la grâce.
C'est ce que nous dit saint Paul, en vertu de ce principe (Col., III, 1): « Si vous êtes ressuscités (par le baptême) avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où le Christ demeure assis à la droite de Dieu; affectionnez-vous aux choses d'en haut, et non à celles de la terre car vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ... Faites donc mourir vos membres, ceux de­ l'homme terrestre,... toute mauvaise convoitise, la cupidité... la colère, l'animosité. »
De même il écrit aux Éphésiens (II, 18-22): « Par le Christ nous avons accès auprès du Père, dans un seul et même esprit. Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers, ni des hôtes de passage; mais vous êtes concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu..., pour former un temple saint dans le Seigneur,... pour être par l'Esprit-Saint une demeure où Dieu habite. »
Dès lors, même si l'on ne s'astreint pas à la pratique effective des conseils évangéliques de pauvreté, chasteté et obéissance, il faut avoir l'esprit des conseils, c'est-à-dire l'esprit de détachement: « Le temps est court (pour le voyage vers l'éternité); il faut donc que ceux qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas, ceux qui pleu­rent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n'en usant pas, car elle passe, la figure de ce monde » (I Cor., VIII, 29-31). Il ne faut pas chercher à s'y installer, si l'on veut vraiment marcher vers Dieu, si l'on veut profiter du temps pour aller vers l'éternité. - L'élévation infinie de notre fin surnaturelle exige une abnégation spéciale à l'égard de ce qui est simplement humain et même légi­time, car nous pourrions nous y absorber au détriment de la vie de la grâce.
Cela est particulièrement vrai pour les apôtres (II Tim., II, 4): « Dans le métier des armes, nul ne s'embarrasse des affaires de la vie s'il veut plaire à celui qui l'a enrôlé. » De même, le soldat du Christ doit éviter de s'embarrasser des choses du monde, il doit user de celui-ci comme n'en usant pas. Autrement, il deviendrait comme « une cymbale retentissante », et il perdrait l'es­prit du Christ, il serait comme le sel affadi, qui n'est plus bon à rien qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. »
Rien de plus certain. A l'égard de tout ce qui reste terrestre, le chrétien doit avoir un détachement, une abnégation spéciale demandée par l'élévation infinie du but éternel vers lequel il doit marcher, et marcher cha­que jour d'un pas plus rapide; car plus nous nous rappro­chons de Dieu, plus nous sommes attirés par Lui.


La nécessité d'imiter Jésus crucifié


Un quatrième motif pour lequel la mortification ou l'abnégation s'impose à nous, c'est la nécessité d'imiter Jésus crucifié. Lui-même nous a dit: « Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il porte sa croix tous les jours.[78] »
Saint Paul ajoute (Rom., VIII, 12-18): « Si nous som­mes enfants de Dieu, nous sommes aussi héritiers, héri­tiers de Dieu et cohéritiers du Christ, si toutefois nous souffrons avec lui, pour être glorifiés avec lui. Car j'es­time que les souffrances du temps présent sont sans pro­portion avec la gloire à venir qui sera manifestée en nous. »
Il est clair que cet esprit de détachement s'impose d'autant plus que nous sommes appelés à une vie inté­rieure plus haute, plus féconde et plus rayonnante, où nous devons suivre de plus près les exemples de Jésus-Christ, qui est venu, non pas comme un philosophe, comme un sociologue, mais comme le Sauveur, et qui par amour a voulu mourir sur la croix pour nous rache­ter. Il est venu faire, non pas une œuvre humaine de philanthropie, mais une œuvre divine de charité, jus­qu'au sacrifice complet, qui est la grande preuve de l'a­mour.
Voilà, certes, ce que saint Paul veut dire.
L'Apôtre des Gentils a vécu profondément ce qu'il enseigne. C'est ce qui lui permet d'écrire (II Cor., IV, 7-10), en décrivant sa vie dure et souffrante: « Nous por­tons ce trésor (la lumière de vie de l'Évangile) dans des vases de terre, afin qu'il paraisse que cette souve­raine puissance (de l'Évangile) vient de Dieu et non pas de nous. Nous sommes opprimés de toute manière, mais non écrasés; dans la détresse, mais non dans le désespoir; persécutés, mais non délaissés (par Dieu); humiliés, mais non pas perdus; portant toujours avec nous dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps... Ainsi la mort agit en nous et la vie en vous. »
Saint Thomas en son Commentaire sur cette IIe Ep. aux Cor., IV, 7, dit: « Si les apôtres étaient riches, puissants, nobles selon la chair, tout ce qu'ils feraient de grand serait attribué à eux-mêmes et non à Dieu. Mais parce qu'ils sont pauvres et méprisés, ce qu'il y a de sublime dans leur ministère est attribué à Dieu. Et c'est pourquoi le Seigneur veut qu'ils soient exposés aux tribulations et au mépris... Et parce qu'ils ont confiance en Dieu et espèrent en Jésus-Christ, ils ne sont pas écrasés... Ils supportent patiemment l'épreuve et les dangers de mort pour parvenir ainsi, comme le Sauveur, à la vie glorieuse « Semper mortificationem Jesu Christi in corpore nostro circumferentes, ut et vita Jesu manifestetur in corpori­bus nostris. »
Saint Paul dit encore (I Cor., IV, 9): « Il semble que Dieu nous ait fait paraître, nous les Apôtres, comme les derniers des hommes... Maudits, nous bénissons; persé­cutés, nous supportons; calomniés, nous supplions; nous sommes jusqu'à présent comme les balayures du monde, le rebut des hommes. »
Ce que dit ici saint Paul a été la vie des Apôtres depuis le jour de la Pentecôte jusqu'à leur martyre. C'est ainsi qu'on lit dans les Actes des Apôtres, V, 41: « Après avoir été battus de verges, ils sortirent du sanhédrin, joyeux d'avoir été jugés dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus. »
Ils ont vraiment porté leur croix et ont été ainsi mar­qués à l'effigie du Christ pour continuer l'œuvre de la Rédemption par les mêmes moyens que le Sauveur lui­même.
Cet esprit de détachement par l'imitation de Jésus crucifié fut des plus frappants pendant les trois siècles de persécution qui suivirent la fondation de l'Église. Il suffit de se rappeler les lettres de saint Ignace d'Antioche et les actes des martyrs.
Ce même esprit de détachement et de configuration au Christ se retrouve chez tous les saints, anciens et moder­nes, chez un saint Benoît, un saint Bernard, un saint Dominique, un saint François d'Assise, une sainte Thé­rèse, un saint Jean de la Croix, plus près de nous chez un saint Benoît-Joseph Labre, chez le saint Curé d'Ars, et dans les derniers saints canonisés, comme saint Jean Bosco, et saint Joseph Cotolengo.
Cet esprit de détachement, d'abnégation, est la condi­tion d'une grande union à Dieu, d'où la vie surnaturelle déborde d'une façon toujours nouvelle, parfois prodi­gieuse pour le bien éternel des âmes. Voilà ce que mon­tre la vie de tous les saints sans exception, et chaque jour nous devrions nous nourrir des exemples de ces grands serviteurs de Dieu.
Le monde a besoin, non pas tant de philosophes et de sociologues, mais de saints qui soient encore la vivante image du Sauveur parmi nous.


Telles sont manifestement les raisons de la nécessité de la mortification ou de l'abnégation selon saint Paul :
1° les suites du péché originel qui nous inclinent au mal; 2° les suites de nos pêchés personnels; 3° l'élévation infi­nie de notre fin surnaturelle; 4° la nécessité d'imiter Jésus crucifié. Ce sont précisément les quatre motifs méconnus par le naturalisme pratique qui a reparu il y a quelques années dans l'américanisme et le modernisme.
Ces quatre motifs de la mortification peuvent se réduire à deux: la haine du péché et l'amour de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tel est l'esprit de saint réalisme et, au fond, d'optimisme chrétien qui doit inspi­rer la mortification extérieure et intérieure dont il nous reste à parler plus en détail. La vraie réponse au natura­lisme pratique est celle de l'amour de Jésus crucifié, qui porte à lui ressembler et à sauver les âmes avec Lui par les mêmes moyens que Lui.
Ainsi comprise, la mortification ou l'abnégation, loin de détruire la nature, la libère, la restaure, la guérit. Elle nous fait entendre le sens profond de la maxime: servir Dieu, c'est régner, c'est régner sur nos passions, sur l'es­prit du monde, ses faux principes et ses exemples, sur le démon et sa perversité. C'est régner avec Dieu en parti­cipant de plus en plus à sa vie intime, en vertu de cette grande loi : si la vie ne descend pas, elle monte.
L'homme ne peut pas vivre sans amour, et s'il renonce à tout amour inférieur qui conduit à la mort, il ouvre de plus en plus son âme à l'amour de Dieu et des âmes en Dieu. C'est ce que dit le Sauveur: « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, et des fleuves d'eau vive couleront de sa poitrine » pour le bien éternel des âmes.





CHAPITRE IV


Des péchés à éviter.
Leurs racines et leurs suites



Après avoir traité en général de la nécessité de la mor­tification et de l'abnégation, à cause des suites du péché originel, des suites de nos péchés personnels, à cause aussi de l'élévation infinie de notre fin surnaturelle et de la nécessité d'imiter Jésus crucifié, il convient de parler un peu en détail des principaux péchés à éviter, de leurs racines et de leurs suites. Saint Thomas le fait en traitant des sept péchés capitaux[79], et ce qu'il en dit nous per­met de faire un sérieux et profond examen de conscience, surtout si nous demandons la lumière du Saint-Esprit pour voir d'en haut les taches de notre âme, un peu comme le Seigneur lui-même les voit. Les dons de science et de conseil peuvent ici compléter grandement ce que dit la prudence chrétienne, avec laquelle se déve­loppe en nous une conscience droite et certaine, de plus en plus éclairée.
Voyons d'abord quelles sont les racines des péchés capitaux, nous parlerons après de leurs suites.


Les racines des péchés capitaux


Comme le montre saint Grégoire le Grand[80] et, après lui, d'une façon plus approfondie, saint Thomas[81], les péchés capitaux de vanité[82], de paresse[83], d'envie, de colère, d'avarice, de gourmandise et de luxure, ne sont pas les péchés les plus graves de tous, ils sont moins gra­ves que l'hérésie, l'apostasie, le désespoir et la haine de Dieu, mais ce sont ceux vers lesquels nous sommes incli­nés tout d'abord, et qui conduisent à un éloignement de Dieu et à des fautes encore plus graves. L'homme n'arrive pas du premier coup à la complète perversité; il y est conduit progressivement, en glissant sur la pente du mal.
Il importe d'abord d'examiner en soi la racine des sept péchés capitaux. Ils dérivent tous, dit saint Thomas, de l'amour désordonné de soi-même ou égoïsme, qui nous empêche d'aimer Dieu par-dessus tout et nous porte à nous détourner de lui. Comme le dit saint Augustin : « Deux amours ont constitué deux cités: l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu a fait la cité de Babylone, c'est-à-dire celle du monde et de l'immoralité, tandis que l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi a fait la cité de Dieu[84]. »
Il est clair que nous ne péchons, c'est-à-dire nous ne nous détournons de Dieu, ou nous ne nous éloignons de lui, que parce que nous désirons et voulons un bien créé d'une façon qui n'est pas conforme à la loi divine[85]. Cela n'arrive que par suite d'un amour déréglé de nous-mêmes, qui est ainsi la source de tout péché. Cet amour déréglé de soi ou égoïsme, il faut donc non pas seulement le modérer, mais le mortifier, pour faire prévaloir en nous l'amour ordonné de nous-mêmes. Celui-ci est l'acte secondaire de charité, par lequel le juste s'aime pour Dieu, pour le glorifier dans le temps et l'éternité. Tandis que le pécheur en état de péché mortel s'aime lui-même par-dessus tout et pratiquement se préfère à Dieu, le juste aime Dieu plus que soi, et doit de plus s'aimer en Dieu et pour Dieu; il doit aimer son corps pour que celui-ci serve l'âme au lieu d'être un obstacle à sa vie supérieure; il doit aimer son âme pour qu'elle vive éternellement de la vie divine; il doit aimer son intelligence et sa volonté pour qu'elles vivent toujours davantage de la lumière et de l'amour de Dieu. Tel est manifestement le grand sens de la mortification de l'égoïsme, de l'amour-propre, de la volonté propre, opposée à celle de Dieu: il faut empêcher la vie de descendre pour qu'elle s'élève vers Celui qui est la source de tout bien et de toute béatitude. Rien de plus clair.
L'amour déréglé de nous-mêmes nous conduit à la mort, selon la parole du Sauveur: « Qui aime sa vie (d'une façon égoïste) la perdra; celui qui hait (ou sacri­fie) sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éter­nelle » (Jean, XII, 25). Chez les saints, cet amour de Dieu va jusqu'au mépris de soi, c'est-à-dire jusqu'au mépris réel et efficace de tout ce qu'il y a de déréglé en nous.


De l'amour déréglé de nous-mêmes, racine de tout péché, dérivent les trois concupiscences dont parle saint Jean (I Joan., II, 16), lorsqu'il dit: « Tout ce qui est dans le monde, la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l'orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais du monde. » Ce sont, en effet, les trois grandes mani­festations de l'esprit du monde à l'égard des biens du corps, des biens extérieurs et des biens de l'esprit; on est porté ainsi à confondre, en ces trois ordres, le bien appa­rent avec le bien réel[86].
Saint Thomas remarque que les péchés de la chair sont plus honteux que ceux de l'esprit, car ils nous abaissent au niveau de l'animal; mais ceux de l'esprit, comme l'or­gueil, les seuls qui soient dans le démon, sont plus gra­ves, car ils sont plus directement contre Dieu et nous détournent davantage de lui[87].
La concupiscence de la chair est le désir désordonné de ce qui est ou parait utile à la conservation de l'indi­vidu et de l'espèce; de cet amour déréglé ou sensuel dérive la gourmandise et la luxure. La volupté peut devenir ainsi une idole et nous aveugler de plus en plus.
La concupiscence des yeux est le désir désordonné de tout ce qui plait à la vue, du luxe, des richesses, de l'ar­gent qui permet de se procurer les biens terrestres. De là naît l'avarice. L'avare finit par faire de son trésor caché son Dieu, il finit par l'adorer, et par tout lui sacrifier son temps, ses forces, sa famille, et quelquefois son éter­nité.
L'orgueil de la vie est l'amour désordonné de notre propre excellence, de ce qui peut la mettre en relief, si ardu ou difficile que ce soit. Celui qui se livre de plus en plus à l'orgueil finit par devenir à lui-même son dieu, comme Lucifer. Et de là peuvent provenir tous les péchés et la perdition. D'où l'importance de l'humilité, vertu fondamentale, comme l'orgueil est source de tout péché.
Selon saint Grégoire et saint Thomas[88], l'orgueil ou la superbe est plus qu'un péché capital, c'est la racine d'où procèdent surtout quatre péchés capitaux : la vanité ou la vaine gloire, la paresse spirituelle ou mauvaise tristesse qui aigrit, l'envie et la colère. La vanité est l'a­mour désordonné des éloges et des honneurs; la paresse spirituelle s'attriste à la pensée du travail de la sanctifi­cation, à la pensée du bien spirituel des bonnes œuvres, à cause de l'effort et de l'abnégation qu'il demande; l'en­vie nous porte à nous attrister du bien d'autrui, en tant qu'il nous parait empêcher notre propre excellence. La colère, lorsqu'elle n'est pas une juste indignation, mais un péché, est un mouvement déréglé de l'âme qui nous porte à repousser avec violence ce qui nous déplaît, d'où les disputes, les injures et vociférations. Ces vices capi­taux, surtout la paresse spirituelle, l'envie, la colère, engendrent une mauvaise tristesse qui appesantit l'âme et sont tout le contraire de la paix spirituelle et de la joie qui sont les fruits de la charité.
Tous ces germes de mort, il faut, non pas seulement les modérer, mais les mortifer. Le germe radical est l'é­goïsme, d'où procèdent les trois concupiscences, d'où dérivent les sept péchés capitaux. C'est ce qui fait dire à saint Paul: « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si, par l'Esprit, vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez » (Rom., VIII, 13; cf. Col., III, 5).
C'est ce que nous voyons dans la vie des saints, où la grâce finit par dominer toutes les inclinations de la nature déchue pour restaurer notre nature, la guérir et lui communiquer une vie supérieure. Ceci est très clair pour le sens chrétien, et la pratique généreuse d'une pareille mortification dispose l'âme à des purifications plus profondes que Dieu lui-même envoie pour détruire tout à fait les germes de mort qui subsistent encore dans notre sensibilité et dans nos facultés supérieures.
Mais s'il ne suffit pas de considérer les racines des sept péchés capitaux, il faut examiner leurs suites.


Les suites des sept péchés capitaux


Par suites du péché (reliquiae peccati), on entend géné­ralement les mauvaises inclinations qu'ils laissent pour ainsi dire en, notre tempérament, même lorsqu'ils sont remis par l'absolution, comme la concupiscence, qui est une suite du péché originel, reste après le baptême comme une blessure en voie de cicatrisation.
Mais on peut entendre aussi, par suite, des péchés capi­taux, les autres péchés qui dérivent d'eux. Les péchés capitaux, sont appelés ainsi parce qu'i1s sont comme la tête ou le principe de beaucoup d'autres. Nous sommes d'abord inclinés vers eux, et ensuite par eux vers des fau­tes souvent plus graves.
C'est ainsi que la vaine gloire ou vanité engendre la désobéissance, la jactance, l'hypocrisie, la contention par rivalité, la discorde, l'amour des nouveautés, la pertina­cité. Cela peut mener aux chutes les plus lamentables et à l'apostasie.
La paresse spirituelle, le dégoût des choses spirituel­les et du travail de la sanctification, à cause de l'effort qu'il demande, est un vice directement contraire à l'a­mour de Dieu et à la sainte joie qui en résulte. Il engen­dre la malice, la rancœur ou l'aigreur à l'égard du pro­chain, la pusillanimité devant le devoir à accomplir, le découragement, la torpeur spirituelle, l'oubli des précep­tes, la recherche des choses défendues. C'est en glissant sur cette pente de l'orgueil, de la vaine gloire, de la paresse spirituelle, que beaucoup ont perdu leur voca­tion.
De même l'envie ou le déplaisir qu'on ressent volontai­rement à la vue du bien d'autrui, comme s'il était un mal pour nous, engendre la haine, la médisance, la calomnie, la joie du mal d'autrui et la tristesse de ses succès.
La gourmandise et la sensualité engendrent aussi d'au­tres vices et peuvent conduire à l'aveuglement de l'es­prit, à l'endurcissement du cœur, à l'attachement à la vie présente jusqu'à la perte de l'espoir de la vie éternelle, et à l'amour de soi jusqu'à la haine de Dieu, à l'impéni­tence finale.
Les péchés capitaux sont souvent mortels; ils ne sont que véniels quand la chose est légère ou que le consente­ment n'est pas entier. Ils peuvent exister sous une forme très grossière, comme il arrive en bien des âmes en état de péché mortel, mais ils peuvent exister aussi, comme le note saint Jean de la Croix[89], en des âmes en état de grâce, comme autant de déviations de la vie spirituelle. C'est ainsi qu'on parle d'orgueil spirituel, de gourman­dise spirituelle, de sensualité spirituelle, de paresse spirituelle. L'orgueil spirituel porte, par exemple, à fuir ceux qui nous font des reproches, même lorsqu'ils ont autorité pour nous les faire et qu'ils nous les font justement, il peut même nous porter à conserver dans notre cœur une cer­taine rancune contre eux. Quant à la gourmandise spiri­tuelle, elle pourrait nous faire désirer les consolations sensibles dans la piété, au point de nous y rechercher nous-mêmes plus que Dieu. C'est, avec l'orgueil spirituel, l'origine du faux mysticisme.
Heureusement, par opposition aux vertus, ces vices ou défauts ne sont pas connexes; on peut avoir les uns sans les autres; plusieurs même sont, contraires entre eux, c'est ainsi qu'on ne peut être en même temps avare et prodi­gue.
Mais nous avons à pratiquer de nombreuses vertus, une quarantaine si l'on pense à toutes les vertus annexes aux principales, et, à l'exception de la justice, chacune est un sommet entre deux vices opposés, l'un par excès, comme la témérité, l'autre par défaut, comme la lâcheté. De plus, certains défauts ressemblent à certaines ver­tus, comme l'orgueil à la magnanimité. Et il importe d'a­voir la discrétion ou prudence chrétienne, pour bien dis­cerner la vertu du défaut qui, à certains égards, lui ressemble. Autrement on fait de fausses notes sur le cla­vier des vertus, on confond pusillanimité et humilité, rai­deur et justice, faiblesse et miséricorde.



L'examen de conscience


L'énumération de tous ces tristes fruits de l'amour déréglé de soi-même doit nous porter à faire un sérieux examen de conscience et nous montre que le champ de la mortification est fort étendu si nous voulons vivre pro­fondément de la vraie vie.
Cet examen de conscience, les quiétistes le déclaraient inutile, parce que, disaient-ils, le cœur humain est inscru­table; ils le déclaraient même nuisible comme toute réflexion sur soi qui empêcherait de penser à Dieu dans la foi nue[90].
Ce sont là des aberrations auxquelles il est aisé de répondre: c'est précisément parce que la vraie nature de nos sentiments intérieurs est difficile à connaître qu'il faut bien les examiner. Et cet examen, loin de nous détourner de la pensée de Dieu, nous y ramène cons­tamment. Et même il faut demander la lumière divine pour voir notre âme un peu comme Dieu lui-même la voit pour voir notre journée ou la semaine qui s'achève un peu comme elle est écrite au livre de vie, un peu comme nous la verrons au jugement dernier. Pour cela, nous devons rechercher chaque soir avec humilité et con­trition les fautes que nous avons commises en pensées, paroles, actions et omissions.
D'autre part, en cet examen, il convient d'éviter l'excès contraire à celui des quiétistes, c'est-à-dire la recherche minutieuse des moindres fautes prises dans leur matéria­lité, recherche qui conduirait parfois au scrupule ou à l'oubli de choses importantes. Il s'agit moins de viser à une énumération complète des fautes vénielles que de voir et d'accuser sincèrement le principe d'où elles déri­vent généralement pour nous. Pour guérir une éruption, on ne soigne pas séparément chacun des boutons qui apparaissent à la surface de la peau, on tâche d'assainir le sang. Enfin, en l'examen de conscience, l'âme ne doit pas trop s'arrêter à la considération d'elle-même et cesser de regarder vers Dieu. Elle doit se demander, au con­traire, en regardant vers Dieu: comment le Seigneur doit-il juger lui-même ma journée, ou la semaine que je viens de passer ? En quoi ai-je été de lui ? En quoi ai-je été de moi-même ? En quoi l'ai-je sincèrement recherché ? En quoi me suis-je recherché moi-même? Alors, sans agitation, l'âme se juge en quelque sorte d'en haut, dans la lumière de Dieu, un peu comme elle se jugera au der­nier jour. On voit ainsi la grandeur et les saintes exigen­ces de la conscience chrétienne, très supérieure à celle d'un simple philosophe.
Mais, comme le dit sainte Catherine de Sienne en par­lant de ces saintes exigences, ne séparons pas la considé­ration de nos fautes de celle de l'infinie miséricorde. Voyons, au contraire, notre fragilité et notre misère sous le rayonnement de l'infinie bonté toujours secourable. Alors l'examen ainsi fait, loin de nous décourager, aug­mentera notre confiance en Dieu.
La vue de nos fautes nous montre aussi par contraste le prix de la vertu. On a dit, avec beaucoup de vérité: le prix de la justice nous apparaît surtout par la douleur que l'injustice nous cause. Il faudrait que la vue de l'in­justice commise par nous et le regret de l'avoir commise fissent naître en nous « la faim et la soif de la justice ». Il faudrait que la laideur de la sensualité nous révélât par contraste tout le prix de la pureté, que le désordre de la colère et de l'envie nous fit sentir la haute valeur de la vraie mansuétude et de la vraie charité, que la vue des suites désastreuses de la paresse spirituelle ranimât en nous le désir de la générosité et de la joie spirituelle; il faudrait que l'aberration de l'orgueil nous fit sentir en quelque sorte toute la sagesse et toute la grandeur de la véritable humilité.
Pour toutes ces raisons, une des meilleures manières de faire son examen de conscience, c'est de le faire à la lumière de ces paroles du Sauveur: « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. »
Demandons au Seigneur de nous inspirer la sainte haine du péché, qui éloigne de nous la bonté infinie de Dieu, de qui nous avons reçu les plus grands biens et qui nous en promet encore de plus précieux si nous sommes fidèles. La sainte haine du péché n'est, en quelque sorte, que l'envers de l'amour de Dieu. Il est impossible d'aimer fortement la vérité sans détester le mensonge, d'aimer fortement le bien et le souverain Bien, qui est Dieu, sans détester ce qui nous détourne de Dieu. Il y a dans le cœur des saints les plus humbles et les plus doux une sainte haine du mal qui est forte comme leur amour de Dieu. Dans le Cœur immaculé de Marie, il y a, comme suite de son ardente charité, une haine brûlante du mal qui la rend terrible au démon. Et celui-ci, dit le Bx Grignion de Montfort, souffre plus d'être vaincu par l'humilité et l'a­mour de Marie, que d'être immédiatement écrasé par la toute-puissance divine. Demandons au Cœur immaculé de Marie et au Sacré-Coeur du Sauveur, fournaise ardente de charité, cette sainte haine du mal, cette sainte haine de l'orgueil, de la paresse spirituelle, de l'envie, de la colère injuste, de la malveillance, de la sensualité, pour que vraiment grandisse en nous et de plus en plus la vraie charité, l'amour de Dieu et des âmes en Dieu.
Le moyen d'éviter l'orgueil est de penser souvent aux humiliations du Sauveur et de demander à Dieu la vertu d'humilité. - Pour réprimer l'envie, prions pour le pro­chain en lui souhaitant le même bien qu'à nous-mêmes. Apprenons aussi à réprimer aussitôt les mouvements de colère en nous éloignant des objets qui nous y portent et en nous accoutumant à agir et à parler avec douceur.
C'est là une mortification absolument indispensable. Pour avancer sérieusement vers la perfection et la sainteté, pensons aux mortifications des saints, ou même, sans aller jusqu'aux exemples des saints, pensons à ceux que nous donnent des serviteurs de Dieu comme un P. La­cordaire, lorsque, craignant de se laisser aller à l'or­gueil à la suite de ses succès, il recourait à de grandes mortifications. Il sentait, certains jours, en prêchant à Notre-Dame, qu'un grand courant de grâce passait par son âme pour convertir ses auditeurs, et que, s'il se lais­sait aller à l'orgueil, ce courant de grâce pouvait être tout à fait interrompu, que sa prédication pouvait devenir complètement stérile. Or, pensons que nous avons nous aussi à sauver notre âme, à faire du bien autour de nous, un bien qui dure éternellement; pensons que nous devons travailler au salut d'autres âmes, le plus possible, et que nous devons employer pour cela les moyens que le Sauveur nous a indiqués: la mort progressive au péché par le progrès des vertus et surtout de l'amour de Dieu.




COMPLÉMENT
Péchés d'ignorance, d'infirmité et de malice

On nous dit de divers côtés que dans certains milieux cette opinion tend à se répandre que seul le péché de malice est mortel, et que les péchés dits d'ignorance et d'infirmité ne le seraient jamais. Il importe de rappeler sur ce point l'enseignement de la théologie, tel qu'il se trouve formulé avec profondeur par saint Thomas d'A­quin dans sa Somme Théologique (Ia IIae, q 76, 77, 78).
Le péché d'ignorance est celui qui provient d'une ignorance volontaire et coupable, dite ignorance vinci­ble. Le péché d'infirmité est celui qui provient d'une forte passion qui diminue la liberté et entraîne la volonté à donner son consentement. Quant au péché de malice, c'est celui qui est commis avec pleine liberté, « quasi de industria », avec application et souvent préméditation, même sans passion, ni ignorance. Rappelons ce que saint Thomas nous enseigne de chacun d'eux.


Les péchés d'ignorance


Par rapport à la volonté, l'ignorance peut être soit antécédente, soit conséquente, soit concomitante. L'i­gnorance antécédente est celle qui n'est nullement volon­taire, elle est dite « moralement invincible ». Par exem­ple, croyant tirer sur une bête, dans une forêt, un chas­seur tue un homme qui n'avait donné aucun signe de sa présence et qu'on ne pouvait nullement soupçonner là. Dans ce cas, il n'y a pas de faute volontaire, mais seule­ment un péché matériel.
L'ignorance conséquente est celle qui est volontaire, au moins indirectement, par suite de la négligence à s'instruire de ce que l'on peut et doit savoir; on l'appelle ignorance vincible, car on pourrait, avec l'application moralement possible, s'en libérer; elle est cause d'une faute formelle, au moins indirectement voulue. Par exemple, un étudiant en médecine se laisse aller grave­ment à la paresse, il est pourtant, comme par hasard, reçu docteur, mais il ignore bien des choses élémentaires de son art qu'il devrait connaître, et il lui arrive d'accélérer la mort de certains de ses clients, au lieu de les guérir. Il n'y a pas là de péché directement volontaire, mais il y a certainement une faute indirectement volontaire, qui peut être grave, et qui peut aller jusqu'à l'ho­micide par imprudence ou par grave négligence.
L'ignorance concomitante est celle qui n'est pas volon­taire, mais qui accompagne le péché de telle façon que, si elle n'existait pas, on pécherait de même. C'est le cas de l'homme très vindicatif qui veut tuer son ennemi, et qui un jour par ignorance le tue de fait, croyant tuer une bête dans un fourré; ce cas est manifestement différent des deux précédents.
Il suit de là que l'ignorance involontaire ou invincible n'est pas un péché, mais que l'ignorance volontaire ou vincible de ce que nous pouvons et devons savoir est un péché plus ou moins grave, selon la gravité des obliga­tions auxquelles on manque.
L'ignorance volontaire ou vincible ne peut excuser totalement du péché, car il y a eu négligence; elle dimi­nue seulement la culpabilité.
L'ignorance absolument involontaire ou invincible excuse totalement du péché, supprime la culpabilité.
Quant à l'ignorance concomitante, elle n'excuse pas du péché, car si elle n'existait pas, on pécherait de même.
L'ignorance invincible est appelée « bonne foi »; pour qu'elle soit vraiment invincible ou involontaire, il faut qu'on ne puisse moralement pas s'en libérer par l'appli­cation à connaître ses devoirs. Elle ne peut porter sur les tout premiers préceptes de la loi naturelle: « il faut faire le bien et éviter le mal »; « ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même »; « tu ne tueras pas »; « tu ne voleras pas » ; « un seul Dieu tu adoreras ». Au moins par l'ordre du monde, du ciel étoilé et de l'en­semble de la création, l'homme a facilement une proba­bilité de l'existence de Dieu, ordonnateur et législateur suprême; et quand il a cette probabilité, il doit chercher à s'éclairer davantage et demander la lumière; autrement il n'est plus dans la véritable bonne foi ou ignorance absolument involontaire et invincible. Il faut en dire autant d'un protestant pour qui il devient sérieusement probable que le catholicisme est la vraie religion; il doit s'éclairer par l'étude et demander à Dieu la lumière; sans quoi, comme le dit saint Alphonse, il pèche déjà contre la foi en ne voulant pas prendre les moyens nécessaires pour y parvenir.
Souvent, les personnes pieuses ne sont pas assez atten­tives aux péchés d'ignorance, que parfois elles commet­tent, en ne considérant pas, comme elles le peuvent et le doivent, leurs devoirs religieux ou leurs devoirs d'état, ou encore les droits et qualités des personnes, des supé­rieurs, des égaux ou des inférieurs avec lesquels elles sont en rapport. Nous sommes responsables, non pas seulement des actes désordonnés que nous posons, mais aussi de l'omission de tout le bien que nous devrions faire, et que nous accomplirions de fait si nous avions un véritable zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Une des causes des maux actuels de la société se trouve dans l'oubli de cette parole de l'Évangile: « Les pauvres sont évangélisés[91] », dans l'indifférence de ceux qui ont même le superflu à l'égard de ceux qui manquent du nécessaire.


Les péchés d'infirmité


On appelle péché d'infirmité celui qui provient d'une forte passion, qui entraîne la volonté à donner son con­sentement. En ce sens, il est dit dans le Psaume VI, 3 : « Miserere mei, Domine, quoniam infirmus sum. - Ayez pitié de moi, Seigneur, car je suis faible. » En effet, l'âme spirituelle est faible quand sa volonté cède à la violence des mouvements de la sensibilité. Elle perd ainsi la rectitude du jugement pratique et de l'élection volontaire ou du choix, par suite de la crainte, ou de la colère, ou de la convoitise. Ainsi, pendant la Passion, Pierre, par crainte, se laissa aller à renier trois fois Notre­Seigneur.
Lorsque, par suite d'une vive émotion ou d'une pas­sion, nous sommes inclinés vers un objet, l'intelligence est portée à juger qu'il nous convient, et la volonté à donner son consentement contrairement à la loi di­vine[92].
Mais il faut distinguer ici la passion dite antécédente, qui précède le consentement de la volonté, et celle dite conséquente, qui le suit. La passion antécédente diminue la culpabilité, car elle diminue la liberté du jugement et du choix volontaire; c'est particulièrement visible chez les personnes très impressionnables. Au contraire, la passion conséquente ou volontaire ne diminue pas la gra­vité du péché, mais l'augmente, ou mieux elle est un signe que le péché est très volontaire, puisque la volonté suscite elle-même ce mouvement désordonné de passion, comme il arrive chez celui qui veut se mettre en colère pour mieux manifester son mauvais vouloir[93]. De même qu'une bonne passion conséquente, comme la sainte colère de Notre-Seigneur chassant les vendeurs du tem­ple, augmente le mérite, une mauvaise passion consé­quente augmente le démérite.
Le péché d'infirmité dont nous parlons ici est celui dans lequel la volonté cède à l'impulsion d'une passion antécédente, et, par là, sa gravité est diminuée; mais cela ne veut pas dire qu'il ne soit jamais un péché mortel. Il est vraiment mortel quand la matière est grave, unie à l'advertance et au plein consentement qui cède à la pas­sion; c'est le cas de l'homicide, commis sous l'impulsion de la colère[94].
L'on peut résister, surtout au début, au mouvement déréglé de la passion; et si, au début, on ne résiste pas comme on le doit, si l'on ne prie pas comme il le faut pour obtenir le secours de Dieu, la passion n'est plus sim­plement antécédente, elle devient volontaire.
Le péché d'infirmité, même grave et mortel, est plus pardonnable qu'un autre, mais ici « pardonnable » n'est nullement synonyme de « véniel » au sens courant de ce mot[95].
Même les personnes pieuses doivent être très attentives à ce point, car il peut y avoir chez elles des mouvements de jalousie non réprimés qui peuvent les porter à des fau­tes graves, par exemple à des jugements téméraires gra­ves et à des paroles et des actes extérieurs qui sont cause de division profonde, contraire à la fois à la justice et à la charité.
Ce serait une grosse erreur de penser que seul le péché de malice peut être mortel, parce que seul il comporterait l'advertance suffisante et le plein consentement requis, avec la matière grave, pour le péché qui donne la mort à l'âme et la rend digne d'une mort éternelle. Une erreur pareille serait le résultat d'une déformation de la cons­cience, et contribuerait à augmenter cette déformation. Rappelons-nous que nous pouvons assez facilement résis­ter au début du mouvement déréglé de passion, et que c'est un devoir pour nous de le faire, et aussi de prier pour cela, selon les paroles de saint Augustin rappelées par le Concile de Trente: « Dieu ne commande jamais l'impossible, mais, en ordonnant, il nous avertit de faire ce que nous pouvons et de lui demander ce que nous ne pouvons pas.[96] »


Le péché de malice


Par opposition au péché d'ignorance et à celui d'infir­mité, le péché de malice est celui par lequel on choisit le mal sciemment; les Latins disaient de indusiria, c'est-à­dire de propos délibéré, avec calcul, à dessein, exprès, sans ignorance et même sans passion antécédente. Sou­vent ce péché est prémédité.
Ce n'est pas à dire qu'on veuille le mal pour le mal; car l'objet adéquat de la volonté étant le bien, elle ne peut vouloir le mal que sous l'aspect d'un bien apparent.
Or celui qui pèche par malice, en connaissance de cause et par mauvaise volonté, veut sciemment un mal spirituel (par exemple la perte de la charité ou amitié divine) pour posséder un bien temporel. Il est clair que ce péché ainsi défini diffère, comme degré de gravité, du péché d'ignorance et de celui d'infirmité.
Il ne faudrait cependant pas en conclure que tout péché de malice soit un péché contre le Saint-Esprit. Celui-ci est parmi les plus graves des péchés de malice, il se pro­duit lorsqu'on rejette par mépris cela même qui nous sauverait ou nous délivrerait du mal, par exemple lors­qu'on combat la vérité religieuse reconnue (impugnatio veritatis agnitae) ou lorsque par jalousie, délibérément, on s'attriste des grâces et des progrès spirituels du pro­chain.
Souvent le péché de malice procède d'un vice engendré par des fautes multiples; mais il peut exister même en l'absence de ce vice; c'est ainsi que le premier péché du démon fut un péché de malice, non pas de malice habi­tuelle, mais de malice actuelle, de mauvaise volonté, d'une griserie d'orgueil.
Il est clair que le péché de malice est plus grave que ceux d'ignorance et d'infirmité, bien que quelquefois ceux-ci soient déjà mortels.
C'est pourquoi les lois humaines punissent davantage l'homicide prémédité que celui commis par passion.
La plus grande gravité des péchés de malice provient de ce qu'ils sont plus volontaires que les autres, de ce que généralement ils procèdent d'un vice engendré par des fautes réitérées, et de ce que par eux on préfère sciemment un bien temporel à l'amitié divine, sans l'ex­cuse partielle d'une certaine ignorance ou d'une forte passion.


En ces questions on peut se tromper de deux façons opposées. Les uns inclineraient à penser que seul le péché de malice peut être mortel; ils ne voient pas assez la gravité de certains péchés d'ignorance volontaire, et de certains péchés d'infirmité, dans lesquels pourtant il y a matière grave, advertance suffisante et plein consente­ment.
D'autres, au contraire, ne voient pas assez la gravité de certains péchés de malice accomplis froidement avec une modération affectée et un simulacre de bienveillance ou de tolérance. Ceux qui combattent ainsi la vraie reli­gion et enlèvent aux enfants le pain de la vérité divine peuvent pécher plus gravement que celui qui blasphème et qui tue quelqu'un sous l'impulsion de la colère.
La faute est d'autant plus grave qu'elle est plus volon­taire, qu'elle est commise avec plus de lumière et qu'elle procède d'un amour de soi plus déréglé, qui va parfois jusqu'au mépris de Dieu.
Par opposition, l'acte vertueux est plus ou moins méri­toire suivant qu'il est plus volontaire, plus libre, et qu'il est inspiré par un plus grand amour de Dieu et du pro­chain, amour qui peut aller jusqu'au saint mépris de soi-même, comme le dit saint Augustin.
C'est ainsi que celui qui prie avec trop d'attachement aux consolations sensibles mérite moins que celui qui persévère dans la prière sans aucune consolation dans une continuelle et profonde aridité; mais, au sortir de cette épreuve, son mérite ne diminue pas si sa prière procède d'une égale charité qui a maintenant un heureux reten­tissement sur sa sensibilité. Il reste qu'un acte intérieur de pur amour est de plus grand prix aux yeux de Dieu que beaucoup d'œuvres extérieures inspirées par une moindre charité.
En toutes ces questions, qu'il s'agisse du bien ou du mal, il faut être surtout attentif à ce qui procède de nos facultés supérieures: intelligence et volonté, c'est-à-dire à l'acte de volonté posé en pleine connaissance de cause. Et, de ce point de vue, si un acte mauvais pleinement délibéré et consenti, comme un pacte formel avec le démon, a des conséquences formidables[97], un acte bon, comme l'oblation de soi-même à Dieu, faite d'une façon pleinement délibérée, consentie et souvent renouvelée, peut avoir de plus grandes conséquences encore dans l'ordre du bien, car l'Esprit-Saint est certes infiniment plus puissant que l'esprit du mal, et il peut plus pour notre sanctification que celui-ci pour notre perte. Il est bon d'y penser devant la gravité de certains événements actuels. Comme l'amour du Christ, mourant pour nous sur la Croix, plaisait plus à Dieu que tous les péchés réu­nis ne lui déplaisent, le Sauveur est plus puissant pour nous sauver que l'ennemi du bien pour nous perdre. En ce sens Jésus a dit: « Ne craignez-pas ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps dans la géhenne » (Matth., X, 28). L'ennemi du bien ne peut, si nous ne lui ouvrons la porte de notre cœur, pénétrer dans l'intime de notre volonté, tandis que Dieu est plus intime à nous que nous-mêmes et peut nous porter fortement et suavement aux actes libres et méritoires les plus profonds et les plus éle­vés, ceux qui sont le prélude de l'éternelle vie.





CHAPITRE V

Le défaut dominant ou le ver rongeur



Après avoir traité des principaux péchés à éviter, de leurs racines et de leurs suites à mortifier, il convient de parler spécialement du défaut dominant en chacun de nous. Pour procéder avec ordre, il faut d'abord voir ce qu'il est, ensuite comment le connaître ou le discerner, et enfin comment le combattre.



Qu'est-ce que le défaut dominant ?


C'est en nous celui qui tend à prévaloir sur les autres, et par là sur notre manière de sentir, de juger, de sym­pathiser, de vouloir et d'agir. C'est un défaut qui, en chacun de nous, a une relation intime avec notre tempé­rament individuel[98]. Il y a des tempéraments portés à la mollesse, à l'indolence, à la paresse, à la gourmandise, à la sensualité. Il y en a d'autres portés surtout à la colère et à l'orgueil. Nous ne montons pas tous par le même versant vers le sommet de la perfection; ceux qui sont mous de tempérament doivent, par la prière, par la grâce, par la vertu, devenir forts; et ceux qui sont naturellement forts au point d'être facilement raides doivent, en travaillant sur eux-mêmes et par la grâce, devenir doux.
Avant cette transformation progressive du tempéra­ment, le défaut dominant d'un chacun se fait souvent sentir. Il est notre ennemi domestique, à l'intérieur de nous-mêmes, car il peut, s'il se développe, arriver à rui­ner tout à fait l'œuvre de la grâce ou la vie intérieure. Il est parfois comme la crevasse d'un mur qui semble solide et qui ne l'est pas, comme une lézarde, parfois imperceptible mais profonde, dans la belle façade d'un édifice, qu'une forte secousse peut ébranler. Par exemple, une antipathie, une répugnance instinctive contre quel­qu'un, peut, si elle n'est pas surveillée et corrigée par la droite raison, l'esprit de foi et la charité, produire des désastres dans une âme et la porter à de graves injustices, par lesquelles elle se fait encore beaucoup plus de mal à elle-même qu'au prochain, car il est bien plus dommagea­ble de commettre l'injustice que de la subir.
Le défaut dominant est d'autant plus dangereux qu'il vient souvent compromettre notre qualité principale, qui est une heureuse inclination de notre nature, qui devrait se développer et être surélevée par la grâce. Par exem­ple, tel est naturellement porté à la douceur, mais si par suite de son défaut dominant, qui est peut-être la mollesse, sa douceur dégénère en faiblesse, en excessive indul­gence, il peut arriver à perdre toute énergie.
Un autre, au contraire, est naturellement porté à la force, mais, s'il se laisse aller à son tempérament irasci­ble, la force dégénère en lui en violence déraisonnable, cause de toutes sortes de désordres.
En tout homme il y a du noir et du blanc, il y a un défaut dominant, et aussi une qualité naturelle. Si nous sommes en état de grâce, il y a en nous un attrait spécial de la grâce, qui vient généralement perfectionner d'abord en notre nature ce qu'il y a de meilleur en elle, pour rayonner ensuite sur ce qui est moins bon. Quelques-uns sont ainsi plus portés vers la contemplation, d'autres vers l'action. Il faut donc particulièrement veiller à ce que le défaut dominant ne vienne pas étouffer notre principale qualité naturelle, ni notre attrait spécial de grâce. Autre­ment notre âme ressemblerait à un champ de blé envahi par l'ivraie ou la zizanie, dont il est parlé dans l'Évangile. Et nous avons un adversaire, le démon, qui cherche pré­cisément à développer de plus en plus notre défaut domi­nant pour nous mettre en conflit avec ceux qui travail­lent avec nous dans le champ du Seigneur. Le Sauveur nous dit en saint Matthieu, XIII, 25: « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé du bon grain dans son champ. Mais pendant que les hommes dor­maient, son ennemi vint et sema l'ivraie au milieu du fro­ment et s'en alla. » Et Jésus explique que l'ennemi, c'est le démon (v. 39), qui cherche à détruire l'œuvre de Dieu, en opposant entre eux ceux qui devraient collaborer sain­tement à une même œuvre pour l'éternité. Il est habile à grossir à nos yeux les défauts de notre prochain, à trans­former un grain de sable en une montagne, en mettant comme une loupe dans notre imagination, pour que nous nous irritions contre nos frères, au lieu de travailler avec eux. On voit par là quel mal peut provenir en chacun de nous de notre principal défaut, si nous n'y sommes pas très attentifs. Il est parfois comme un ver rongeur dans un beau fruit.



Comment connaître notre défaut dominant ?


Tout d'abord, il est clair qu'il importe beaucoup de le connaître, et de ne pas se faire d'illusion. Cela est d'au­tant plus nécessaire que notre adversaire, l'ennemi de notre âme, le connaît très bien et se sert de lui pour met­tre le trouble en nous et autour de nous. Dans la cita­delle de notre vie intérieure, défendue par les différentes vertus, le défaut dominant est comme le point faible, non défendu par les vertus théologales et par les vertus morales. L'ennemi des âmes cherche précisément en cha­cune ce point faible, facilement vulnérable, et il le trouve aisément.
Il est donc nécessaire pour nous de le connaître aussi.
Mais comment le discerner ? - C'est assez facile chez les commençants, lorsqu'ils sont sincères. Mais ensuite le défaut dominant est moins apparent, car il cherche à se cacher et à prendre les apparences d'une vertu; l'orgueil se pare des dehors de la magnanimité, et la pusillanimité cherche à se couvrir de ceux de l'humilité. Il faut pour­tant arriver à discerner le défaut dominant, car si on ne le connaît pas on ne peut le combattre, et si on ne le combat pas il n'y a pas de vie intérieure vraie.
Pour le discerner, il faut d'abord demander à Dieu la lumière: « Seigneur, faites-moi connaître les obstacles que je mets de façon plus ou moins consciente au travail de la grâce en moi. Donnez-moi ensuite la force de les écarter, et, si je suis négligent à le faire, daignez les écarter vous-même, dussé-je en souffrir beaucoup. »
Après avoir ainsi très sincèrement demandé la lumière, il faut s'examiner sérieusement. Comment ? En se demandant : A quoi tendent mes préoccupations les plus ordi­naires, le matin lorsque je m'éveille, ou quand je suis seul; où vont spontanément mes pensées et mes désirs ?
Ici, il faut se rappeler que le défaut dominant, qui commande facilement à toutes nos passions se donne l'apparence d'une vertu, et, s'il n'était pas combattu, il pourrait conduire à l'impénitence; Judas y arriva par l'avarice, qu'il n'avait pas su et voulu dominer; elle l'y conduisit comme un vent violent qui précipite un navire, sur les écueils.
De même pour discerner le défaut dominant, il faut se demander: « Quelle est généralement la cause ou la source de ma tristesse et de ma joie ? - quel est le motif général de mes actions, l'origine ordinaire de mes péchés, surtout quand il ne s'agit pas d'une faute acciden­telle, mais d'une suite de péchés ou d'un état de résistance à la grâce, notamment lorsque celui-ci dure plusieurs jours et nous porte à omettre nos exercices de piété. Alors il faut sincèrement chercher: pour quel motif mon âme refuse-t-elle de revenir au bien ?
Il faut encore se dire: « Que pense de cela mon directeur ? Quel est, selon lui, mon défaut dominant ? Il est meilleur juge que moi. » Nul, en effet, n'est bon juge en sa propre cause, ici l'amour-propre nous trompe. Souvent notre directeur a découvert ce défaut en nous avant nous. Il a peut-être essayé plusieurs fois de nous en parler. N'avons-nous pas cherché à nous excuser ?
Ici l'excuse est prompte, car le défaut dominant excite facilement toutes nos passions, il leur commande en maî­tre, elles lui obéissent à l'instant. C'est ainsi que l'amour-propre blessé excite aussitôt l'ironie, la colère, l'impa­tience. De plus, le défaut dominant, lorsqu'il a pris racine en nous, a une répugnance particulière à se laisser démasquer et combattre, parce qu'il veut régner en nous.
Cela arrive parfois à un tel point que, lorsque le pro­chain nous accuse de ce défaut, nous lui répondons : « Je puis avoir bien des travers, mais vraiment pas celui-là.[99] »
On peut reconnaître aussi le défaut dominant aux tentlations que notre ennemi suscite le plus fréquemment en nous, car il nous attaque surtout par ce point faible de notre âme.
Enfin, aux moments de vraie ferveur, les inspirations du Saint-Esprit viennent précisément nous demander des sacrifices sur ce point-là.
Si nous recourons sincèrement à ces divers moyens de discernement, il ne nous sera pas trop difficile de recon­naître cet ennemi intérieur que nous portons en nous, et qui nous rend esclaves de lui-même: « Celui qui se livre au péché est esclave du péché », dit Jésus en saint Jean, VIII, 34. C'est comme une prison intérieure que nous portons avec nous, partout où nous allons. Il nous faut aspirer ardemment à la délivrance.
Quelle grâce si nous rencontrions un saint, qui nous dise: « Voici ton défaut dominant et voici ton principal attrait de grâce que tu dois suivre généreusement pour arriver à l'union à Dieu. » C'est ainsi que Notre-Seigneur appela fils du tonnerre, boanergès[100], les jeunes apôtres Jacques et Jean, qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur une bourgade qui avait refusé de les recevoir. On lit en saint Luc, IX, 56: « Il les reprit en disant : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes ! Le Fils de l'homme est venu, non pour perdre des hommes, mais pour les sauver. » A l'école du Sauveur, les boanergès deviennent des doux, si bien qu'à la fin de sa vie saint Jean l'Évangéliste ne savait plus dire qu'une chose: « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres » (I Joan., III, 18, 23). Et comme on lui demandait pour­quoi il répétait toujours la même chose, il répondait: « C'est le précepte du Seigneur, et si vous l'accomplissez, il suffit. » Jean n'avait rien perdu de son ardeur, de sa soif de justice, mais elle s'était spiritualisée et s'accompa­gnait d'une grande douceur.


Comment combattre le défaut dominant ?


Il est très nécessaire de le combattre parce qu'il est le principal ennemi intérieur, et lorsqu'il est vaincu, les tentations ne sont plus très dangereuses, mais plutôt des occasions d'avancement.
Mais ce défaut principal n'est pas vaincu tant qu'il n'y a pas un vrai progrès dans la piété ou la vie intérieure, tant que l'âme n'est pas arrivée à une vraie et stable fer­veur de volonté, c'est-à-dire à cette promptitude de la volonté au service de Dieu qui est, selon saint Thomas, l'essence de la vraie dévotion[101]. Pour ce combat spiri­tuel, il faut recourir à trois moyens principaux: la prière, l'examen et une sanction.
La prière sincère: « Seigneur, montrez-moi le princi­pal obstacle à ma sanctification, celui qui m'empêche de profiter des grâces et aussi des difficultés extérieures qui tourneraient au bien de mon âme, si je savais mieux recourir à vous à leur occasion. » Les saints allaient jus­qu'à dire, comme saint Louis-Bertrand : « Hic ure, Domine, hic seca, ut in aeternum parcas. Seigneur, brûlez et desséchez en moi tout ce qui m'empêche d'aller à vous, pour que vous me fassiez grâce éternellement. » Le bienheureux Nicolas de Flüe disait aussi: « Seigneur, enlève-moi tout ce qui m'empêche d'aller à Toi; donne-moi tout ce qui me conduira jusqu'à Toi; prends-moi à moi et donne-moi tout à Toi. »
Cette prière ne dispense pas de l'examen, au contraire, elle y porte. Et, comme le dit saint Ignace, il convien­drait surtout aux commençants d'écrire chaque semaine combien de fois ils ont cédé à ce défaut dominant, qui veut régner en eux comme un despote. Il est plus facile de rire sans fruit de cette méthode que de l'appliquer fructueusement. Si nous comptons l'argent dépensé et celui que nous recevons, il est encore plus utile de savoir ce que nous perdons et ce que nous gagnons, au point de vue spirituel, pour l'éternité.
Enfin, il convient grandement de s'imposer une sanc­tion, une pénitence, chaque fois que nous retombons dans ce défaut. Cette pénitence peut être une prière, un moment de silence, une mortification intérieure ou exté­rieure. Il y a là une réparation de la faute et une satis­faction pour la peine qui lui est due. En même temps, on acquiert ainsi plus de circonspection pour l'avenir. Ainsi plusieurs se sont guéris de l'habitude de faire des imprécations en s'imposant chaque fois l'obligation de faire une aumône pour réparer.
Avant de vaincre notre défaut dominant, nos vertus sont souvent plutôt de bonnes inclinations naturelles que de vraies et solides vertus enracinées en nous. Avant cette victoire, la source des grâces n'est pas encore assez ouverte sur notre âme, car nous nous recherchons encore trop nous-mêmes et nous ne vivons pas assez pour Dieu.
Il faut vaincre enfin la pusillanimité, qui nous porte à penser que notre défaut dominant est indéracinable. Avec la grâce, nous pouvons avoir raison de lui, car, comme le dit le Concile de Trente (Sess. VI, cap. II), en citant saint Augustin: « Dieu ne commande jamais l'im­possible, mais, en nous donnant ses préceptes, il nous dit de faire ce que nous pouvons et de demander la grâce pour accomplir ce que nous ne pouvons pas. »
On a dit que ici, le combat spirituel est plus nécessaire que la victoire, car si nous nous dispensons de cette lutte, nous abandonnons la vie intérieure, nous ne tendons plus vers la perfection. Il ne faut pas faire la paix avec nos défauts.
Enfin, il ne faut pas croire notre adversaire lorsqu'il cherche à nous persuader que cette lutte ne convient qu'aux saints pour arriver aux plus hautes régions de la spiritualité. La vérité est que, sans cette lutte persévé­rante et efficace, notre âme ne peut sincèrement aspirer à la perfection chrétienne, vers laquelle le précepte suprême nous fait à tous un devoir de tendre. Ce précepte est, en effet, sans limites: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même » (Luc, X, 27).
Sans cette lutte, on n'a pas la joie intérieure, ni la paix, car la tranquillité de l'ordre ou la paix provient de l'es­prit de sacrifice; lui seul nous établit intérieurement dans l'ordre en faisant mourir tout ce qu'il y a de déréglé en nous[102].
Alors, finalement, la charité, l'amour de Dieu et des âmes en Dieu, finit par prévaloir tout à fait sur le défaut dominant; alors elle occupe vraiment la première place en notre âme et y règne efficacement. La mortification, qui fait disparaître notre défaut principal, nous délivre, elle assure la prédominance en nous de nos vraies quali­tés naturelles et de notre attrait spécial de grâce. On arrive ainsi, peu à peu, à être soi-même, au grand sens du mot, c'est-à-dire à être surnaturellement soi-même moins ses défauts. Il ne s'agit pas de copier plus ou moins servilement les qualités d'autrui, ni d'entrer dans un moule uniforme, le même pour tous; il y a une grande variété dans les personnalités humaines, tout comme on ne trouve pas deux feuilles ou deux fleurs parfaitement semblables. Mais il ne faut pas subir son tempérament, il faut le transformer en gardant de lui ce qu'il a de bon, et il faut que le caractère soit, en notre tempérament, l'empreinte des vertus acquises et infuses, surtout des vertus théologales. Alors, au lieu de rapporter instincti­vement tout à soi, comme lorsque le défaut dominant règne en nous, on est porté à ramener tout à Dieu, à penser presque constamment à Lui et à ne vivre que pour lui, en portant en quelque sorte vers lui tous ceux qui viennent à nous.


NOTE


Pour mieux se connaître, il convient de varier l'examen de conscience, de le faire quelquefois en suivant l'ordre des commandements de Dieu et de l'Église; d'autres fois en suivant l'ordre des vertus théologales et morales, ou enfin en considérant les péchés qui s'opposent à ces différentes vertus, comme l'in­diquent les deux résumés qui suivent:





Amour désordonné de soi-mêmeorgueilà l'égard de soi-mêmeVAINE GLOIRE, d'où dérivent : désobéissance, jactance, hypocrisie, contention par rivalité, discorde, amour des nouveautés, pertinacité.ACEDIA, DÉGOUT DES CHOSES SPIRITUELLES, d'où naissent : malice, rancœur, pusillanimité, découragement, torpeur spirituelle, oubli des préceptes, recherche des choses défendues.à l'égard du prochainENVIE, d'où dérivent : haine, médisance, calomnie, joie du mal d'autrui et tristesse de ses succès.COLÈRE, d'où proviennent : disputes, emportements, injures, vociféra­tions, blasphème.concupiscencedes yeuxAVARICE, d'où procèdent : perfidie, fraude, fourberie, parjure, perturbation, dureté et endurcissement.de la chairGOURMANDISE, qui engendre : plaisanteries déplacées, bouffonnerie, impureté, discours insensés, stupidité.LUXURE, d'où procèdent : aveuglement de l'esprit, inconsidération, précipitation, inconstance, amour de soi jusqu'à la haine de Dieu, attachement à la vie présente qui détruit l'espoir de la vie éternelle.


VERTUSthéologalesCHARITÉ envers Dieu et don de sagesse, envers le prochain et miséricordedégoût des choses spirituelles, envie, discorde, scandale.VICES CONTRAIRESESPÉRANCE, confiance, abandon et don de crainte opposé à la présomptionprésomption, désespoir.FOI et esprit de foi et dons d'intelligence et de scienceinfidélité, blasphème, aveuglement, ignorance cou­pable.cardinalesPRUDENCE, docilité aux bons conseils et don de conseilimprudence et négligence, prudence de la chair, ruse.JUSTICE et vertus annexes de religion (don de piété), pénitence, piété filiale, obéissance, gratitude, véracité, fidélité, libéralitéinjustice, impiété, superstition, hypocrisie, mensonge.FORCE et don de force, avec magnanimité, patience, persévéranceaudace téméraire, lâcheté, pusillanimité.TEMPÉRANCE (sobriété et chasteté) avec dou­ceur et humilité.intempérance, luxure, colère, orgueil, curiosité.





CHAPITRE VI

Les passions à régler




Il ne peut y avoir de vie intérieure sans une lutte con­tre soi-même, pour régler et discipliner ses passions, pour faire descendre en ces mouvements de notre sensi­bilité la lumière de la droite raison et celle même de la foi infuse et de la prudence chrétienne. Il y a beaucoup plus qu'on ne pense en cette expression: « discipliner sa sensibilité », elle doit recevoir une discipline comme un élève docile que l'on forme.
Il convient donc de parler des passions, et pour procé­der avec ordre, il faut les considérer au triple point de vue psychologique, moral et proprement ascétique. Nous suivrons l'enseignement de saint Thomas (Ia IIae, q. 22­-28).



Les Passions au point de vue psychologique


La passion est définie par saint Thomas, à la suite d'Aristote et de saint Jean Damascène: « Un mouvement de l'appétit sensitif, provenant de la représentation d'un bien sensible ou d'un mal, et s'accompagnant d'un mou­vement corporel de l'organisme, comme le battement du cœur.[103] »
Quand il est dit que c'est un mouvement de l'appétit sensitif, commun à l'homme et à l'animal, on distingue la passion d'un mouvement de la volonté spirituelle, appelée appétit rationnel. Et il ne faut pas confondre non plus le mouvement de l'appétit sensitif avec le mouve­ment corporel, par exemple avec le battement du cœur qui le suit. Ces mouvements de l'appétit sensitif que sont les passions existent déjà manifestement chez l'ani­mal, par exemple lorsqu'il désire sa nourriture, et chez lui la passion est tantôt sous une forme douce, comme chez la colombe ou l'agneau, tantôt sous une forme vio­lente, comme chez le loup, le tigre ou le lion.
Saint Thomas, à la suite d'Aristote, a distingué et classé les diverses passions d'une façon vraiment pro­fonde. Il distingue d'abord l'appétit concupiscible, qui porte à chercher le bien sensible et délectable et à fuir le mal nuisible, et l'appétit irascible, qui incline à résister aux obstacles et obtenir malgré eux un bien difficile. II y a des animaux et des hommes chez lesquels domine l'irascible, d'autres chez lesquels domine le concupis­cible.
Dans l'appétit concupiscible, à l'égard du bien sensible qui attire, on distingue trois passions: l'amour de ce bien sensible, qu'il soit présent ou absent, le désir de ce bien, s'il est absent, la joie, s'il est présent. On voit ces mou­vements de la sensibilité chez l'animal auquel on apporte ou auquel on enlève sa nourriture.
Par opposition, à l'égard du mal à éviter, il y a, dans le concupiscible, la haine, l'aversion, la tristesse. Ainsi l'agneau instinctivement fuit le loup.
Dans l'appétit irascible, à l'égard du bien difficile à obte­nir (bonum arduum), il y a les deux passions de l'espoir et du désespoir ou abattement, suivant que ce bien appa­raît accessible ou inaccessible. Et, dans ce même appétit, à l'égard du mal nuisible à repousser, il y a l'audace et la crainte, suivant que ce mal est facile ou difficile à repous­ser, et aussi la colère, s'il s'agit d'un mal présent à sur­monter ou d'une insulte à venger.
Il y a dans la volonté spirituelle des mouvements ana­logues d'amour, de désir, de joie, d'espérance, etc., mais ceux-ci sont d'ordre immatériel, tandis que la passion s'accompagne toujours d'un mouvement de l'organisme, du fait que l'appétit sensible est uni à un organe.
Parmi toutes les passions, la première de toutes, sup­posées par toutes les autres, est l'amour sensitif; par exemple, chez l'animal, celui de la nourriture dont il a besoin; de cet amour naît le désir, la joie, l'espoir, l'au­dace ou la haine de ce qui est contraire, l'aversion, la tristesse, le désespoir, la crainte, la colère[104].
On voit par ce que nous venons de dire, que la passion; telle qu'elle a été définie, n'est pas toujours vive, véhé­mente et dominatrice. Cependant bien des auteurs moder­nes appellent passion un mouvement de la sensibilité par­t ticulièrement intense et réservent le nom d'émotion aux autres moins forts.


La passion au point de vue moral


Au point de vue moral, on a beaucoup discuté sur les passions. Les partisans de la morale du plaisir ont dit que toutes les passions sont bonnes, comme la légitime expan­sion de notre nature; c'est l'apologie des passions, tant dans l'antiquité que chez les modernes.
Au contraire, les stoïciens ont condamné les passions, en disant, qu'elles sont un mouvement contraire à la droite raison et qui trouble l'âme. D'après eux, le sage doit supprimer les passions et arriver à l'impassibilité.
Aristote, suivi par saint Thomas, dit plus profondé­ment : les passions ou émotions, prises en soi, ne sont moralement ni bonnes, ni mauvaises, mais elles devien­nent moralement bonnes si elles sont suscitées ou réglées par la droite raison et la volonté qui les utilisent comme des forces, ou elles deviennent moralement mau­vaises si elles ne sont pas conformes à la droite raison. La moralité dépend de l'intention de la volonté, qui est tou­jours soit bonne, soit mauvaise, suivant qu'elle se porte ou ne se porte pas vers une fin honnête.
C'est ainsi que la colère peut être une sainte colère ou, au contraire, une colère déraisonnable. Notre-Seigneur a­voulu montrer une sainte indignation en chassant les vendeurs du temple et en renversant leurs tables[105]. De même à Gethsémani, Jésus, qui allait expier toutes nos fautes, voulut être triste jusqu'à la mort pour nous faire comprendre quelle tristesse nous devrions avoir de nos propres péchés.
Si donc les passions ou émotions sont réglées, modé­rées par la droite raison, elles sont moralement bonnes, ce sont des forces à utiliser au service de la vertu; par exemple le courage, qu'est une vertu, se sert de l'es­poir et de l'audace en les modérant. De même encore la pudeur, qui est une émotion louable, aide la vertu de chasteté, et cette autre émotion qui est la pitié sensible à l'égard des malheureux facilite en nous l'exercice de la vertu de miséricorde.
L'acte de vertu, dit saint Thomas[106], est même plus méritoire lorsqu'il utilise bien les passions en vue de la fin vertueuse.
Il est clair, en effet, que Dieu nous a donné la sensibilité, l'appétit sensitif, comme il nous a donné les sens exté­rieurs et l'imagination, comme il nous a donné nos deux bras pour que nous les utilisions en vue du bien moral. Ainsi utilisées, les passions bien réglées sont des forces. Et, tandis que la passion dite antécédente, qui précède le jugement, obnubile la raison, comme il arrive chez le fanatique ou le sectaire, la passion dite conséquente, qui suit le jugement de la droite raison éclairée par la foi, augmente le mérite et montre la force de la bonne volonté pour une grande cause. En ce sens, Pascal a pu dire: « Rien de grand ne se fait sans passion », sans cette flamme de sensibilité, qui est comme le rayonnement du zèle ou de l'ardeur de l'amour de Dieu et du prochain. Ce zèle dévorait le cœur des saints et se manifestait par leur courage et leur endurance.


Mais, par contre, les passions déréglées ou indiscipli­nées par leur dérèglement deviennent des vices; l'amour sensible devient gourmandise ou luxure; l'aversion devient jalousie, envie; l'audace devient témérité; la crainte devient lâcheté ou pusillanimité.
Ces passions déréglées, lorsqu'elles précèdent le juge­ment de la raison, le troublent et peuvent diminuer la responsabilité, le mérite et le démérite; lorsqu'elles sui­vent le jugement et sont voulues, elles augmentent la malice de l'acte[107]. Alors, au lieu d'être des forces au service de la bonté, elles sont au service de la perver­sité.
Tandis que dans l'âme des saints, des missionnaires, des martyrs, la passion parfaitement réglée est une force qui manifeste et sert l'amour de Dieu et du prochain; dans l'âme du criminel, elle manifeste et sert l'égoïsme le plus effréné.


Les passions au point de vue ascétique


D'après les principes que nous venons de rappeler, que faut-il dire, au point de vue ascétique, pour la vie inté­rieure ? Il suit de ces principes que les passions, n'étant en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, ne doivent pas être extirpées comme des vices, mais elles doivent être modérées, réglées, à proprement parler disciplinées par la droite raison éclairée par la foi. Si elles sont immodé­rées, elles deviennent les racines des vices, - si elles sont disciplinées, elles sont mises au service des vertus. Il ne faut être ni inerte et comme empaillé, ni violent et emporté.
Il faut que peu à peu la lumière de la raison et celle supérieure de la foi infuse descendent en notre sensibilité pour qu'elle ne soit pas comme celle d'un animal privé de raison, mais celle d'un être raisonnable, et celle d'un enfant de Dieu, qui participe à la vie intime du Très-Haut. Pensons à la sensibilité de Notre-Seigneur, si pure et si forte; par les vertus de virginité, de patience et de constance jusqu'à la mort de la croix[108]. Pensons aussi à la sensibilité de Marie, Vierge très pure et Mère des douleurs, corédemptrice du genre humain. Nous verrons ainsi comment notre sensibilité doit être de plus en plus soumise à l'intelligence éclairée par la foi, à la volonté vivifiée par la charité, et comment la lumière et la vive flamme de l'esprit doivent rayonner sur nos émotions pour les sanctifier et les mettre elles-mêmes au service de Dieu et du prochain. Saint Paul nous dit (Rom., XII, 15): « Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie; pleu­rez avec ceux qui pleurent. » Les saints sont ainsi, ils ont la plus admirable déficatesse de sentiments pour les affli­gés. Ils sont parfois les seuls à trouver les paroles qui relèvent et fortifient.
De ce point de vue, la modération des passions doit se faire, non pas matériellement, mais proportionnellement à ce qu'exige la raison par rapport à telle fin plus ou moins haute à obtenir et en telles circonstances. C'est ainsi que l'on peut, sans pécher, éprouver une grande tristesse, une grande crainte ou une vive indignation, en certaines circonstances graves. Nous lisons dans l'Exode, XXXII, 19, que Moïse, voyant les Israélites adorer le veau d'or, se mit en colère, broya ce veau d'or jusqu'à le réduire en poussière et punit très sévèrement les plus coupables; tandis que, au livre I des Rois, II, le prêtre Héli est réprimandé pour n'avoir pas su s'indigner de la mauvaise conduite de ses fils. Dans la marche vers la perfection, ceux qui sont naturellement doux doivent devenir forts, et ceux qui sont naturellement inclinés à la force doivent aussi devenir doux. Les uns et les autres montent vers le même sommet par des versants diffé­rents.
Pour bien conduire un cheval, il faut user tantôt du frein, tantôt du fouet; de même pour diriger les passions, il faut tantôt les réfréner et tantôt les éveiller, se secouer, pour réagir contre la paresse, l'inertie, la timidité ou la peur.
Il en coûte parfois beaucoup pour dresser un cheval impétueux, de même pour discipliner certains tempéra­ments capables de grandes choses. Et qu'il est beau de voir après dix ou quinze ans de travail sur soi-même ces tempéraments transformés par la profonde empreinte d'un caractère chrétien.


Pour la vie intérieure, il faut être particulièrement attentif, surtout au début, à un point spécial: à veiller sur la précipitation, et aussi sur la passion dominante pour qu'elle ne devienne pas un défaut dominant. Comme nous avons déjà parlé de ce dernier, nous insisterons ici sur la précipitation à éviter, ou, comme on dit, sur l'im­pulsivité, qui porte à agir d'une façon irréfléchie.
La précipitation se remarque chez bien des commen­çants, par ailleurs très bons; ils veulent parfois aller trop vite, plus vite que la grâce; ils veulent brûler les étapes par suite d'une certaine présomption inconsciente; puis, lorsque l'épreuve arrive il n'est pas rare qu'ils se laissent abattre au moins un moment. Il arrive ici ce qui se pro­duit aussi chez les jeunes étudiants, au début de la curio­sité dans le travail, et, lorsque celle-ci est satisfaite ou lorsqu'elle trouve l'application trop pénible, elle est sui­vie de négligence et de paresse. On n'arrive pas tout de suite, en effet, au juste milieu de la vertu, qui est en même temps un sommet au-dessus de deux vices contraires, comme la force, au-dessus de la témérité et de la lâcheté.
Qu'est à proprement parler la précipitation ? - Saint Thomas[109] la définit: une manière d'agir par impulsion de la volonté ou de la passion, sans prudence, sans pré­caution, sans considération suffisante. C'est un péché qui est directement contre la prudence et le don de conseil. Elle conduit à la témérité dans le jugement et est com­parable à l'empressement de celui qui descend trop vite un escalier et qui tombe, au lieu de marcher posément.
Il faudrait, au point de vue moral, descendre de façon réfléchie de la raison, qui détermine la fin à atteindre, à l'opération à accomplir, sans négliger les intermédiaires, c'est-à-dire la mémoire des choses passées, l'attention intelligente aux circonstances présentes, l'habileté à pré­voir les obstacles qui peuvent surgir, la docilité à suivre les conseils autorisés. Il faut prendre le temps de délibé­rer avant d'agir; « oportet consiliari lente et tarde », disait Aristote. Après, il faut parfois agir avec une grande promptitude.
Si, au contraire, on se porte à l'action par impulsion de la volonté ou de la passion, en négligeant tous les inter­médiaires dont nous venons de parler: mémoire du passé, attention au présent, prévoyance de l'avenir, docilité, alors on trébuche et on tombe; c'est inévitable.


Quelles sont les causes de la précipitation ? - Comme te disent les auteurs spirituels, ce défaut vient de ce que nous substituons notre propre activité naturelle à l'ac­tion divine; nous agissons avec une ardeur fébrile, sans réflexion suffisante, sans prier pour demander la lumière au Saint-Esprit, sans consulter notre directeur de cons­cience. Cet empressement naturel est cause parfois de grandes imprudences fort dommageables par leurs résul­tats.
Souvent cet empressement naturel provient de ce que nous considérons seulement le but prochain à atteindre aujourd'hui sans voir son rapport avec le but suprême vers lequel nous devons marcher; et, ne voyant plus alors que cette fin humaine immédiate, nous nous y portons de façon humaine par activité naturelle, sans assez deman­der le secours de Dieu.
On voit, par la formation que Notre-Seigneur a donnée à ses apôtres, combien il les a prévenus contre cette pré­cipitation ou empressement naturel, qui fait agir de façon inconsidérée et sans assez d'esprit de foi. Nous rappelions, plus haut que Jean et Jacques, après leur premier apostolat pendant lequel une bourgade refusa de recevoir leur prédication, demandèrent à Notre-Seigneur de faire tomber le feu du ciel sur cette bourgade. Jésus les appela alors avec une divine ironie Boanergès[110], ou fils du tonnerre, pour leur rappeler qu'ils devaient être des fils de Dieu et être, comme lui, plus patient à attendre le retour des pêcheurs. Jean et Jacques comprirent; si bien même qu'à la fin de sa vie, Jean ne savait plus dire qu'une chose: « Aimez-vous les uns les autres, c'est le précepte du Seigneur. » A l'école de Notre-Seigneur, les boanergès deviennent des doux, ils ne perdent pas pour cela leur ardeur ou leur zèle, mais ce zèle devenu moins fougueux, devenu patient et doux, porte des fruits dura­bles, les fruits de l'éternité.
Rappelons nous aussi comment Pierre appelé à une si haute sainteté, fut guéri de sa précipitation et de sa pré­somption; il avait dit à Notre-Seigneur, qui annonçait sa Passion: « Quand vous seriez pour tous une occasion de chute; vous ne le serez jamais pour moi. » Jésus lui dit: « Je te dis, en vérité, cette nuit même, avant que le coq chante, tu me renieras trois fois.[111] »
Pierre, humilié par sa faute, fut guéri de sa présomp­tion, il ne compta plus sur lui-même, mais sur la grâce divine en demandant d'y être fidèle, et la grâce le con­duisit ainsi jusqu'à la plus haute sainteté par la voie du martyre.
La précipitation dont nous parlons porte parfois cer­tains jeunes, généreux et ardents, à vouloir arriver au sommet de la perfection, plus vite que la grâce, en brû­lant les étapes, sans tenir compte des degrés intermédiai­res, de la mortification nécessaire pour discipliner les passions, comme s'ils étaient déjà arrivés à l'union divine. Ils lisent parfois avidement, avec curiosité, les ouvrages mystiques et cueillent trop tôt ces belles fleurs avant que le fruit ait eu le temps de se former. Ils s'exposent ainsi à bien des illusions et, la désillusion venue, à tomber dans la paresse spirituelle et la pusillanimité. Il faut marcher d'un bon pas, même d'un pas toujours plus ferme et plus rapide au fur et à mesure que nous nous rapprochons de Dieu qui nous attire davantage, mais il faut éviter ce que saint Augustin appelle magni passus extra viam, de grands pas en dehors du droit chemin.
Les effets de cette précipitation et du contentement de soi-même, qui l'accompagne, sont la perte du recueille­ment intérieur, le trouble et l'agitation stérile, qui n'a de l'action féconde que le dehors, comme la verroterie imite le diamant.
Les remèdes à cette précipitation sont faciles à indi­quer. Puisque ce défaut provient de ce que nous substi­tuons notre action naturelle empressée à celle de Dieu, le principal remède est dans une pleine dépendance à l'é­gard de Dieu et dans la conformité de notre volonté à la sienne. Pour cela il faut réfléchir mûrement avant d'agir, demander la lumière au Saint-Esprit, écouter aussi les conseils du directeur spirituel qui a grâce d'état pour nous guider, et peu à peu, à la place de la précipitation viendra la docilité habituelle à l'action de Dieu en nous. Nous serons un peu moins contents de nous-mêmes et nous trouverons une plus grande paix et, de temps en temps, une véritable joie en Dieu.
Pour discipliner les passions, il faut donc être attentif à combattre d'une part et la vivacité de tempérament unie à la présomption qui provient d'une trop grande estime de nous-mêmes, et aussi la mollesse, la paresse qui serait encore plus nuisible à la vie intérieure. Par ce travail lent, mais persévérant, sur lequel nous devons nous examiner tous les jours, il faut que les ardents, les boanergès, deviennent des doux, sans perdre la véritable ardeur spirituelle, qui est le zèle de la gloire de Dieu et du salut des àmes. Et il faut aussi que les doux, peut-être portés par nature à la mollesse et à l'insouciance, à la négligence, deviennent des forts.
Les uns et les autres s'élèveront ainsi par des versants différents vers le sommet de la perfection ; et ils verront que c'est une grande chose de savoir peu à peu se disci­pliner, se bien conduire, ou mieux, de savoir rester habi­tuellement fidèle à la grâce « sans laquelle, dans l'ordre du salut, nous ne pouvons rien faire ».
Alors les passions, non plus déréglées, mais discipli­nées, deviendront des forces vraiment utiles pour le bien de notre âme et pour le bien à faire aux autres. Alors l'audace sera au service de la force qui dominera la crainte irréfléchie quand il s'agira, par exemple, de venir rapidement au secours du prochain en détresse. De même la mansuétude, qui suppose une très grande maîtrise de soi, reprimera la colère pour qu'elle ne soit jamais que la sainte indignation du zèle, d'un zèle qui, sans rien perdre de son ardeur, reste patient et doux, et qui est le signe de la sainteté.





CHAPITRE VII


La purification active des sens
ou de la sensibilité

« Si oculus tuus dexter scandalizat
te, erue eum et projice abs te »
(Matth., V, 29.)



Après avoir parlé des péchés à éviter, de leur suite à mortifier et des passions à discipliner, il convient de traiter de la purification active des sens et de la sensibi­lité, puis de celle de l'intelligence et de la volonté. Nous parlerons ensuite de la purification de l'âme par les sacrements et par la prière, et enfin de la purification passive des sens, qui, selon saint Jean de la Croix, est au seuil de la voie illuminative.


Les principes à appliquer


En traitant plus haut[112] de la mortification en général, selon l'Évangile et selon saint Paul, nous avons vu qu'elle s'impose à nous pour quatre motifs principaux : 1° à cause des suites du péché originel, surtout de la concupiscence; 2° à cause des suites de nos péchés per­sonnels; 3° à cause de l'élévation infinie de notre fin sur­naturelle (Dieu vu comme il se voit), qui demande la soumission, non pas seulement des sens à la raison, mais de la raison à l'esprit de foi et à la charité; 4° enfin à cause de la nécessité de porter la croix pour suivre Jésus mort pour nous.
Il faut maintenant appliquer ces principes et voir d'a­bord ce que doit être la mortification ou purification active des sens et de la sensibilité ou appétit sensitif.
Saint Thomas a traité longuement ce sujet, à propos des passions en général et en particulier, à propos aussi des sept péchés capitaux et de leurs suites, enfin en par­lant des vertus qui ont leur siège dans la sensibilité, comme la tempérance, la chasteté, la force, la patience, la douceur, etc.
Parmi les grands maîtres de la vie spirituelle, saint Jean de la Croix a traité ce même sujet dans la Montée du Carmel (l. I, ch. IV-XII), et au début de la Nuit obscure (l. 1, ch. II ss.), où il est question des défauts des commençants, ou des sept péchés capitaux transposés dans l'ordre des choses spirituelles: l'orgueil spirituel, la gourmandise spirituelle, la paresse spirituelle, etc.
Il faut se rappeler ici quelle est la nécessité d'observer les préceptes, surtout les préceptes suprêmes de l'amour de Dieu et du prochain, par suite d'éviter tout péché mortel, et aussi de mieux en mieux le péché véniel plus ou moins délibéré. Bien qu'on ne puisse pas, sans un secours très spécial que reçut la Sainte Vierge, éviter continuellement tous les péchés véniels pris ensemble, on peut éviter chacun d'eux en particulier. On doit aussi travailler à supprimer de plus en plus l'imperfection, qui est un moindre bien, une moindre générosité dans le service de Dieu. Le moindre bien n'est pas un mal; mais, dans l'ordre du bien, il ne faut pas s'arrêter à l'échelon inférieur, au moindre degré de lumière et de chaleur. Le juste milieu de la vertu acquise de tempé­rance, décrite par Aristote, est déjà un bien, sans doute, mais il faut aspirer plus haut: au juste milieu de la tem­pérance infuse, lequel, du reste, s'élève au fur et à mesure que cette vertu grandit, unie à celle de pénitence, surtout lorsque les dons du Saint-Esprit, comme celui de crainte, nous portent à une générosité plus grande pour mieux nous vaincre, et avancer d'un pas plus rapide[113]. Il y a, du reste, encore bien des degrés dans cette plus grande générosité; suivant, par exemple, qu'on monte vers le sommet de la perfection par le chemin en spirale, qui est plus facile, ou par le chemin direct tracé par saint Jean de la Croix[114], qui arrive plus vite et plus haut....
Pour éviter le péché et l'imperfection; il faut ici se rappeler que les péchés capitaux disposent à d'autres qui, souvent, sont plus graves, comme la vaine gloire à la désobéissance, la colère au blasphème, l'avarice à l'en­durcissement, la gourmandise à l'impureté, la luxure à la haine de Dieu. Nous ne saurions trop demander à Dieu la lumière pour voir la gravité du péché et avoir une, plus grande contrition de nos fautes. C'est là, avec la charité fraternelle, un des plus grands signes du progrès spirituel.
Il faut se rappeler aussi que le péché véniel, surtout s'il est réitéré, dispose au péché mortel, car celui qui commet facilement le péché véniel perd la pureté d'in­tention et, si l'occasion est donnée, il lui arrive de pécher mortellement. Le péché véniel est ainsi sur une pente dangereuse, comme un mur qui nous empêche d'arriver à l'union à Dieu. Sur la voie de Dieu, qui n'avance pas recule.
De même l'imperfection, ou la moindre générosité, nous dispose au péché véniel; les actes trop faibles (remissi) de charité et des autres vertus, bien qu'ils soient encore méritoires, nous disposent indirectement à redescendre, car ils n'excluent pas autant qu'il convien­drait les inclinations désordonnées qui peuvent nous faire tomber. Nous parlerons surtout de la mortification de la sensualité et de la colère.



Mortification de la sensualité


Rappelons-nous ici la parole de Notre-Seigneur: « Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le; la main, coupe-la; car il vaut mieux pour toi qu'un seul de les membres périsse et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne.[115] » C'est ce que la morale chrétienne explique en disant au sujet du sixième commandement: en dehors du mariage, la délec­tation charnelle directement voulue avec pleine délibé­ration est un péché mortel. Il n'y a pas ici de matière légère. Pourquoi ? Parce qu'un tel consentement direct nous dispose prochainement à un autre plus grave encore; c'est mettre le doigt dans un engrenage où le bras tout entier sera pris.
Il s'agit là d'éviter un péché capital qui conduit à l'in­considération, à l'inconstance, à l'aveuglement de l'esprit, à l'amour de soi jusqu'à la haine de Dieu et au déses­poir[116].
Aussi saint Paul rappelle-t-il fortement la nécessité de cette mortification, dont il donne l'exemple lorsqu'il écrit (I Cor., IX, 27): « Je châtie mon corps et je le tiens en servitude, de peur qu'après avoir prêché aur autres, je ne sois moi-même réprouvé. » Il s'agit là de la morti­fication des sens et du corps pour assurer la liberté de l'esprit, pour que le corps n'appesantisse pas l'âme et la laisse vivre d'une vie supérieure[117].
Saint Thomas[118] enseigne qu'on évite la luxure plutôt par la fuite des occasions que par la résistance directe, qui fait trop penser à la chose à combattre. Au contraire, l'acedia ou paresse spirituelle est vaincue plutôt par la résistance, car, pour y résister, nous pensons aux biens spirituels, et, plus nous y pensons, plus ils nous attirent.
Nous devons aussi être attentifs à éviter le plus possi­ble les mouvements de sensualité même indirectement volontaires, surtout lorsqu'il y a péril prochain de con­sentement. Il convient ainsi, pour plusieurs, d'éviter certaines lectures (d'ouvrages de médecine, par exemple) qui pourraient devenir dangereuses pour eux à cause de leur fragilité, surtout s'ils font ces lectures par curiosité et non pas par devoir d'état[119].


De ce point de vue, il faut aussi veiller sur certaines affections qui pourraient devenir par trop sensibles et même sensuelles. L'auteur de l'Imitation (l. 1, ch. VI et VIII) nous dit qu'il faut éviter la trop grande familiarité avec les personnes pour jouir de celle de Notre-Seigneur; et que certaines affections trop vives et trop sensibles font perdre la paix du cœur. Sainte Thérèse dit aussi dans le Chemin de la Perfection (ch. IV), que certaines amitiés particulières sont de véritables pestes qui peu à peu, font perdre la ferveur, puis la régularité, qui engen­drent parfois les divisions les plus profondes dans les communautés et compromettent le salut[120].
La mortification du cœur n'est pas moins nécessaire ici que celle du corps et des sens.
Enfin, il faut veiller à ne pas rechercher dans la prière les consolations sensibles pour elles-mêmes par une sorte de gourmandise spirituelle[121]. Celui qui aime Dieu non pour lui-même, mais pour les consolations sensibles qu'il reçoit ou qu'il attend, n'est pas dans l'ordre. Il s'aime lui d'abord et Dieu ensuite, comme on aime un fruit inférieur à soi. C'est l'ordre renversé et, par suite, la perversion plus ou moins consciente. On abuse alors de ce qu'il y a de plus saint et l'on donne prise à toutes les tentations.
Les jouissances spirituelles, recherchées pour elles-mêmes, vont éveiller les passions endormies dans notre cœur de chair, et, au lieu de prendre la route qu'ont suivie les saints, on glisse insensiblement sur la pente où se sont laissé entraîner les faux mystiques, notam­ment les quiétistes. Corruptio optimi pessima, la pire des corruptions est celle qui s'attaque en nous à ce qu'il y a de meilleur, à l'amour de Dieu, pour le défigurer et le fausser. Il n'y a rien de plus élevé ici-bas que la vraie mystique, qui est l'exercice éminent de la plus haute vertu, la charité, et des dons du Saint-Esprit qui l'ac­compagnent; mais, par contre, il n'y a rien de pire que la fausse mystique, que le faux amour de Dieu et du prochain, qui n'a du vrai que le nom, et qui lui ressemble comme le faux diamant imite le véritable[122]. Saint Jean nous dit (I Jean., IV, 1): « Mes bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit, mais voyez par l'épreuve si les esprits sont de Dieu. »
Pour éviter l'illusion, il faut ici l'humilité et la pureté du cœur. Nous pouvons même dire que tout l'enseigne­ment de Notre-Seigneur sur la mortification de la sen­sualité se résume en cette parole: « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »
Mais il y a une autre mortification sur laquelle l'Évan­gile insiste beaucoup, c'est celle de l'irascibilité, qui est l'autre forme du dérèglement de la sensibilité, qui se divise, nous l'avons vu, en appétit concupiscible et appé­tit irascible.


La mortification de l'irascibilité


Nous lisons dans le sermon sur la Montagne (Matth., V, 21): « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point... Et moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère mérite d'être puni... Si donc, lorsque tu présentes ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va, d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que vous allez ensemble au tribunal.
Un peu plus loin (Matth.; V, 38): « Je vous dis de ne pas tenir tête au méchant; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre. Et à celui qui veut t'appeler en justice pour avoir ta tunique, aban­donne encore ton manteau. » En agissant ainsi, le chré­tien ne défend pas âprement ses droits, il pense plus à ses devoirs qu'à ses droits, et il gagne souvent à Dieu l'âme de son frère irrité; il le calme par sa patience et sa douceur. Ainsi ont agi les saints, et souvent ils ont gagné à Dieu les violents qui s'opposaient à eux.
C'est au même endroit que Notre-Seigneur nous dit (Matth., V, 44) : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez, pour ceux qui vous maltraitent et qui vous per­sécutent... Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ?... Les païens même n'en font-ils pas autant ? Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »
Et, bien sûr, si l'on agissait vraiment ainsi à l'égard des adversaires (même extérieurement, là où il n'y a pas des intérêts supérieurs à sauvegarder), on arriverait très certainement à la sainteté, à cette perfection surnaturelle qui est une participation, non pas seulement de la vie angélique, mais de la vie intime de Dieu, à une perfection qui est du même ordre que celle de notre Père des cieux.
Pour y arriver, il faut cette mortification de l'irascibi­lité qui nous fait acquérir la vertu de mansuétude, non pas la douceur de tempérament, ni la douceur de ceux qui laissent tout couler parce qu'ils n'ont pas d'énergie, ou parce qu'ils ont peur de réagir, mais la vertu de man­suétude qui est une grande force pour se vaincre soi-même, pour posséder son âme, la garder, dans le calme, dans la main de Dieu, et pour faire ainsi un vrai bien à ceux-là même qui s'irritent contre nous, à ceux qui sont comme le roseau à demi rompu et qu'il ne faut pas briser tout à fait en leur répondant sur le même ton irrité.
Cette mortification de l'irascibilité est d'autant plus nécessaire que les suites de la colère sont plus graves; car elle porte elle-même à d'autres péchés, parfois jus­qu'à l'imprécation et au blasphème.
Par contre, la mansuétude est la fleur de la charité et elle en protège les fruits, car elle fait passer les conseils et même les reproches. Un reproche fait avec une grande bonté est souvent bien reçu, tandis que fait avec aigreur il ne produit aucun résultat. Ainsi Notre-Seigneur nous a-t-il dit: « Recevez ma doctrine, car je suis doux et humble de cœur. »
Il convient de dire ici quelques mots de cette colère qui est le zèle amer dont parlent les auteurs spirituels, et spécialement saint Jean de la Croix, à propos des défauts des commençants (Nuit obscure, l. 1., ch. V).
Quelques-uns, dit-il, se montrent impatients dès qu'ils sont privés de consolations: « Quand le goût et la saveur que donnent les choses spirituelles viennent à manquer, leur nature est décontenancée, une mauvaise humeur les envahit, ils font sans bonne grâce ce qui leur incombe, se fâchent pour un rien et se rendent parfois insuppor­tables. » Ils ressemblent, dit le saint, au nourrisson mécontent parce qu'on lui enlève le lait[123]. Ils tombent aussi parfois alors dans la paresse spirituelle.
D'autres fois, « on s'en prend aux défauts d'autrui, sous l'impulsion d'un zèle peu modéré. On blâme les autres, on se laisse entraîner à les morigéner avec aigreur... comme si l'on avait le monopole de la vertu. Il est clair que par là on pèche contre la mansuétude spirituelle ». Et il y a de l'orgueil. On voit la paille qui est dans l'œil du prochain et non pas la poutre qui est dans le nôtre.
« D'autres, en découvrant leurs imperfections, oublient l'humilité en s'emportant contre eux-mêmes, et ces impa­tiences montrent bien qu'ils comptaient être saints d'un coup. »
Le saint note que « chez certaines personnes à grands projets et à intrépides résolutions, mais qui ont plus de présomption que d'humilité, la guérison de l'irritation par retour à la douceur spirituelle ne peut venir que de la nuit obscure » ou de la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin.
Enfin le saint remarque: « Il est pourtant à noter aussi qu'une soi-disant vertu de patience n'est parfois qu'un simple manque d'énergie dans la voie du progrès; la lenteur à marcher chez quelques-uns, de ceux-là est telle que le bon Dieu juge peut-être que, en fait de patience, ils en ont trop. »

La purification active de la sensibilité ou la mortifica­tion que nous nous imposons à nous-mêmes doit faire disparaître ce double désordre de la sensualité et de l'ir­ritabilité; mais elle ne peut complètement le supprimer; pour achever son travail, il faut une purification plus profonde: celle qui vient directement de Dieu même, lorsqu'il met la sensibilité dans une aridité spéciale et prolongée, où il nous communique une lumière supérieure, celle du don de science, science de la vanité de toutes les choses terrestres, qui est une grâce non sen­sible, mais toute spirituelle. C'est la purification passive des sens, dont nous parlerons plus loin, et qui est une des formes de la croix salutaire que nous devons porter pour arriver à la vraie vie de l'esprit, qui domine les sens et nous unit à Dieu.





CHAPITRE VIII


La purification active
de l'imagination et de la mémoire

« Memorare novissima tua et in
aeternum non peccabis.
Dans toutes tes actions souviens-toi
de ta fin et tu ne pécheras jamais. »
(Eccli., VII, 40.)

Vois les choses non pas seulement
sur la ligne horizontale du temps,
mais sur la ligne verticale qui les
rattache à l'éternité.


Ce que nous avons dit de la purification active des sens et de la sensibilité montre déjà que la mortification extérieure n'est pas la principale, mais que celui qui la négligerait négligerait aussi toute mortification intérieure et finirait par perdre tout esprit d'abnégation.
Cela arriverait surtout si délibérément on ne voulait plus se soucier de mortification. On tomberait ainsi, comme il arrive trop souvent, dans le naturalisme prati­que substitué à l'esprit de foi, et finalement on ne garde­rait presque plus rien du précepte du Seigneur: « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce et porte sa croix » (Matth., XVI, 24; Luc, IX, 23).
Si délibérément on veut prendre tout ce qui plaît comme nourriture et pour être toujours à l'aise, sans aucun esprit de tempérance chrétienne, on ne tend plus à la perfection, et l'on perd de vue l'élévation du précepte suprême: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit » (Luc, X, 27). Si l'on est religieux, en agissant ainsi, on perd de vue l'obligation spéciale de la vie reli­gieuse.
Mais la mortification extérieure du corps et des sens serait sans grand résultat si elle ne s'accompagnait de la mortification intérieure: de l'imagination, de la mémoire, dont nous allons parler, et de la purification active de d'intelligence et de la volonté, dont nous traiterons ensuite.



La purification active de l'imagination


L'imagination est une faculté qui nous est certainement très utile, puisque l'âme unie au corps ne pense pas sans images[124]; une image accompagne toujours l'idée, et c'est pourquoi Notre-Seigneur parlait aux foules en paraboles pour les élever doucement de l'image sensible à l'idée spirituelle du royaume de Dieu; de même, pour faire entendre à la Samaritaine quel est le prix de la grâce divine, il ne lui a pas parlé de celle-ci en termes abstraits, il lui a parlé en images de « l'eau vive qui jaillit en vie éternelle ».
Mais, pour être utile, l'imagination doit être dirigée par la droite raison éclairée par la foi. Autrement, elle peut devenir, comme on l'a dit, « la folle du logis », elle nous écarte de la considération des choses divines et nous porte vers des choses vaines, inconsistantes, vers des choses fantastiques ou même défendues. A tout le moins, elle nous porte à la rêverie, d'où naît le sentimentalisme opposé à la vraiè piété.
Il n'est pas toujours en notre pouvoir, surtout dans les périodes de fatigue, d'écarter immédiatement les images vaines ou dangereuses; mais nous pouvons, avec le secours de la grâce, ne pas vouloir leur accorder l'at­tention de l'esprit, et, peu à peu, diminuer leur nombre et leur attrait. Même des âmes parfaites souffrent encore de certaines divagations involontaires de l'imagination suscitées parfois par le démon, comme le note sainte Thé­rèse dans la V° Demeure, ch. IV, et même dans la VI°, ch. I. Mais cependant l'âme intérieure, en progressant, se libère peu à peu de ces divagations de la fantaisie, et elle finit par contempler Dieu et son infinie bonté sans presque faire attention aux images qui accompagnent cet acte de foi pénétrante et savoureuse. Ainsi nous écrivons avec une plume sans prendre garde à la forme de celle-ci, et souvent nous nous entretenons avec une personne sans faire aucune attention à la forme ou à la couleur de ses habits, à moins que ceux-ci n'aient quel­que chose de singulier ou d'insolite.
Peu à peu, par suite, l'imagination cesse de troubler l'exercice de l'intelligence, et finalement elle est mise positivement à son service pour exprimer parfois en de très belles images les choses de la vie intérieure, un peu comme Notre-Seigneur les exprimait en parlant en para­boles, ou dans ses entretiens avec Nicodème ou la Sama­ritaine. Ces images doivent alors être sobres, discrètes, pour ne pas attirer l'attention sur elles-mêmes, mais sur l'idée supérieure qu'elles expriment à leur manière. Alors, comme une personne bien née porte un vêtement simple et de bon goût sans y accorder plus d'attention qu'il ne faut, la pensée se sert de l'image sans s'y attarder.
L'image alors n'est là que pour la pensée, et la pensée que pour l'expression de la vérité.
Mais une pareille harmonie de nos facultés ne se réa­lise pas sans une vraie discipline de l'imagination, pour qu'elle cesse d'être la folle du logis et soit mise véritable­ment au service de l'intelligence éclairée par la foi. Ainsi seulement se rétablit peu à peu l'ordre qui existait dans l'état de justice originelle où, tant que la partie supérieure de l'âme obéissait à Dieu contemplé et aimé par-dessus tout, elle gardait elle-même la direction de l'ima­gination et des diverses émotions de la sensibilité.
D'après ces principes, il faut écarter tout de suite les images et souvenirs dangereux, et aussi les lectures inu­tiles, les vaines rêveries qui nous feraient perdre un temps précieux et pourraient nous exposer à toutes sor­tes d'illusions, où l'ennemi se rirait de nous pour nous perdre.
Pour cela, il faut nous appliquer à notre devoir pré­sent, age quod agis, avec un sain réalisme, en ordonnant l'accomplissement de ce devoir à Dieu à aimer par-dessus tout. Ainsi peu à peu l'intelligence et la volonté domine­ront l'imagination et la sensibilité. Et l'imagination sou­mise trouvera dans les beautés de la liturgie de quoi nourrir notre vie intérieure.
Saint Jean de la Croix remarque que la vraie dévotion se porte sur l'objet spirituel et invisible, représenté par les images sensibles, sans s'arrêter à celles-ci, et que plus l'âme s'approche de l'union divine, moins elle est dépen­dante des images[125].
Mais il importe de parler ici plus particulièrement de la mortification de la mémoire, qui nous expose à vivre dans l'irréel et qui nous rappelle trop souvent ce qui devrait être oublié.


La purification active de la mémoire


Saint Jean de la Croix parle longuement de ce sujet[126].
Il s'agit ici en même temps de la mémoire sensible, qui existe déjà chez l'animal, et de la mémoire intellec­tuelle, commune à l'homme et à l'ange[127].
La mémoire intellectuelle n'est pas une faculté réelle­ment distincte de l'intelligence, c'est l'intelligence en tant qu'elle conserve les idées[128].
Pourquoi notre mémoire a-t-elle besoin d'être purifiée ? - Parce que, depuis le péché originel et à la suite de nos péchés personnels réitérés, elle est pleine de souve­nirs inutiles et parfois dangereux. En particulier, nous nous rappelons souvent les torts du prochain à notre égard; des paroles dures que nous ne lui avons pas encore tout à fait pardonnées, bien que peut-être lui-même les ait vivement regrettées. Nous nous rappelons moins les bienfaits du prochain que ce que nous avons eu à souffrir de lui, et souvent une parole dure nous fait oublier tous les bienfaits qui nous sont venus de lui pendant plusieurs années. Mais le défaut principal de notre mémoire est ce que l'Écriture appelle l'oubli de Dieu. Notre mémoire, qui est faite pour nous rappeler ce qui importe le plus, oublie souvent l'unique nécessaire qui est au-dessus du temps et qui ne passe pas.
Ce que dit saint Jean de la Croix, loc. cit., sur la nécessité de la purification de la mémoire peut paraître exagéré à première lecture; mais l'impression change si on lit d'abord ce que dit sur ce point l'Écriture.
Elle parle souvent de l'oubli de Dieu. Isaïe, LIX, 15, écrit: « La vérité a été oubliée, et le juste qui s'éloigne du mal doit se laisser injustement dépouiller... Il n'y a plus de droiture; le Seigneur le voit, et cela lui déplait. » Jérémie, II, 32, dit de même au nom de Dieu : « Une jeune fille oublie-t-elle sa parure ?... Et mon peu­ple m'a oublié depuis des jours sans nombre. » Le Psal­miste, rappelant les miséricordes de Dieu à l'égard du peuple d'Israël sauvé par lui au passage de la mer Rouge, écrit encore: « Mais ils oublièrent bientôt les bontés de Dieu. Ils oublièrent leur Libérateur et les grandes choses qu'il avait faites pour eux » (Ps. CV, 13,21). Plusieurs fois 1'Ecriture ajoute que, surtout dans la tribulation, nous devons nous rappeler les miséricordes de Dieu et implo­rer son secours.
Si nous l'oublions et si nous n'apprécions pas ses bien­faits immenses, ceux de l'Incarnation rédemptrice, de l'institution de l'Eucharistie, de la messe quotidienne, il y a là de l'ingratitude, et nous perdons le temps de la vie présente qui doit tendre vers la vie éternelle.
L'oubli de Dieu fait que notre mémoire est comme immergée dans le temps, dont elle ne voit plus le rap­port avec l'éternité, avec les bienfaits et les promesses de Dieu. Ce défaut porte notre mémoire à voir toutes choses horizontalement sur la ligne du temps qui fuit, et dont le présent seul est réel, entre le passé disparu et l'avenir qui n'est pas encore. L'oubli de Dieu nous empê­che de voir que le moment présent se trouve aussi sur une ligne verticale qui le rattache à l'unique instant de l'immobile éternité, et qu'il y a une manière divine de vivre la minute présente pour que, par le mérite, elle entre dans l'éternité. Tandis que l'oubli de Dieu nous laisse dans cette vue banale et horizontale des choses sur la ligne du temps qui s'écoule, la contemplation de Dieu est comme une vue verticale des choses qui passent et de leur lien avec Dieu qui ne passe pas. Être immergé dans le temps, c'est oublier le prix du temps, c'est-à-dire son rapport avec l'éternité.


Par quelle vertu doit être guéri ce très grave défaut de l'oubli de Dieu ? - Saint Jean de la Croix[129] répond: La mémoire qui oublie Dieu doit être guérie par l'es­pérance de la béatitude éternelle, comme l'intelligence doit être purifiée par le progrès de la foi, et la volonté par le progrès de la charité.
Cette doctrine est fondée sur de nombreuses paroles de l'Écriture, relatives au souvenir des bienfaits de Dieu et de ses promesses. Le Psalmiste dit souvent: « Au jour de ma détresse, je me souviens de Dieu...; je veux me rappeler ses œuvres et ses merveilles d'autrefois » (Ps. LXXVI, 4, 12). - « Je me rappellerai ta justice, la tienne seule » (Ps. LXX, 16). - « Des orgueilleux me prodiguent leurs railleries... je pense à tes préceptes, Seigneur, et je me console » (Ps. CXVIII, 52). L'Ecclésiastique, VII, 40, dit aussi: « Dans toutes tes actions, souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais. Memo­rare novissima tua et in aeternum non peccabis. »
Souvent l'Écriture dit aussi que nous devons constam­ment nous rappeler les promesses divines, qui sont le fondement de notre espérance. Les patriarches et les prophètes de l'Ancien Testament vivaient de la promesse du Messie qui devait venir; et nous devons vivre chaque jour plus profondément de la promesse de l'éternelle béatitude. C'est un des grands leitmotivs de l'Écriture.
Nous sommes des voyageurs et nous oublions que nous sommes en voyage, comme ceux qui se trouvent dans ces grands trains internationaux, où l'on dort, ou l'on prend ses repas comme dans un hôtel; ils oublient parfois qu'ils sont en voyage: puis de temps en temps ils regardent par la portière et voient que le train file très vite, puis de temps en temps quelqu'un descend, ce qui leur fait penser qu'ils seront eux-mêmes bientôt arrivés. De même, dans le voyage vers l'éternité, lorsque quelqu'un descend, c'est-à-dire lorsqu'il meurt, cela doit nous rap­peler que nous allons mourir aussi, et que nous marchons vers l'éternité.


L'Imitation de Jésus-Christ nous conserve admirable­ment sur ce point, comme sur tant d'autres, l'esprit de saint Augustin, et souvent dans ses termes mêmes[130]. Cela nous aide à bien entendre ce qu'a écrit plus tard saint Jean de la Croix. Il y est souvent question de la purification de la mémoire là où il est parlé de l'oubli de toutes les créatures pour trouver le Créateur[131], de la méditation sur la mort[132], de l'empressement à éviter dans les affaires[133], de la vaine science du monde[134], du souvenir des bienfaits de Dieu[135], de la liberté du cœur, qui s'acquiert plutôt par la prière que par la lec­ture[136].
Rappelons seulement les passages les plus caractéristi­ques qui montrent comment la purification de la mémoire dispose à la contemplation et à l'union à Dieu.

« De l'oubli de créatures pour trouver le Créateur[137]
« Tant que quelque chose m'arrête, je ne puis voler librement vers vous, Seigneur... Quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur la terre ? Il faut donc s'élever au-dessus de toutes les créatures, se détacher parfaite­ment de soi-même, sortir de son esprit, monter plus haut, et là reconnaitre que c'est vous qui avez tout fait et que rien n'est semblable à vous. Tant qu'on tient encore à quelque créature (pour elle-même et pour soi), on ne saurait s'occuper librement des choses de Dieu. Et c'est pourquoi l'on trouve peu de contemplatifs, parce que peu savent se séparer entièrement des créatures et des choses périssables. »

« De la méditation sur la mort[138]
« O stupidité et dureté du cœur humain, qui ne pense qu'au présent et ne prévoit pas l'avenir ! Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être tel que vous seriez s'il vous fallait mourir aujourd'hui... Maintenant le temps est d'un grand prix; voici le temps propice, voici le jour du salut... La vie des hommes passe comme l'ombre... Tandis que vous avez le temps, amassez des richesses immortelles. Ne pensez qu'à votre salut, ne vous occupez que des choses de Dieu. Faites vous maintenant des amis, en honorant les saints et en imitant leurs œuvres, afin que, arrivé au terme de cette vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. Vivez sur la terre comme un voyageur et un étranger à qui les choses du monde ne sont rien. Conservez votre cœur libre et toujours élevé, vers Dieu, parce que vous n'avez point, ici-bas, de demeure permanente. » Nous ne devons pas nous installer sur la terre; on ne s'installe pas, on ne s'endort pas sur la route, elle est faite pour ­marcher.


« De l'empressement à éviter dans les affaires[139]
« Mon fils, dit le Seigneur, remettez-moi toujours vos intérêts; j'en disposerai selon ce qui sera le mieux , au temps convenable. Attendez ce que j'ordonnerai et vous y trouverez un grand avantage. »


« Contre la vaine science[140]
« Mon fils, ne vous laissez pas émouvoir au charme et à la beauté des discours des hommes, car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les discours, mais dans les œu­vres. Soyez attentif à mes paroles qui enflamment le cœur, éclairent, attendrissent l'âme et la remplissent de consolation... Après avoir beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l'unique principe de toutes choses. C'est moi qui donne à l'homme la science, et qui éclaire l'intelligence des petits, plus que l'homme ne le pourrait par aucun enseignement. Mal­heur à ceux qui interrogent les hommes sur toutes sortes de questions curieuses et qui s'inquiètent peu d'appren­dre à me servir. Viendra le jour où Jésus-Christ, le Maître des maîtres, le Seigneur des anges, apparaîtra pour demander compte à chacun de ce qu'il sait, c'est-à-dire pour examiner les consciences. Alors les secrets des ténèbres seront dévoilés, et toute langue se taira. C'est moi qui, en un un moment, élève l'âme humble, et la fait pénétrer plus avant dans la vérité éternelle que ne le pourrait celui qui aurait étudié dix années dans les éco­les. J'enseigne sans bruit de paroles, sans embarras d'o­pinions, sans faste, sans arguments, sans disputes. J'apprends à mépriser les biens de la terre, à dédaigner ce qui passe, à rechercher et à goûter ce qui est éternel, à fuir les honneurs, à souffrir sans aigreur les scandales, à mettre en moi toute son espérance, à ne rien désirer hors de moi et à m'aimer ardemment et par-dessus tout... Moi seul j'enseigne la vérité au-dedans, je scrute les cœurs, je pénètre leurs pensées, j'excite à agir, et je dis­tribue mes dons à chacun, selon qu'il me plaît. »


« Du souvenir des bienfaits de Dieu[141]
« Faites, Seigneur, que je connaisse votre volonté et que je me rappelle avec grand respect et attention tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces... Tout ce que nous avons... dans l'ordre de la grâce ou dans celui de la nature, c'est vous qui nous l'avez donné... Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier... ni insulter à celui qui a moins reçu... car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs, les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise. »

« De la liberté du cœur[142]
« Seigneur, c'est une haute perfection de ne jamais détourner des choses du ciel les regards de son cœur, de passer au milieu des affaires du monde sans aucune préoccupation excessive, non par indolence, mais par le privilège d'une âme libre, qu'aucune affection déréglée n'attache à la créature. »
Voilà bien la purification de la mémoire, qui dispose à la contemplation infuse des grands mystères de la foi. Sur cette contemplation de l'âme purifiée et libérée, l'Imitation, l. III, ch. XXXI, n° 2, nous dit: « Il faut pour cela une grande grâce, qui soulève l'âme et la ravisse au-dessus d'elle-même. Et tant que l'homme n'est pas élevé ainsi en esprit, détaché de toute créature, et parfaite­ment uni à Dieu, tout ce qu'il sait et tout ce qu'il a est de peu de prix. » N'est-ce pas dire que la contemplation infuse des mystères de la foi et L'union à Dieu, qui en résulte, est dans la voie normale de la sainteté ? - L'imitation ajoute, ibid. : « Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien et ne doit être compté pour rien. Il y a une grande diffé­rence entre la sagesse d'un homme intérieur éclairé par Dieu et la science qu'un docteur acquiert par l'étude. La connaissance qui vient d'en-haut, et que Dieu lui-même accorde, est bien supérieure à celle où l'homme parvient laborieusement par les efforts de son esprit. Plusieurs désirent la contemplation, mais ce qu'il faut pour s'y disposer, ils ne veulent point le faire... Les fruits d'une bonne vie ne croissent que dans un cœur pur.
Cet enseignement de la purification de la mémoire a été particulièrement dévèloppé par saint Jean de la Croix, surtout par rapport au souvenir des grâces exception­nelles et en quelque sorte extérieures auxquelles il ne faut pas trop s'attarder; leur souvenir accompagné de quelque vaine complaisance nous détournerait de l'union à Dieu. L'espérance nous élève plus à l'amour de Dieu que la connaissance des grâces extraordinaires. « Ce qu'il faut donc faire, dit ce saint Docteur[143], pour vivre en pure et entière espérance en Dieu, c'est ne pas s'arrê­ter aux connaissances, formes et images distinctes; comme nous l'avons expliqué, à chaque fois qu'elles se présentent, il faut tourner aussitôt vers Dieu l'âme vide de tout cela en un élan de tendre affection. Il ne faut penser à ces choses ni les considérer que dans la mesure où leur souvenir coïncide avec des devoirs ayant le même objet.[144] »
C'est là vraiment la purification active de la mémoire trop préoccupée de mille souvenirs inutiles ou dangereux; Mettons cet enseignement en pratique pour que notre mémoire ne soit plus en quelque sorte immergée dans les choses qui passent, pour qu'elle ne les voie plus seu­lement sur la ligne horizontale du temps qui fuit, mais sur la ligne verticale qui les rattache à l'unique instant de l'immobile éternité. Ainsi, peu à peu, l'esprit s'élève souvent à la pensée de Dieu en se rappelant les grands bienfaits de l'Incarnation rédemptrice et de l'Eucharistie. Souvent, au contraire, nous entrons dans une église pour demander quelque grâce pressante, et nous oublions de remercier Dieu de l'immense bienfait de l'Eucharistie; son institution demande une action de grâces spéciale, elle nous rappelle les promesses d'éternelle vie.





CHAPITRE IX

La purification active de l'intelligence

Si oculus tuus fuerit simplex, totum corpus
tuum lucidum erit ( Matth., VI, 22)
Si ton œil est sain, tout ton corps sera dans
la lumière.


Les facultés supérieures de l'homme, celles qui lui sont communes avec l'ange, sont l'intelligence et la volonté. Elles ont besoin elles aussi d'être purifiées et disciplinées, car elles souffrent d'un désordre qui est la suite du péché originel et de nos péchés personnels.
Le premier regard de l'intelligence de l'enfant baptisé est simple, de même celui de l'âme qui commence à répon­dre généreusement a une vocation supérieure; mais il arrive qu'ensuite ce regard perd de sa simplicité par la complexité des choses qu'on examine avec un cœur plus ou moins pur. Et il faut alors une sérieuse purification pour retrouver la simplicité première de l'intelligence par une vue profonde qui domine les détails et les tristesses inévitables, pour embrasser l'ensemble de la vie. Bienheureux les vieillards qui, après une longue expérience et bien des épreuves, arrivent à cette simplicité supérieure de la vraie sagesse, qu'ils avaient entrevue de loin dans leur enfance. En ce sens on a pu dire: « Une belle vie est une pensée de la jeunesse réalisée dans l'âge mur. »
Nous parlerons ici: 1° de la nécessité de la purifica­tion active de l'intelligence à cause des défauts qui se trouvent en elle; 2° du principe actif de cette purification et de ce qu'il faut faire en pratique sur ce point.


La nécessité de celte purification :
les défauts de notre intelligence

L'intelligence, depuis le péché originel, est blessée; cette blessure s'appelle l'ignorance, vulnus ignorantiae[145]; c'est-à-dire qu'au lieu de se porter spontanément vers le vrai, et surtout vers la Vérité suprême, elle a de la diffi­culté à y parvenir; elle tend à s'absorber dans la considé­ration des choses terrestres sans s'élever à leur cause; elle se porte avec curiosité vers les choses qui passent, et elle est au contraire négligente et paresseuse dans la recher­che de notre vraie fin dernière et des moyens qui y con­duisent. Par suite, elle tombe facilement dans l'erreur, se laisse obscurcir par les préjugés qui viennent des pas­sions déréglées; finalement elle peut arriver à cet état qui s'appelle l'aveuglement de l'esprit.
Sans doute le péché originel n'a pas rendu notre intel­ligence incapable de connaître la vérité, comme l'ont pré­tendu les premiers protestants et les jansénistes; elle peut même acquérir, par un patient effort, sans le secours de la révélation, la connaissance d'un certain nombre de vérités fondamentales de l'ordre naturel, comme l'exis­tence de Dieu, auteur de la loi morale naturelle. Mais, comme le dit le Concile du Vatican[146] dans les termes mêmes dont s'était servi saint Thomas[147], peu d'hommes sont capables de ce labeur, et il n'arrivent à ce résultat qu'après un temps, assez long, sans parvenir à se libérer de toute erreur.
Il est vrai aussi que cette blessure de l'ignorance, suite du péché originel, est en voie de cicatrisation depuis le baptême, qui nous a régénérés en nous donnant la grâce sanctifiante, mais par ailleurs cette blessure se rouvre par suite de nos péchés personnels, notamment par suite de la curiosité et de l'orgueil de l'esprit, dont il importe ici de parler.
La curiosité est un défaut de notre esprit, dit saint Tho­mas[148], qui nous porte avec empressement et précipitation vers la considération et l'étude des choses moins utiles, en nous faisant négliger celles de Dieu et de notre salut. Cette curiosité, dit le saint Docteur[149], naît de la paresse spirituelle à l'égard des choses divines, et elle nous fait perdre un temps précieux. Tandis que des personnes assez peu instruites, mais nourries de l'Évangile, ont une grande rectitude de jugement, il y en a d'autres qui, loin de se nourrir profondément des grandes vérités chrétien­nes, passent une grande partie de leur temps à emmaga­siner curieusement des connaissances inutiles ou peu utiles qui ne forment pas du tout le jugement. On dirait presque la manie de collectionner. C'est une accumulation de connaissances mécaniquement juxtaposées et non pas organisées, un peu comme dans un dictionnaire. Ce genre de travail, loin de former l'esprit, l'étouffe, comme lors­qu'on met trop de bois sur le feu. Sous ce fatras de con­naissances accumulées, on ne voit plus la lumière des pre­miers principes, qui seuls pourraient mettre de l'ordre dans tous ces matériaux et nous élever jusqu'à Dieu prin­cipe et fin de toutes choses[150].
Cette lourde et sotte curiosité intellectuelle, comme l'a dit saint Jean de la Croix, est en ce sens l'inverse de la contemplation, qui juge de tout par la cause suprême; elle pourrait conduire à la sottise spirituelle dont parle souvent saint Paul[151], à la folie qui juge de tout, même des choses les plus élevées, par ce qu'il y a de plus infime et parfois de plus mesquin, par les satisfactions de notre convoitise ou de notre orgueil.
L'orgueil de l'esprit est un désordre plus grave que la curiosité, il nous donne une telle confiance en notre rai­son et notre jugement, que nous n'aimons guère à consul­ter les autres, spécialement nos supérieurs, ni à nous éclai­rer par l'examen attentif et bienveillant des raisons ou des faits qu'on peut nous opposer. Cela porte à des imprudences manifestes qui devront être douloureusement expiées. Cela porte aussi à l'âpreté dans les discussions, à l'opiniâtreté dans le jugement, au dénigrement qui exclut d'un ton tranchant tout ce qui ne cadre pas avec notre manière de voir. Cela pourrait porter à refuser aux autres la liberté qu'on réclame pour ses propres opinions, à ne se soumettre que fort imparfaitement aux directions du Pasteur suprême, et même à atténuer et minimiser les dogmes, sous prétexte de les mieux expliquer qu'on ne l'a fait jusqu'ici[152].
Ces défauts, en particulier l'orgueil, pourrait enfin nous porter à l'aveuglement de l'esprit, caecitas mentis, qui est à l'antipode de la contemplation des choses divines. Il importe d'insister sur ce point, comme l'a fait saint Tho­mas[153], après avoir traité du don d'intelligence.
L'Écriture parle souvent de cet aveuglement de l'Esprit. Notre-Seigneur est attristé et indigné de l'a cécité spiri­tuelle des pharisiens[154] et finit par leur dire: « Malheur à vous, guides aveugles... qui payez la dîme de la men­the, de l'aneth et du cumin, et qui négligez les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi... Guides aveugles, qui filtrez le moucheron, et ava­lez le chameau ! »[155]
En saint Jean, XII, 40, il est dit que cet aveuglement est un châtiment de Dieu, qui retire la lumière à ceux qui ne veulent pas la recevoir[156].
Il y a des pécheurs qui, par suite de fautes réitérées, ne reconnaissent plus la volonté de Dieu signifiée, mani­festée de façon éclatante; ils ne comprennent plus que les maux qui leur arrivent sont des châtiments de Dieu et ils ne se convertissent pas. Ils expliquent par les seules lois naturelles ces malheurs comme ceux qui affligent à l'heure actuelle plusieurs peuples. Ils n'y voient que le résultat de certains faits économiques, comme le développement du machinisme et la surproduction qui s'ensuit. Ils ne se rendent plus compte que ces désordres ont surtout une cause morale et proviennent de ce que beaucoup d'hommes mettent leur fin dernière là où elle n'est pas, non pas en Dieu, qui nous unirait, mais dans les biens matériels, qui nous divisent, parce qu'ils ne peu­vent pas appartenir simultanément et intégralement à plusieurs.
Cet aveuglement de l'esprit porte le pécheur à préférer en tout les biens qui passent aux biens éternels et l'em­pêche d'entendre la voix de Dieu, que l'Église rappelle dans la liturgie de l'Avent et celle du Carême: « Conver­tissez-vous, revenez à moi de tout votre cœur; revenez à votre Dieu, car il est compatissant, lent à la colère et riche en bonté... Il s'afflige du mal qu'il envoie. Convertimini ad Dominum Deum vestrum, quia benignus et misericors est, patiens et multae misericordiae... »[157]
L'aveuglement de l'esprit est un châtiment de Dieu, qui soustrait la lumière divine à cause de fautes réitérées, mais par ailleurs il est un péché par lequel nous nous détournons volontairement de la considération de la vérité divine en lui préférant la connaissance de ce qui satisfait notre convoitise ou notre orgueil.[158]
De ce péché, il faut dire ce que saint Thomas dit de la folie spirituelle, stultitia; il s'oppose aux préceptes de la contemplation de la vérité[159]. Il nous empêche de voir la proximité de la mort et du jugement[160]. Il nous enlève toute pénétration et nous laisse dans un état d'hébétude spirituelle, (hebetudo mentis), qui est comme la perte de toute intelligence supérieure[161]. On ne voit plus alors la grandeur du précepte suprême de l'amour de Dieu et du prochain, ni le prix du sang du Sauveur répandu pour nous, ni la valeur infinie de la messe qui perpétue sub­stantiellement le sacrifice de la Croix sur l'autel.
C'est là un châtiment, et on n'y prend pas garde. Comme le dit saint Augustin, in Ps. LVII: « Si, lorsqu'un voleur prend de l'argent, il perdait un œil, tous diraient: c'est un châtiment de Dieu; toi, tu as perdu l'œil de l'esprit et tu penses que Dieu ne t'a pas châtié. »
On est parfois étonné de trouver, parmi les chrétiens, des hommes qui ont une très grande culture littéraire, artistique ou scientifique, et qui n'ont qu'une connaissance des plus rudimentaires et superficielles des vérités de la religion, connaissance mêlée à beaucoup de préjugés et beaucoup d'erreurs. C'est une disproportion surprenante, qui fait d'eux comme des nains spirituels.
Chez d'autres, plus instruits des choses de la foi, de l'histoire de l'Église, de sa législation, c'est parfois une tendance pour ainsi dire anticontemplative qui ne leur laisse voir la vie de l'Église que du dehors, pour ainsi dire, comme si l'on considérait du dehors les vitraux d'une cathédrale au lieu de les voir du dedans sous la douce lumière qui doit les éclairer.
Cette hébétude de l'esprit empêche surtout d'entendre la grande prédication de Dieu, qui parle à sa manière par les grands événements contemporains. Il y a, à l'heure actuelle, dans le monde deux tendances universelles radi­calement contraires, au-dessus des nationalismes plus ou moins opposés entre eux: d'un côté c'est l'universalisme du règne du Christ qui veut attirer à Dieu, vérité et vie suprême, les âmes des hommes des diverses nations; - d'autre part c'est le faux universalisme, qui s'appelle communisme, qui attire les âmes en sens inverse vers le matérialisme, le sensualisme et l'orgueil, de telle façon que se vérifie non seulement pour des individus, mais pour des peuples entiers, comme la Russie, la parabole de l'enfant prodigue.
Le grand problème actuel se trouve dans le conflit de l'universalisme du règne du Christ et de l'Église, qui libère les âmes, et le communisme, qui les conduit à l'ab­jection matérialiste et à l'oppression des faibles sous l'or­gueil des démagogues et des meneurs[162].
En ce conflit, il faudrait recourir à la prière et à la péni­tence, non moins qu'à l'étude et au travail apostolique. C'est ce que la Vierge Mariedit à Lourdes: « Priez et fai­tes pénitence »
Tels sont les défauts de l'esprit qui existent en nous à des degrés divers: curiosité, précipitation à savoir ce qui est inutile, insouciance, incurie à l'égard de ce qui est l'uni­que nécessaire: Dieu et notre salut; - orgueil de l'es­prit, aveuglement et sottise spirituelle, qui finit par juger de tout par ce qu'il y a de plus infime et de plus mesquin, tandis que la sagesse juge de tout par la cause suprême et la fin ultime.
Comment porter remède à ce désordre dont nous souf­frons tous plus ou moins ?



Le principe de celle purification active de l'intelligence.
Comment la réaliser ?

Cette purification doit se faire par le progrès de la vertu de foi, comme la purification de la mémoire immergée dans le temps par le progrès de l'espérance de la béati­tude éternelle.
Saint Thomas nous dit[163] : « Pour se dégager de l'at­tachement aux choses sensibles et s'élever vers Dieu, il faut d'abord la foi en Dieu; la foi est le premier principe de la purification du cœur pour nous libérer de l'erreur, et la foi vive unie à la charité parfait cette purification. » Il faut que l'intelligence qui dirige la volonté soit ainsi elle-même purifiée[164], autrement la racine de la volonté serait viciée ou déviée, mêlée d'erreur.
Cette purification se fait en jugeant de plus en plus selon l'esprit de foi. Comme le remarque Cajetan[165], la foi nous porte d'abord à adhérer aux vérités révélées à cause de l'autorité de Dieu qui les révèle; puis elle porte à considérer et à juger toutes choses d'après ces vérités. Cela est vrai même de celui qui, en état de péché mortel, a conservé la foi, par laquelle il se préserve de fautes plus graves, comme le vol, l'homicide, et par laquelle il juge qu'il faut aller à la messe, et ne pas refuser d'entendre la parole de Dieu. Ces divers jugements peuvent se faire sans les dons du Saint-Esprit, qui ne se trouvent pas dans l'homme en état de péché mortel, mais alors ils n'ont point toute la perfection qu'il faudrait; dans le juste, ils reçoivent cette perfection des dons; alors ils sont produits d'une manière différente, sous l'inspiration du Saint-Esprit; c'est ainsi que le don de sagesse porte à juger selon une certaine connaturalité ou sympathie aux cho­ses divines. Ainsi parle Cajetan, et beaucoup de théologiens s'expriment à peu près de même.
Non seulement il faut adhérer fermement aux véri­tés de foi, mais il faut juger d'après elles de ce que nous avons à penser, à dire, à faire ou à éviter dans la vie. C'est là juger selon l'esprit de foi, et non pas selon l'es­prit de nature ou le naturalisme pratique.
Saint Jean de Croix nous dit que la foi, qui est obs­cure, nous éclaire[166]. Elle est obscure parce qu'elle nous fait adhérer à des mystères que nous ne voyons pas; mais ces mystères, qui sont ceux de la vie intime de Dieu, éclai­rent pourtant beaucoup notre intelligence, puisqu'ils ne cessent de nous exprimer la bonté de Dieu, qui nous a créés, qui nous a élevés à la vie de la grâce, qui nous a envoyé son Fils unique pour nous racheter, son Fils qui se donne à nous dans l'Eucharistie, pour nous conduire à la vie éternelle.
La foi est obscure, mais elle éclaire pourtant notre intelligence en notre voyage vers l'éternité. Elle est très supérieure aux sens et à la raison, elle est le moyen pro­chain de l'union à Dieu, qu'elle nous fait connaître infailliblement et surnaturellement dans l'obscurité[167].
Elle est très supérieure à toutes les évidences sensibles et intellectuelles qu'on peut avoir ici-bas. Ce qui est évi­dent pour nos sens, c'est du sensible, non pas du spiri­tuel, ce n'est donc pas Dieu même. Ce qui est évident pour notre raison, c'est ce qui lui est proportionné, c'est par­fois une vérité sur Dieu, son existence, par exemple, mais ce n'est pas la vie intime de Dieu, qui dépasse notre rai­son, et même les forces naturelles de l'intelligence angéli­que.
Pour voir la vie intime de Dieu, il faudrait mourir et avoir reçu la vision béatifique.
Or, la foi nous fait dès ici-bas atteindre cette vie intime de Dieu dans la pénombre, dans l'obscurité.
Par suite, celui qui préférerait à la foi infuse des visions se tromperait, même si ces visions étaient d'ori­gine divine, car il préférerait ce qui est superficiel et extérieur, ce qui est accessible à nos facultés à ce qui les dépasse. Il préférerait les figures à la réalité divine. Il perdrait le sens du mystère; il s'éloignerait de la vraie contemplation en s'éloignant de cette divine obscu­rité[168].
La foi, qui est obscure, nous éclaire un peu comme la nuit, qui, en nous entourant de ténèbres, nous permet pourtant de voir les étoiles et par elles les profondeurs du firmament. Il y a ici un clair-obscur extrêmement beau. Pour voir les étoiles, il faut que le soleil se cache, il faut que la nuit commence. Chose étonnante, dans l'obscurité de la nuit nous voyons beaucoup plus loin que le jour, nous voyons jusqu'aux étoiles extrêmement éloignées, qui nous révèlent l'immense étendue du ciel. Le jour nous ne voyons qu'à quelques kilomètres, la nuit nous voyons à des millions de lieues.
De même les sens et la raison ne nous permettent de voir que ce qui est d'ordre naturel, à leur portée, tandis que la foi, bien qu'elle soit obscure, nous ouvre le monde surnaturel et ses infinies profondeurs, le règne de Dieu, sa vie intime, ce que nous verrons sans voile et claire­ment dans l'éternité.
Voilà ce que dit et redit constamment saint Jean de la Croix, et c'est comme le commentaire de la définition de la foi donnée par saint Paul[169], définition que saint Thomas résume en disant: « La foi est une vertu de l'intelligence, par laquelle commence en nous la vie éternelle, puisqu'elle nous fait adhérer au mystère de la vie intime de Dieu que nous verrons dans l'éternité.[170] »
Il s'ensuit que pour vivre de la foi, il faudrait tout con­sidérer sous sa lumière : Dieu d'abord, nous-mêmes, les autres, amis ou étrangers, et tous les événements agréa­bles ou pénibles. Il faudrait les voir, non seulement du point de vue sensible, et du point de vue rationnel, mais du point de vue surnaturel de la foi, ce qui serait consi­dérer toutes choses pour ainsi dire avec l'œil de Dieu, ou un peu comme Dieu le voit[171].
D'où la nécessité manifeste de purifier notre esprit de la curiosité, en ne préférant plus l'étude du secon­daire, de l'accessoire, et quelquefois de ce qui est inutile à la méditation attentive de l'unique nécessaire, à la lec­ture de l'Évangile et de tout ce qui peut vraiment nour­rir l'âme[172]. C'est ce qui montre l'importance de la lec­ture spirituelle, à côté de l'étude et distincte d'elle.
D'où la nécessité, non pas de dévorer des livres pour paraître au courant et pouvoir en parler, mais de lire ce qui convient à la vie de l'âme, en esprit d'humilité pour nous en pénétrer, le mettre en pratique et faire un vrai bien aux autres[173]. Rappelons-nous ce que dit saint Paul (Rom., XII, 3): « Je dis à chacun de ne pas s'estimer plus qu'il ne faut, non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem.[174] »
D'où la nécessité d'éviter la précipitation dans le juge­ment, source de tant d'erreurs[175], d'éviter plus encore la ténacité[176], l'entêtement dans le jugement propre, et de la corriger par la docilité aux directions de l'Église, à celles de notre guide spirituel, par la docilité aussi au Saint-Esprit, qui veut être notre maître intérieur pour nous faire vivre de plus en plus cette vie de foi et nous y donner un avant-goût de la vie du ciel.
Alors la considération des détails ne nous ferait plus perdre la vue de l'ensemble, comme il arrive souvent, lorsque les arbres vus de trop près empêchent de voir la forêt. Ceux qui disent que le problème du mal est insolu­ble, et qui y trouvent une occasion de chute, s'absorbent dans la constatation douloureuse de certains détails très pénibles et perdent la vue d'ensemble du plan providen­tiel, où tout est ordonné au bien de ceux qui aiment le Seigneur.
L'étude trop méticuleuse des détails nous fait mésesti­mer la première vue globale des choses; celle-ci, pourtant, lorsqu'elle est pure, est déjà élevée et salutaire. Ainsi lorsque l'enfant chrétien voit le ciel étoilé, il y trouve un signe splendide de l'infinie grandeur de Dieu. Plus tard, s'il s'absorbe dans l'étude scientifique des diverses cons­tellations, il lui arrive d'oublier la vue d'ensemble, à laquelle finalement l'intelligence doit revenir pour en mieux saisir l'élévation et la profondeur. Si peu de science éloigne de la religion, a-t-on dit, beaucoup de science y ramène[177].

De même les grands faits surnaturels qui sont produits par Dieu, pour éclairer les simples et les sauver, comme le fait de Lourdes, sont assez faciles à saisir pour ceux qui ont le cœur pur. Ils en voient vite l'origine surnaturelle, le sens et la portée. Si l'on oublie ce point de vue à la fois simple et supérieur pour s'absorber dans l'étude des détails considérés du point de vue matériel, il se peut qu'on n'y trouve plus qu'une énigme indéchiffrable, et parfois la bouteille à l'encre. Alors, pendant que les savants disser­tent à perte de vue sans pouvoir conclure, Dieu fait son œuvre auprès de ceux qui ont le cœur pur. Finalement une science plus profonde, accompagnée d'humilité, ramène à la vue d'ensemble primitive pour la confirmer, pour reconnaître l'action de Dieu et le bien profond fait aux âmes. Ainsi, après une vie consacrée à l'étude de la philosophie et de la théologie, on aime à revenir à la sim­plicité de la foi des patriarches, Abraham, Isaac, Jacob, aux paroles des psaumes, aux paraboles de l'Évangile. C'est la purification de l'intelligence qui dispose à la con­templation.





CHAPITRE X


La purification active de la volonté

Tu es Deus, fortitudo mea. (PS. XLII, 2.)
La force de notre volonté vient de sa
docilité à l'égard de Dieu.



Nous avons vu que l'intelligence doit être purifiée, non seulement de l'erreur, de l'ignorance, de l'entêtement, de l'aveuglement spirituel, mais aussi de la curiosité, qui donne trop d'importance au secondaire et pas assez au principal, alors qu'il faudrait ordonner le travail intellec­tuel à Dieu, fin dernière, et au bien des âmes. Il faut parler maintenant de la purification et de l'éducation de la volonté.
La volonté ou appétit rationnel, très supérieur à l'ap­pétit sensitif, est une faculté qui se porte sur le bien connu par l'intelligence; elle a pour objet le bien dans toute son universalité, ce qui lui permet de s'élever à l'amour de Dieu, souverain Bien[178]. Tandis que chacune des autres facultés se porte vers son bien à elle, la vue vers ce qui est visible, l'intelligence vers le vrai intelli­gible, la volonté se porte vers le bien de l'homme tout entier. C'est pourquoi elle applique les autres facultés à l'exercice de leurs actes, par exemple l'intelligence à la recherche du vrai. C'est pourquoi aussi, si la volonté est foncièrement droite, l'homme est bon; il n'est pas seulement un bon mathématicien, ou un bon physicien, il est un homme de bien, ou, comme il est dit dans l'Évangile, un « homme de bonne volonté »; si, au con­traire, la volonté n'a pas la rectitude qu'il faudrait, si elle ne se porte pas vers le vrai bien de l'homme tout entier, celui-ci peut être un bon logicien, un bon peintre, un bon musicien, mais il n'est pas un homme de bien; c'est un égoïste, dont les vertus, plus apparentes que réelles, sont inspirées par l'orgueil, l'ambition ou la crainte des difficultés et des ennuis.
Ainsi la volonté libre donne non seulement à ses actes propres (ou élicites), mais encore aux actes des autres facultés qu'elle commande (actes impérés), leur liberté et leur mérite ou démérite. Et donc régler la volonté, c'est régler l'homme tout entier. Mais il y a en elle des défauts, des déviations, qui sont la suite et du péché originel et de nos péchés personnels.


Du principal défaut de la volonté : l'égoïsme


La force de la volonté pour se mouvoir et porter à l'acte les autres facultés vient de sa docilité à l'égard de Dieu, de sa conformité à la volonté divine, parce que alors, par la grâce, la force divine passe en elle. C'est le grand principe qui domine toute cette question.
On voit tout le sens et la portée de ce principe en se rappelant que, dans l'état de justice originelle, tant que la volonté fut soumise à Dieu par l'amour et l'obéissance, elle eut la force de commander complètement aux passions et d'écarter tout désordre de la sensibilité; les pas­sions étaient alors totalement soumises à la volonté vivi­fiée par la charité[179].
Depuis le péché originel, nous naissons sans la grâce sanctifiante et la charité, avec une volonté détournée de Dieu, fin dernière surnaturelle, et faible pour l'accomplis­sement de nos devoirs même d'ordre naturel[180].
Sans tomber dans l'exagération des premiers protes­tants et des jansénistes, il faut dire que nous naissons avec une volonté portée à l'égoïsme, à l'amour désordonné de soi-même. C'est la blessure dite de malice[181] qui se manifeste souvent par un gros égoïsme, auquel on devrait prendre garde, et qui se mêle à tous nos actes. Il s'ensuit que la volonté, devenue faible par son manque de doci­lité à Dieu, n'a plus un pouvoir absolu sur les facultés sensibles, mais seulement une sorte de pouvoir moral ou de persuasion pour les amener à se soumettre.
Sans doute, depuis le baptême, qui nous a régénérés en nous donnant la grâce sanctifiante et la charité, cette blessure comme les autres est en voie de cicatrisation. Mais elle se rouvre aussi par suite de nos péchés person­nels.
Le défaut principal de la volonté est ce manque de rectitude appelé l'amour-propre, ou amour déréglé de soi-même, qui oublie l'amour dû à Dieu et celui que nous devons avoir pour le prochain. L'amour-propre ou égoïsme est manifestement la source de tous les péchés[182]. De là naissent « la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux, l'orgueil de la vie »[183]. La sensibilité qui n'est plus fermement conduite porte à l'irréflexion, à l'empressement fiévreux, à l'agitation stérile, à la recherche égoïste de tout ce qui plaît, à la fuite de tout ce qui coûte, à la nonchalance, au découragement, où l'on voit que la volonté a perdu sa force, et à toutes sortes de mauvais exemples[184].
Il est clair que la volonté propre, qui se définit: celle qui n'est pas conforme à la volonté de Dieu, est la source de tout péché; et elle est fort dangereuse parce qu'elle peut tout corrompre; même ce qu'il y a de meilleur en soi devient mauvais quand elle s'y mêle, car elle se prend pour fin, au lieu de se subordonner à Dieu. Si le Sei­gneur l'aperçoit dans un jeûne, un sacrifice, il les rejette, parce qu'il y voit une œuvre divine accomplie par orgueil, pour se faire valoir. Or, la volonté propre naît de l'amour-propre ou égoïsme, c'est un amour-propre renforcé devenu impérieux.


Au sujet de l'amour-propre ou égoïsme, on peut tom­ber dans deux erreurs contraires: l'utilitarisme et le quiétisme. L'utilitarisme théorique ou pratique ne voit pas dans l'égoïsme un mal, mais une force qu'on doit modérer. Cette doctrine, qui ramène la vertu à une affaire, est la suppression de toute morale; elle réduit à l'utile et au délectable le bien honnête, objet de la vertu et du devoir, qui mérite d'être aimé pour lui-même et plus que nous, indépendamment des avantages ou du plaisir qui en résultent: « Fais ce que dois, advienne que pourra. » L'utilitarisme pratique conduit à l'orgueil, qui porte à se faire centre de tous ceux qui vivent autour de nous; c'est l'orgueil de domination, manifeste ou caché.
D'autre part, le quiétisme[185] a voulu réprouver tout amour intéressé, même celui de la récompense éternelle comme s'il y avait un désordre dans l'espérance chré­tienne, du fait qu'elle est moins parfaite que la charité[186].
Sous ce prétexte de désintéressement absolu, bien des quiétistes tombèrent dans la paresse spirituelle, qui se désintéresse de la sanctification et du salut.[187]
Il est clair qu'il est fort utile de penser au salut et à la béatitude éternelle pour travailler à faire mourir en nous ce principal défaut de notre volonté qui est l'amour déré­glé de nous-mêmes. C'est de lui que saint Augustin a dit[188]: « Deux amours ont fait deux cités: l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes, l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu, témoin de sa conscience. L'une, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute; l'autre dit à son Dieu: « Gloria mea, exaltans caput meum : Vous êtes ma gloire, et c'est vous qui élevez ma tête. Celle-là dans ses victoires se laisse vaincre par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouver­nants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là dans ses prin­ces aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu: « Sei­gneur, mon unique force, je vous aimerai. » On ne se lasserait pas de citer ici saint Augustin[189].
Il faut une grande purification et éducation chrétienne de la volonté pour faire disparaître tout amour desor­donné de soi-même; c'est là le résultat en nous du pro­grés de la charité, « qui unit l'homme à Dieu, pour que l'homme vive non pas pour soi, mais pour Dieu; ut homo non sibi vivat, sed Deo »[190].
L'égoïsme est comme le cancer de la volonté qui la ravage de plus en plus, tandis que la grâce sanctifiante devrait être en elle comme une forte racine qui s'enfonce toujours plus dans le sol pour y puiser les sucs nourri­ciers et les tranformer en sève fécondante; pensons à la valeur de cette grâce habituelle, appelée « grâce des ver­tus et des dons » à cause de divers principes prochains d'actes méritoires qui dérivent d'elle. Pensons que dans notre volonté pour en décupler et centupler les forces, il faudrait qu'il y etût, et à un haut degré, les vertus de jus­tice, de pénitence, de religion, d'espérance et de charité.
L'auteur de l'Imitation, l. III, c. XXVII, décrit ainsi l'amour désordonné de soi-même: « Jésus-Christ : Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour possé­der tout, et que rien en vous ne soit à vous-même. Sachez que l'amour de vous-même vous nuit plus qu'aucune chose du monde... Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d'aucune chose.
« Ne désirez point ce qu'il ne vous est pas permis d'avoir; renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté intérieure. Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du cœur, avec tout ce que vous pouvez désirer et posséder... Pourquoi vous fatiguer de soins superflus ? Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire. Si vous voulez ceci ou cela, être ici ou là, sans autre objet que de vous satis­faire, vous n'aurez jamais de repos, parce que partout vous trouverez quelque chose qui vous blesse et quel­qu'un qui vous contrarie. »
Le même livre de l'Imitation, l. III, c. LIV, dit fort bien aussi, au sujet des divers mouvements de la nature bles­sée, et qui reste blessée même après le baptême: « La nature est pleine d'artifice, elle attire, elle surprend, elle séduit, elle se recherche elle-même[191]... Elle ne veut point être assujettie, ni se soumettre volontairement... Elle travaille pour son intérêt propre et calcule le bien qu'elle peut retirer des autres... Elle aime recevoir les respects, les honneurs... elle craint la confusion et le mépris; elle recherche les choses curieuses et belles, elle convoite les biens du temps, s'afflige d'une légère injure. La nature est avide et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne, elle aime ce qui lui est propre et particulier; elle se glorifie d'un rang élevé, d'une naissance illustre, elle sourit aux puissants, flatte les riches; elle est prompte à se plaindre de ce qui lui manque et de ce qui la blesse; elle est curieuse de nouvelles, elle veut se montrer et voir, s'attirer la louange et l'admiration...
« La grâce agit tout autrement, elle enseigne à répri­mer les sens, à fuir la vaine complaisance de l'ostentation, à cacher humblement ce qui mérite l'éloge et l'estime, à ne rechercher en tout que l'honneur et la gloire de Dieu. Cette grâce est une lumière surnaturelle, un don spécial de Dieu, c'est proprement le sceau des élus, c'est le gage du salut éternel. Elle élève l'homme jusqu'à l'amour des biens célestes et le spiritualise. Et donc, plus ce qu'il y a de déréglé dans la nature est affaibli et vaincu, plus la grâce se répand avec abondance, et chaque jour, par de nouvelles effusions, elle rétablit au-dedans de l'homme l'image de Dieu. »


Sainte Catherine de Sienne, dans son Dialogue, ch. LI, montre vivement quels sont les effets de l'amour-propre: « L'âme, y est-il dit, ne peut vivre sans amour, il lui faut toujours quelque chose à aimer... Mais l'amour désordonné de soi-même conduit au mépris de la vertu... Cet amour obscurcit et rétrécit le regard de l'intelli­gence, qui ne discerne plus et ne voit plus, sinon dans ce faux jour. La lumière dans laquelle l'intelligence perçoit désormais toutes choses, c'est ce faux éclat de bien, ce clinquant de plaisir, auquel s'attache maintenant l'amour... L'âme n'en retire qu'orgueil et impatience.[192] »
On lit dans le même Dialogue, ch. CXXII: « L'amour-propre a empoisonné le monde et le corps mystique de la sainte Église; il a couvert de plantes sauvages et fétides le jardin de l'Épouse... » C'est l'amour-propre qui rend injuste envers Dieu, à qui on ne rend plus la gloire qui lui est due, et envers les âmes, auxquelles on ne donne plus les vrais biens sans lesquels elles ne peuvent vivre. Finalement l'amour-propre, qui renverse en notre volonté l'ordre voulu par Dieu, conduit au trouble, au découragement, à la discorde, à toutes les divisions, il fait perdre totalement la paix. Celle-ci, qui est la tranquillité de l'ordre, ne se trouve vraiment qu'en ceux qui aiment Dieu plus qu'eux-mêmes et par-dessus tout.
Voir aussi Tauler partout où il parle de la nécessité de purifier notre vouloir foncier[193].



La purification de la volonté
par le progrès de l'amour de Dieu

Comment rendre à la volonté plus ou moins affaiblie et viciée sa force pour le bien, la vraie force qui lui fasse vaincre la paresse spirituelle, et cette autre faiblesse cachée sous un masque d'énergie, qu'est l'orgueil ? Pour cela il faut se rappeler l'harmonie qui existait dans l'état de justice originelle où, tant que la volonté de l'homme était docile, conforme à celle de Dieu, elle avait la grâce et la force de dominer les passions, de prévenir tout écart, d'où dérivent le désordre et le découragement.
Il faut donc, pour renouveler nos énergies spirituelles, rendre notre volonté de plus en plus docile à la volonté de Dieu, qui nous donnera alors des grâces toujours nou­velles pour avancer sur la voie de la perfection.
L'éducation de la volonté doit se faire par le progrès des vertus qui doivent se trouver en elle: vertu de justice qui rend à chacun ce qui lui est dû, de religion, qui rend à Dieu le culte que nous lui devons, de pénitence, qui répare l'injure du péché, d'obéissance aux supérieurs, de véracité ou de loyauté, surtout de charité, d'amour de Dieu et du prochain[194].
De ce point de vue supérieur, la force de volonté d'un Napoléon paraît peu de chose à côté de celle de ce men­diant sublime que fut saint Benoît-Joseph Labre, ou à côté de celle de l'humble Curé d'Ars. Aux premiers siècles, la force de volonté des vierges chrétiennes, comme Agnès et Cécile, était incomparablement supérieure à celle de leurs bourreaux.
En la pratique de toutes les vertus, la docilité à la volonté divine suppose l'abnégation de la volonté propre, c'est-à-dire de la volonté non conforme à celle de Dieu. Seul l'esprit de sacrifice, en faisant mourir en nous l'amour déréglé de nous-même, peut assurer la première place à l'amour de Dieu et nous donner la paix. Il est impossible d'avoir la paix profonde de l'âme sans esprit de sacrifice. C'est ce qui faisait dire à Notre-Seigneur : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce[195] »; « Si le grain de blé tombe en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit... Celui qui aime sa vie (de façon égoïste) la per­dra; celui qui hait sa vie en ce monde (qui a une vie sacrifiée) la conservera pour la vie éternelle.[196] » - En esprit d'abnégation, nous devons être prêts à tout aban­donner pour faire la volonté de Dieu telle qu'elle nous sera manifestée. Nous devons dire avec le psalmiste: « Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum: Seigneur, mon cœur est prêt. » (Ps. CVII, 2.) Comme saint Paul à l'instant de sa conversion, nous devons prier ainsi chaque jour: « Domine, quid me vis facere ? Seigneur que voulez-vous que je fasse ? » (Act., XI, 6.)


Cette purification de la volonté, pour en écarter l'égoïsme et la volonté propre, est-elle difficile ? -En certaines personnes, par, suite de fautes réitérées, elle est très difficile, et en tous elle est même impossible sans la grâce divine. Seul, en effet, l'amour de Dieu, qui est le fruit de la grâce, peut triompher de l'amour-propre et le faire mourir. Mais si cet amour de Dieu grandit en nous, ce qui était d'abord difficile devient facile. En ce sens Notre-Seigneur a dit: « Mon joug est doux et mon far­deau est léger » (Matth, XI, 30).
Cette mortification de la volonté propre est facilitée dans la vie religieuse par la pratique de l'obéissance, qui rectifie et fortifie considérablement la volonté en la ren­dant quotidiennement et de plus en plus conforme à la volonté divine manifestée par la règle et les ordres des supérieurs.
Pour arriver à purifier et fortifier la volonté, il faut agir selon les convictions profondes de la foi chrétienne, et non pas selon l'esprit propre, plus ou moins ver­satile selon les circonstances et les mouvements de l'opi­nion. Après avoir réfléchi devant Dieu et prié pour obte­nir sa grâce, il faut agir avec décision dans le sens du devoir ou de ce qui semble le plus conforme à la volonté divine. La vie est courte et nous n'en avons qu'une, il ne faut pas la perdre à des riens. De plus, il faut, avec esprit de suite, vouloir fermement et constammentt ce qui nous parait être le devoir. On évite ainsi et les fluctuations de velléités successives, contraires les unes aux autres, et la violence déraisonnable. La vraie force de la volonté est calme, et c'est ainsi qu'elle est persévérante, qu'elle ne se décourage pas par l'insuccès momentané ni par quel­ques blessures reçues. On n'est vaincu que lorsqu'on a abandonné la lutte. Et celui qui travaille pour le Sei­gneur met sa confiance, non pas en soi, mais en Lui.
En fin de compte, la volonté forte est celle qui s'appuie, non pas sur le cran d'orgueil obstiné, mais sur Dieu, sur sa grâce, que nous devons demander humblement et avec confiance tous les jours. Si nous demandons pour nous avec humilité, confiance et persévérance les grâces néces­saires à la sanctification et au salut, elle nous seront infailliblement accordées en vertu, de la promesse « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira » (Matth., VII, 7). La vraie force de la volonté, effet de la grâce divine, se puise dans la vraie prière, humble, confiante et persévérante[197].
C'est là la véritable éducation surnaturelle de la volonté. La prière est notre force en notre faiblesse. C'est ce qui faisait dire à saint Paul: « Je puis tout en celui qui me fortifie » ( Phil., IV, 13). C'est ce que doit se dire celui qui se voit obligé de subir le martyre plutôt que de renier la foi chrétienne. Dieu ne commande jamais l'impossible et donne à ceux qui la demandent bien la grâce pour être fidèle au milieu des plus grandes épreuves. Alors la volonté devient forte, de cette force divine dont parle le Psalmiste en disant: Dominus fortitudo mea. Alors par la grâce divine la volonté humaine participe à la puis­sance de Dieu et se libère de l'amour-propre, de l'attrait de tout ce qui nous détourne de Dieu et nous empêche d'être pleinement à Lui. Ainsi l'abnégation et l'esprit de sacrifice sont la voie inévitable de l'union divine, où l'amour de Dieu est finalement victorieux de l'amour-propre ou de l'égoïsme. Celui qui a cette sainte haine du moi fait d'amour-propre et d'orgueil, sauve son âme pour l'éternité et obtient dès ici-bas une paix et une union à Dieu qui est un avant-goût de l'éternelle vie,



L'esprit de détachement


Sur la parfaite abnégation de la volonté propre, saint Jean de la Croix donne une doctrine profonde dans la Montée du Carmel, l. III, ch. XV et suivants. Il indique le chemin le plus direct pour arriver à une haute perfec­tion, et comment l'austérité de la voie étroite conduit à la suavité de l'union divine. Si l'on se rappelle l'élévation du but qu'il poursuit, on ne trouvera pas exagérée l'abné­gation qu'il demande. Celui qui veut faire l'ascension d'une montagne ne s'arrête pas aux premières difficultés, il sait qu'il faut de l'énergie, et il s'entraîne à l'avance. De même celui qui veut vraiment marcher vers le som­met de la perfection.
Résumons cet enseignement de saint Jean de la Croix sur le détachement à l'égard des biens extérieurs, et à l'égard des biens de l'esprit et du cœur, en un mot de tout ce qui n'est pas Dieu et sa volonté.
Nous devons nous détacher des biens extérieurs, riches­ses et honneurs. « Divitiae, si affluant, nolite cor appo­nere. Si vos richesses s'accroissent, n'y attachez pas votre cœur » (Ps. LXI, 11).
C'est ce que dit saint Paul (I Cor., VII, 31): « Le temps est court,... il faut que ceux qui se réjouissent soient comme ne se réjouissant pas, et ceux qui usent du monde, comme n'en usant pas, car elle passe, la figure de ce monde. » Même ceux qui ne pratiquent pas effective­ment le conseil de pauvreté évangélique doivent en avoir l'esprit s'ils veulent tendre à la perfection.
Nous devons nous détacher des biens du corps, de la beauté, de la santé elle-même; ce serait une aberration d'y tenir plus qu'à l'union à Dieu. Et nous tenons à la santé beaucoup plus que nous ne le pensons; si elle nous était irrémédiablement enlevée, ce serait pour nous un vrai sacrifice, qui peut nous être demandé. Tout cela pas­sera comme une fleur qui se fane.
Il faut éviter toute complaisance dans les vertus que nous pouvons avoir; ce serait vanité et peut-être mépris du prochain; le chrétien doit estimer les vertus, non pas en tant qu'elles sont en lui comme un bien propre, mais en tant qu'elles conduisent à Dieu.
Lorsque nous recevons des consolations dans la prière, il ne faut pas s'y arrêter avec satisfaction; ce serait faire de ce moyen d'aller à Dieu un obstacle qui nous empêche­rait de parvenir jusqu'à lui; ce serait s'arrêter de façon égoïste à quelque chose de créé et faire du moyen une fin. On s'engagerait ainsi sur la voie de l'orgueil spiri­tuel et de l'illusion[198]. Tout ce qui brille n'est pas or; et il faut être attentif à ne pas confondre le simili-dia­mant avec le vrai. Rappelons-nous la parole du Sei­gneur: « Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et tout le reste (tout ce qui est utile à votre âme et même à votre corps) vous sera donné par surcroît. »
Ceci fait comprendre que l'adversité nous est bonne pour nous délivrer de l'illusion et nous faire retrouver le vrai chemin.
Enfin si quelqu'un recevait des grâces extraordinaires, comme le don de prophétie, il faudrait éviter toute atta­che à cette faveur divine et vivre à son égard dans un saint détachement, en se rappelant les paroles de saint Paul (I Cor., XIII, 1): « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne et une cymbale qui retentit. »
Notre-Seigneur dit aussi à ses apôtres (Luc, X, 19) : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis (de ce que vous chassez les démons); mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux.[199] »
Saint Jean de la Croix[200] dit au sujet de l'éloquence : « Je reconnais qu'un style relevé de beaux gestes, une haute doctrine et un noble langage peuvent produire un grand effet, mais c'est quand la piété y met la vie, car sans cet esprit que reste-t-il ? Les sens ont été charmés comme l'intelligence, mais ni chaleur ni sève n'ont péné­tré la volonté. Au lieu d'être prête à tout, elle se retrouve, comme auparavant, lâche et détendue, malgré les choses merveilleuses qui ont été dites avec un art parfait... Tou­tes les choses admirables qu'on vient d'entendre se dis­sipent dans l'oubli, puisque rien n'a enflammé la volonté. De soi, une telle éloquence reste stérile, parce que la sen­sibilité seule s'éprend de la doctrine et empêche celle-ci de pénétrer dans l'esprit. » D'où la nécessité chez le pré­dicateur de purifier grandement soit intention pour que sa parole porte vraiment des fruits de vie qui durent pour l'éternité. Pour cela il faut que son âme vive de l'esprit d'immolalion ou de sacrifice, qui assure la première place en elle à l'amour de Dieu et des âmes en Dieu.
Le fruit de la purification de la volonté dont nous venons de parler est la paix, la tranquillité de l'ordre où l'âme est établie à l'égard de Dieu et du prochain. Cette paix n'est pas toujours la joie, mais elle tend à devenir de plus en plus profonde et plus haute et à rayonner même sur les âmes les plus troublées, en leur donnant la lumière de vie. C'est ce que dit Notre-Seigneur: « Bienheureux les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu. » Ils le feront connaître et le feront aimer.



Pour conclure pratiquement, chacun doit, en s'exami­nant, se demander: l'esprit d'abnégation augmente-t-il ou diminue-t-il en moi ? S'il n'y avait même plus le minimum de mortification extérieure, c'est un signe que la mortifi­cation intérieure aurait disparu, qu'il n'y aurait plus en nous de tendance vers la perfection, et nous serions comme le sel qui s'est affadi.
Il faut ici se rappeler que « dans la voie de Dieu, ne pas avancer c'est reculer ». Et que serait une vie religieuse et une vie sacerdotale où pourrait se constater un pro­grès de plus en plus lent, comme le mouvement de la pierre lancée en l'air et qui bientôt va retomber ? Un pro­grès uniformément retardé est suivi de recul. Il faudrait, au contraire, surtout dans la vie religieuse et sacerdotale, que ce progrès soit pour ainsi dire uniformément accéléré, semblable au mouvement de la pierre qui tend vers le centre de la terre qui l'attire. Les âmes doivent, en effet, marcher d'autant plus vite vers Dieu, qu'elles se rappro­chent de Lui et qu'elles sont plus attirées par Lui[201].
Disons au Seigneur: « Mon Dieu, faites-moi connaître les obstacles que je mets d'une façon plus ou moins cons­ciente au travail de la grâce en moi; montrez-les-moi ces obstacles, au moment où je vais les mettre. Donnez-moi la force de les écarter, et si j'étais négligent à le faire, dai­gnez les écarter vous-même, dussé-je en souffrir beaucoup. Je ne veux que Vous, Seigneur, l'unique nécessaire, et faites que ma vie, dès ici-bas, soit comme la vie éternelle commencée. »
Celui qui ferait souvent ce que dit cette prière avance­rait beaucoup, ses progrès resteraient écrits au livre de vie; il recevrait, certes, beaucoup de croix, mais il serait porté par elles plus qu'il ne les porterait, comme l'oiseau est porté par ses ailes plus qu'il ne les porte. C'est ce que dit l'Imitation, l. II, c. XII, 5: « Si vous portez de bon cœur votre croix, elle-même vous portera et vous con­duira au terme désiré, où vous cesserez de souffrir, mais ce ne sera pas en ce monde. » C'est là le vrai chemin pour entrer dans le royaume de Dieu et dans l'intimité du royaume.




CHAPITRE XI

De la guérison de l'orgueil



Pour compléter ce que nous avons dit sur la purifica­tion active de l'intelligence et de la volonté, il faut parler spécialement de la guérison de deux maladies spirituelles qui conduiraient à la mort: l'orgueil et la paresse spiri­tuelle.
Nous verrons d'abord ce qu'est l'orgueil en général par opposition aux vertus d'humilité et de magnanimité, puis quelles sont les diverses formes de l'orgueil et com­ment en guérir.



La vraie nature de l'orgueil


Pour connaître la vraie nature de l'orgueil, il importe d'abord de noter que c'est un péché de l'esprit, en soi moins honteux, moins avilissant, mais plus grave, dit saint Thomas[202], que les péchés de la chair, parce qu'il nous détourne davantage de Dieu. Les péchés de la chair ne sauraient être dans le démon, qui s'est irrémé­diablement perdu par son orgueil. L'Écriture dit à plu­sieurs reprises que « l'orgueil est le commencement de tout péché[203] », parce qu'il écarte l'humble soumission et l'obéissance de la créature à Dieu. Le premier péché du premier homme fut un péché d'orgueil[204] : le désir de la science du bien et du mal[205], pour pouvoir se con­duire seul, sans avoir à obéir. Pour saint Thomas[206], l'orgueil est plus qu'un péché capital, c'est la source des péchés capitaux, et particulièrement de la vaine gloire, qui est un de ses premiers effets.
Plusieurs se trompent, du moins pratiquement, sur la vraie nature de l'orgueil, et peuvent par suite approuver, sans le vouloir, la fausse humilité, qui est une forme de l'orgueil caché, plus dangereux que celui qui s'étale et devient ridicule.
La difficulté qu'on trouve à déterminer exactement la vraie nature de l'orgueil provient de ce qu'il s'oppose non pas seulement à l'humilité, mais aussi à la magnanimité, qui est parfois confondue avec lui[207]. Nous devons être attentifs à ne pas confondre pratiquement la magna­nimité des autres avec la superbe, ni notre pusillanimité ou timidité, avec l'humilité véritable. Et quelquefois il faut l'inspiration du don de conseil pour bien discerner pratiquement ces choses, pour voir comment l'âme vraiment humble doit être magnanime, et en quoi la fausse humilité se distingue de la vraie. Les jansénistes virent un manque d'humilité dans le désir de la commu­nion fréquente.
Saint Thomas, qui fut très humble et magnanime, détermina fort bien la définition exacte de ces deux ver­tus qui doivent s'unir, et celle des défauts qui leur sont contraires. Il définit l'orgueil: l'amour désordonné de notre propre excellence. Le superbe veut, en effet, paraî­tre supérieur à ce qu'il est réellement. Il y a de la faus­seté dans sa vie. Cet amour désordonné de notre propre excellence est dans cette partie de la sensibilité qui s'ap­pelle l'irascible, lorsqu'il porte sur les biens sensibles, par exemple chez celui qui s'enorgueillit de sa force phy­sique. Il est dans la volonté, lorsqu'il se porte sur des biens d'ordre supra-sensible, tel l'orgueil intellectuel et l'orgueil spirituel. Ce défaut de la volonté suppose que notre intelligence considère plus qu'il ne faut nos propres mérites et les insuffisances d'autrui, qu'elle exagère pour nous élever au-dessus d'eux.
Cet amour de notre propre excellence est dit désor­donné en ce sens qu'il est contraire à la droite raison et à la loi divine. Il s'oppose directement à l'humble soumis­sion de la créature défectible et déficiente devant la grandeur de Dieu. Il est fort différent du légitime désir des grandes choses conformes à notre vocation. Un soldat magnanime peut et doit désirer la victoire pour son pays sans qu'il y ait d'orgueil en cela. Tandis que l'orgueilleux désire immodérément sa propre excellence, le magna­nime se dévoue à une grande cause, supérieure à lui, et il accepte d'avance toutes les humiliations pour arriver à ce qui est pour lui l'accomplissement d'un grand devoir.
L'orgueil est donc, comme le dit saint Augustin[208], un amour pervers de la grandeur; il nous porte à imiter Dieu à contresens; en ne supportant pas l'égalité de nos semblables et en voulant leur imposer notre domination, au lieu de vivre avec eux dans une humble soumission à la loi divine[209].
La superbe s'oppose ainsi plus directement à l'humilité qu'à la magnanimité; pour la pusillanimité, c'est l'in­verse : c'est à la grandeur d'âme qu'elle s'oppose plus directement.
De plus, tandis que l'humilité et la magnanimité sont des vertus connexes qui se complètent et s'équilibrent comme les deux arcs d'une ogive; l'orgueil et la pusilla­nimité sont des vices contraires, comme la témérité et la lâcheté.
D'après ce que nous venons de dire, on comprend que l'orgueil est un voile, un bandeau sur les yeux de l'es­prit. Il nous empêche de voir la vérité, surtout celle relative à la grandeur de Dieu et à l'excellence de ceux qui nous dépassent. Il nous interdit de vouloir être ins­truit par eux ou il nous porte à n'accepter une direction qu'en discutant. L'orgueil fausse ainsi notre vie comme on fausserait un ressort. Il nous empêche de demander la lumière à Dieu qui, dès lors, cache sa vérité aux superbes. L'orgueil nous détourne par suite de la con­naissance affective de la vérité divine, de la contempla­tion, à laquelle dispose au contraire l'humilité. D'où la parole du Sauveur: « Je te rends grâces, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que tu les as révélées aux petits. » Ce qui détourne le plus de la contemplation des choses divines, c'est l'or­gueil de l'esprit. En ce sens, saint Paul a dit: « Scientia inftat, caritas autem aedificat. »



Les différentes formes de l'orgueil


Saint Grégoire[210] énumère plusieurs degrés de l'or­gueil: croire que l'on a par soi-même ce qu'on a reçu de Dieu; - croire qu'on a mérité ce qu'on a gratuitement reçu; - s'attribuer un bien qu'on n'a pas, par exemple une grande science, alors qu'on ne la possède point; - vouloir être préféré aux autres et les déprécier.
Il est rare, sans doute, que l'homme se laisse égarer par l'orgueil jusqu'à rejeter l'existence de Dieu et à dire: « Ni Dieu, ni maître », jusqu'à refuser explicitement de se soumettre à Dieu, comme Lucifer, ou jusqu'à rejeter l'autorité de l'Église, comme les hérétiques formels. Nous reconnaissons bien en théorie que Dieu est notre premier principe, que lui seul est grand et que l'obéissance lui est due. Mais, en pratique, il nous arrive de nous estimer démesurément, comme si nous étions l'auteur des quali­tés qui sont en nous; il nous arrive de nous y complaire en oubliant notre dépendance à l'égard de Celui qui est l'auteur de tout bien, naturel ou surnaturel. Il n'est pas rare de trouver une sorte de pélagianisme pratique chez des hommes qui ne sont nullement pélagiens en théorie.
On exagère ses qualités personnelles en fermant les yeux sur ses défauts; et l'on finit même par se prévaloir comme d'une qualité de ce qui est une déviation de l'es­prit : on croit, par exemple, avoir l'esprit large parce qu'on fait peu de cas des petits devoirs quotidiens; on oublie que pour être fidèle dans les grandes choses, il faut commencer par l'être dans les petites, car la journée se compose d'heures, l'heure de minutes, et la minute de secondes.
On est conduit ainsi à se préférer injustement aux autres, à les rabaisser, à se croire meilleur que certains, qui nous sont pourtant réellement supérieurs.
Ces fautes d'orgueil, souvent vénielles, peuvent deve­nir mortelles si elles nous poussent à des actes grave­ment répréhensibles.
Saint Bernard[211] énumère aussi plusieurs manifesta­tions progressives de l'orgueil : la curiosité, la légèreté d'esprit, la joie sotte et déplacée, la jactance, la singula­rité, l'arrogance, la présomption, le refus de reconnaître ses torts, la dissimulation de ses fautes en confession, la rébellion, la liberté effrénée, l'habitude du péché jusqu'au mépris de Dieu.


On peut considérer aussi les différentes formes de l'orgueil, par rapport aux différents biens, suivant qu'on s'enorgueillit de sa naissance, de sa richesse, de ses qua­lités physiques, de sa science, de sa piété ou de sa préten­due piété.
L'orgueil intellectuel porte certains hommes d'étude à ne pas accepter l'interprétation traditionnelle des dogmes, à les atténuer ou à les déformer pour les harmoniser avec ce qu'ils appellent les exigences de l'esprit. Chez d'autres, cet orgueil se manifeste par une attache singu­lière à leur jugement, au point qu'ils ne veulent même pas écouter les raisons parfois plus fortes de l'opinion adverse. Quelques-uns enfin, qui sont théoriquement dans la vérité, sont si satisfaits d'avoir raison, si remplis de leur science qui leur a tant coûté, que leur âme en est en quelque sorte saturée et qu'elle n'est plus humblement ouverte pour recevoir la lumière supérieure qui vien­drait de Dieu dans l'oraison.
Saint Paul écrivait aux Corinthiens: « Jam saturati estis. Déjà vous êtes rassasiés ![212] » A voir leur suffi­sance, on aurait dit qu'ils étaient arrivés à la pleine royauté messianique, à laquelle les fidèles seront associés dans l'éternelle béatitude.
Si quelqu'un est plein de lui-même, comment recevra­-t-il les dons supérieurs que le Seigneur pourrait et vou­drait lui accorder, pour faire aux âmes un bien profond et les sauver ? On comprend dès lors que l'orgueil intel­lectuel, même chez ceux qui ont théoriquement raison, est un obstacle formidable à la grâce de contemplation et à l'union à Dieu. C'est vraiment un bandeau sur les yeux de l'esprit[213].


L'orgueil spirituel n'est pas un moindre obstacle. Saint Jean de la Croix l'a noté dans La Nuit obscure, l. I, ch. II, à propos des commençants: « A raison, dit-il, de leur état d'imperfection, ils trouvent dans leur ferveur même une source secrète d'orgueil, car ils finissent par se complaire dans leurs œuvres et s'estimer eux-mêmes. C'est pourquoi on les entend parfois en conversation montrer une vanité choquante en agitant des questions de spiri­tualité... Ils se mêlent de donner des leçons plutôt que d'apprendre; ils condamnent dans leur cœur ceux qui ne comprennent pas la dévotion à leur manière... et l'on croirait entendre le pharisien, qui pensait louer Dieu en se vantant de ses œuvres et en méprisant le publicain (Luc, XVIII, 11) ... Ils voient le fétu dans l'œil de leur frère et non pas la poutre dans le leur.
« Lorsqu'il arrive que leurs maîtres spirituels n'ap­prouvent ni leur esprit, ni leurs agissements..., ils déci­dent que ces maîtres ne comprennent par leur esprit et ne sont pas spirituels. Ils se singularisent par des démons­trations extérieures, mouvements, soupirs, attitudes étranges. Le grand nombre recherche les bonnes grâces et l'intimité du confesseur, ce qui est une source de jalou­sies et d'inquiétudes. On arrive à ne plus oser déclarer simplement ses péchés, de peur de se rabaisser, et on finit par s'excuser au lieu de s'accuser. Il y a aussi un confes­seur spécial pour les mauvais cas, l'autre restant réservé à la confidence exclusive du bien. D'autres commençants, par dépit, suite de l'orgueil spirituel, s'attristent outre mesure dès qu'ils ont failli, d'après cette idée qu'ils devraient être déjà saints et ils s'emportent démesurément contre eux-mêmes. »



Les défauts qui naissent de l'orgueil


Les principaux défauts qui proviennent de la superbe sont la présomption, l'ambition, la vaine gloire.
La présomption est le désir et l'espoir désordonné de faire des choses au-delà de ses forces[214]. On se croit capa­ble d'étudier et de résoudre les plus difficiles questions; on tranche avec précipitation les problèmes les plus ardus. On s'imagine qu'on a assez de lumière pour se con­duire sans consulter un directeur. Au lieu de bâtir sa vie intérieure sur l'humilité, le renoncement, la fidélité au devoir de la minute présente jusque dans les petites cho­ses, on parle surtout de magnanimité, de zèle apostolique, ou bien on aspire très vite aux degrés élevés de l'oraison, en brûlant les étapes, et en oubliant qu'on n'en est encore qu'au début, avec une volonté encore faible et pleine d'égoïsme. On est encore plein de soi-même, et il faut qu'un grand vide se fasse pour que l'âme soit un jour pleine de Dieu et puisse le donner aux autres.
De là dérive l'ambition, sous telle ou telle forme: du fait qu'on présume trop de ses forces et qu'on se juge supérieur aux autres, on veut les dominer, leur imposer ses propres idées en matière de doctrine, ou les gouver­ner. Saint Thomas[215] dit que l'ambition se manifeste en ce qu'on recherche les fonctions d'éclat qu'on ne mérite pas, en ce qu'on les recherche pour soi-même et non pas pour la gloire de Dieu, ni pour le bien des autres. Que de brigues, de secrètes sollicitations, d'intrigues inspirées dans tous les milieux, par l'ambition ![216]
L'orgueil porte aussi à la vaine gloire, c'est-à-dire à vouloir être estimé pour soi-même, sans renvoyer cet hon­neur à Dieu, source de tout bien, et souvent à vouloir être estimé pour des choses vaines. C'est le cas du pédant, qui aime à faire étalage de science, en s'astreignant et en voulant astreindre les autres à des minuties[217].
Bien des défauts dérivent de la vanité[218]; la jactance ou vantardise, qui facilement rend ridicule; l'hypocrisie, qui sous les dehors de la vertu cache des vices; la perti­nacité, la contention ou l'âpreté à défendre son opinion, ce qui engendre la discorde, et aussi la désobéissance, les critiques acerbes contre les supérieurs.
On voit par là que l'orgueil qui n'est pas réprimé pro­duit parfois des effets désastreux. Que de discordes, de haines et de guerres nées de l'orgueil ! On a dit justement qu'il est le grand ennemi de la perfection, parce qu'il est la source de nombreuses fautes, et nous prive de beau­coup de grâces et de mérites. « Dieu, dit l'Écriture, qui donne sa grâce aux humbles, résiste aux superbes.[219] » Et Notre-Seigneur dit des pharisiens, qui prient et font l'aumône pour être vus des hommes: « Ils ont déjà reçu leur récompense[220] », ils ne peuvent attendre celle du Père céleste, puisqu'ils ont agi pour eux-mêmes et non pas pour Lui. Finalement, une vie dominée par l'orgueil est d'une affligeante stérilité, qui fait prévoir la perdition, si l'on n'y porte pas promptement remède.


Comment guérir de l'orgueil ?


Le grand remède de l'orgueil est de reconnaître prati­quement la grandeur de Dieu. Comme le dit l'archange saint Michel: Quis ut Deus ? Qui est comme Dieu ? Lui seul est grand; il est la source de tout bien naturel et sur­naturel. « Sans moi, dit Notre-Seigneur, vous ne pouvez rien faire » dans l'ordre du salut (Jean, IV, 5). Saint Paul ajoute: Qui est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Et si lu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu ? » (I Cor., IV, 7). « Nous ne sommes pas capables de tirer de nous-mêmes, comme venant de nous-mêmes, la moindre pensée profitable pour le salut » (II Cor., III, 5).
Saint Thomas dit aussi : « Comme l'amour de Dieu pour nous est cause de tout bien, nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé par Dieu.[221] » Et alors pourquoi nous glorifier du bien naturel ou surnaturel qui est en nous, comme si nous ne l'avions pas reçu, comme s'il nous appartenait en propre et n'était pas ordonné à glorifier Dieu, source de tout bien ? « C'est lui qui opère en nous le vouloir et le faire » (Phil., II, 13).
Le remède à l'orgueil est de nous dire que par nous-mêmes nous ne sommes pas, que nous avons été créés de rien par l'amour gratuit de Dieu, qui continue librement de nous conserver dans l'existence, sans quoi nous retour­nerions au néant. Et si la grâce est en nous, c'est parce que Jésus-Christ nous a rachetés par son sang.
Le remède à l'orgueil est aussi de nous dire qu'il y a en nous quelque chose d'inférieur au néant lui-même: le désordre du péché et ses suites. En qualité de pécheurs, nous méritons le mépris et toutes les humiliations; les saints ont pensé ainsi, et ils jugeaient certes mieux que nous.
Comment enfin nous glorifier de nos mérites, comme s'ils venaient uniquement de nous ? Sans la grâce habi­tuelle et la grâce actuelle, nous serions absolument inca­pables du moindre acte méritoire. Et, comme le dit saint Augustin, « Dieu couronne ses dons, quand il cou­ronne nos mérites ».


Seulement il importe que cette conviction ne reste pas théorique, il faut qu'elle soit pratique et inspire nos actes.
Comme le dit l'Imitation, l. I, ch. II: « Un humble paysan qui sert Dieu est certainement fort au-dessus du philosophe superbe, qui, se négligeant lui-même, consi­dère le cours des astres. Celui qui se connaît bien se méprise et ne se plait point aux louanges des hommes... Les savants sont bien aises de paraître et de passer pour habiles... Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve ? Aimez à n'être compté pour rien... Quand vous verriez votre frère commettre ouvertement une faute, même une faute très grave, ne pensez pas cependant être meilleur que lui: car vous ignorez combien de temps vous persévérez dans le bien. Nous sommes tous fragiles, et tenez que personne n'est plus fragile que vous. »
On lit dans le même livre, I, ch. VII: « N'ayez point honte de servir les autres et de paraître pauvre en ce monde pour l'amour de Jésus-Christ... Ne vous confiez point en votre science,... mais plutôt dans la grâce de Dieu, qui aime les humbles et qui humilie les présomp­tueux... Ne vous estimez pas meilleur que les autres, de crainte que peut-être vous ne soyez pires aux yeux de Dieu... Ce qui plaît aux hommes, souvent lui déplaît. L'homme humble jouit d'une paix inaltérable, la colère et l'envie troublent le cœur du superbe. »
Ibid., l. II, ch. II: « Dieu protège l'humble et le délivre, il l'aime et le console, il lui prodigue ses grâces; il lui révèle ses secrets, il l'invite et l'attire doucement à lui. »
Mais pour arriver à cette humilité de l'esprit et du cœur, il faut une purification profonde; celle que nous nous imposons à nous-mêmes ne suffit pas; il faut une purification passive, par la lumière des dons du Saint-Esprit, qui fait tomber le bandeau de l'orgueil, dessille les yeux, nous montre le fond de fragilité et de misère qui subsiste en nous, l'utilité de l'adversité et de l'humilia­tion, et qui finalement nous fait dire au Seigneur: Je te remercie, ô mon Dieu, de m'avoir humilié, afin que j'ap­prenne tes préceptes: « Bonum mihi quia humiliasti me : ut discam justificationes tuas » Ps. CXVIII, 71. « Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions et qu'on pense mal ou peu favorablement de nous..., souvent cela sert à nous rendre humbles et à nous prémunir contre la vaine gloire » (Imitation, l. I, ch. XII). C'est dans l'adver­sité que nous pouvons apprendre ce que nous sommes réellement et quel immense besoin nous avons du secours de Dieu: Celui qui n'a pas été éprouvé, que sait-il? (Eccli., XXXIV, 9).
Après cette purification, l'orgueil et ses suites se feront de moins en moins sentir. Au lieu de se laisser aller à la jalousie à l'égard de ceux qui ont plus de qualités natu­relles ou surnaturelles, on se dit alors que, comme le remarque saint Paul, la main ne doit pas être jalouse de l'œil, au contraire elle doit être heureuse de ce que l'œil voit, elle en bénéficie. De même dans le corps mystique du Christ, loin de se laisser aller à la jalousie, les âmes doivent saintement jouir des qualités qu'elles trouvent dans le prochain; sans les avoir elles-mêmes, elles en béné­ficient, et elles doivent être heureuses de tout ce qui con­court à la gloire de Dieu et au bien des âmes. Alors le bandeau de l'orgueil tombe et le regard de l'esprit retrouve la simplicité, la pénétration, qui le font peu à peu entrer dans la vie intime de Dieu.






CHAPITRE XII

La guérison de
la paresse spirituelle ou acédie



Parmi les péchés capitaux, il en est un qui s'oppose directement à l'amour de Dieu et à la joie qui résulte de la générosité à son service, c'est la paresse spirituelle, appelée en latin acedia. Il faut en parler pour compléter ce que nous avons dit de la purification active de la volonté et noter exactement les graves confusions qu'ont faites les quiétistes sur ce point.
Voyons d'abord ce qu'est la paresse spirituelle, puis quelle est la gravité de ce mal et comment en guérir[222].



Ce qu'est la paresse spirituelle ou acédie


La paresse en général, pigritia, est une répugnance con­sentie et coupable au travail, à l'effort, et par suite une tendance à l'oisiveté, ou du moins à la négligence, à la pusillanimité[223], qui s'oppose à la générosité ou magna­nimité.
Ce n'est pas la langueur ou torpeur dans l'action qui vient d'un mauvais état de santé, c'est une mauvaise dis­position de la volonté et de la sensibilité, par laquelle on redoute et refuse l'effort, on veut éviter toute peine et l'on cherche un dolce farniente. On a souvent remarqué que le paresseux est un parasite, qui vit aux dépens des autres, tranquille comme une marmotte, quand on le laisse dans son oisiveté, et de mauvaise humeur quand on veut l'obliger à travailler. Ce vice commence par la nonchalance et la négligence dans le travail, et il se manifeste par un éloignement progressif pour tout travail sérieux du corps et de l'esprit.
Lorsque la paresse se porte sur l'accomplissement des devoirs religieux, nécessaires à la sanctification, elle s'ap­pelle acédie[224]. C'est une mauvaise tristesse opposée à la joie spirituelle, qui est le fruit de la générosité dans l'amour de Dieu. C'est un certain dégoût pour les choses spirituelles, dégoût qui porte à les faire négligemment, à les abréger ou à les omettre sous de vains prétextes. C'est le principe de la tiédeur.
Cette tristesse, radicalement contraire à celle de la con­trition, nous déprime, elle appesantit l'âme, parce que l'âme ne réagit pas comme il le faudrait. On en vient alors à un dégoût consenti des choses spirituelles, parce qu'on trouve qu'elles demandent trop d'effort et de travail sur soi-même. Tandis que la dévotion, qui est la promptitude de la volonté au service de Dieu, élève l'âme, la paresse spirituelle alourdit l'âme et l'accable, elle finirait par faire trouver insupportable le joug du Seigneur et par fuir la lumière divine qui nous rappelle nos devoirs. Comme le dit saint Augustin, « oculis aegris odiosa lux quae puris est amabilis », la lumière, si agréable aux yeux purs, devient odieuse aux yeux malades qui ne peuvent plus la supporter.


Il est clair que cette tristesse aggravante, suite de la négligence, et ce dégoût, au moins indirectement volon­taire, sont tout différents de l'aridité sensible ou spirituelle qui, dans les épreuves divines, s'accompagne d'un vrai regret de nos fautes, de la crainte d'offenser Dieu, d'un vif désir de la perfection et du besoin de solitude, de recueillement, d'oraison de simple regard.
Saint Jean de la Croix[225] dit que, dans la purification passive des sens, « on ne trouve ni goût, ni consolation dans les choses divines et dans n'importe quelle chose créée », mais que « l'on garde alors ordinairement le sou­venir de Dieu, en craignant de ne pas le servir, et cela à cause du manque de saveur des choses divines ». « Par là, dit-il, on voit que l'insensibilité et la sécheresse (de cet état d'épreuve) ne provient pas du relâchement et de la tiédeur, car le propre de la tiédeur est de n'avoir aucune sollicitude intérieure pour les choses divines...; elle est relâchée quant à la volonté et à l'intelligence, elle ne se soucie pas de servir Dieu. Au contraire, la sécheresse puri­ficatrice porte en elle une sollicitude ininterrompue; elle est inquiète et peinée de ne pas se donner comme il faut au service de Dieu... Et tant que le vif désir de servir Dieu subsiste, la partie sensitive a beau être déprimée, languissante et molle pour l'action, à cause du manque d'attrait, l'esprit n'en reste pas moins prompt et vigou­reux. »
En d'autres termes, cette épreuve divine est seulement la privation de la dévotion accidentelle et non pas de la dévotion substantielle, qui consiste dans la volonté de se donner généreusement et promptement au service de Dieu[226]. Au contraire, la paresse spirituelle ou acédie est, par suite d'une négligence coupable, la privation de la dévotion substantielle elle-même et le dégoût au moins indirectement volontaire des choses spirituelles à cause de l'abnégation et de l'effort qu'elles demandent.
Tandis que dans l'épreuve divine dont nous parlons, on est peiné d'avoir des distractions et l'on travaille à en diminuer le nombre, dans l'état de paresse spirituelle on les accueille, on se laisse facilement aller aux pensées inutiles, on ne réagit pas; bientôt alors les distractions au moins indirectement volontaires envahissent presque complètement la prière; on supprime l'examen de conscience devenu ennuyeux, on ne se rend plus compte de ses fautes et l'on descend de plus en plus sur la pente de la tiédeur. On tombe dans l'anémie spirituelle, où peu à peu les trois concupiscences se réveillent avec les défauts qui en dérivent.
La confusion de la paresse spirituelle avec l'épreuve divine de l'aridité a été une des principales erreurs des quiétistes. C'est ainsi que furent condamnées ces deux propositions de Molinos: « Le dégoût des choses spirituel­les est bon; par lui l'âme est purifiée, délivrée de son amour-propre. » - « Lorsque l'âme intérieure a de la répu­gnance pour la méditation discursive sur Dieu, pour les vertus, lorsqu'elle reste froide, et ne sent en elle aucune ferveur, c'est bon signe.[227] » Ces propositions ont été con­damnées comme malsonnantes et dangereuses en pratique. Il est certain, en effet, que le dégoût des choses spirituelles n'est point bon, qu'il est un mal et un péché dès qu'il est volontaire, soit directement, soit indirectement par suite de la négligence. Saint Paul écrit aux Romains XII, 1,11 : « Je vous exhorte, mes frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos corps comme une hostie vivante, sainte, agréable à Dieu... Soyez pleins d'affection les uns pour les autres: pour ce qui est du zèle, ne soyez pas noncha­lants. Soyez fervents d'esprit; c'est le Seigneur que vous servez. Soyez pleins de la joie que donne l'espérance, patients dans l'affliction, assidus à la prière. » Combien ces paroles sont loin du quiétisme de Molinos !
Ce dernier a confondu la paresse spirituelle, l'acédie, avec l'aridité et la sécheresse des épreuves divines, ne remarquant pas que l'âme qui supporte bien ces épreuves, loin d'être paresseuse, a un vif désir de Dieu et de la per­fection, et donc conserve une vraie dévotion substantielle de volonté, en l'absence de la dévotion sensible, dont elle est privée. Molinos a confondu le dégoût sensible et absolument involontaire des choses divines avec le dégoût qui est au moins indirectement volontaire et coupable, par suite de la paresse et de la négligence.



Saint Jean de la Croix a fort bien décrit, au contraire, la paresse spirituelle dans La Nuit obscure, l. I, ch. VII. Il écrit, au sujet des imperfections des commençants: « Ceux qui soufrent de paresse trouvent l'ennui dans les choses les plus spirituelles; ils s'en éloignent parce qu'elles ne leur causent aucune consolation sensible. N'ayant de goût que pour ce qui leur donne de la satisfaction, ils trouvent insupportable la piété qui ne les flatte pas. Leur arrive-t-il de ne pas trouver dans l'oraison ce qu'ils cherchent ? - car Dieu veut les mettre parfois à l'épreuve pour les corriger, - ils voudraient bien n'y plus revenir, et s'ils ne l'abandonnent pas de fait, ce qui n'est pas rare pour­tant, ils n'en reprennent l'exercice que de mauvaise grâce. Ainsi par paresse ils ne suivent pas le chemin de la per­fection, où il importe de se renoncer par amour pour Dieu. Épris de leurs goûts propres, ils préfèrent leur volonté à la volonté divine. Ils voudraient bien que Dieu se plie à leurs exigences, car ce qui leur déplaît, c'est de devoir aimer ce qui plaît à Dieu, et quand ils s'y résignent, c'est à con­tre-cœur... Ils mettent Dieu à leur mesure, et non eux-mêmes à la mesure de Dieu. S'ils sont privés de consola­tion, ils ne travaillent plus à leur perfection qu'avec mol­lesse et tiédeur. Ils fuient la croix, quoiqu'elle soit la source des plus pures et des plus solides joies spirituelles. Plus les choses sont spirituelles, plus elles les ennuient... Aussi ils n'éprouvent que peine et tristesse en entrant dans la voie étroite, qui, selon la parole de Jésus-Christ, est celle de la Vie. » (Matth., VII, 14.)
Quelques-uns, qui abandonnent l'oraison pour voiler cette paresse spirituelle, disent: « Il faut sacrifier les dou­ceurs de l'oraison à l'austérité de l'étude » ou du travail. Si ces paroles sont dites par une personne vraiment géné­reuse, elles veulent dire: « Il faut savoir sacrifier les douceurs de l'oraison, surtout de la dévotion sensible, à l'austérité de l'étude ou du travail nécessaire au salut des âmes. » Mais si elles sont dites par celui qui perd toute vraie dévotion, elles n'ont plus de sens, car celui-là ne sacrifie nullement les douceurs de l'oraison qu'il n'é­prouve pas, et il cherche seulement à cacher sa paresse spirituelle sous le voile d'un travail relativement extérieur où il se recherche lui-même. Celui-là fuit le travail inté­rieur par paresse spirituelle. Il est clair qu'il ne faudrait pas sacrifier la vraie contemplation et l'union à Dieu à l'étude qui leur est subordonnée, ce serait sacrifier la fin pour les moyens. De plus, l'étude qui ne serait pas inspi­rée par l'amour de Dieu et des âmes resterait, au point de vue spirituel, véritablement stérile. Enfin lorsqu'on dit « il faut sacrifier les douceurs de l'oraison à l'austérité du travail », on veut oublier que l'oraison est assez souvent aride. Et c'est pourquoi il est plus difficile de conduire les âmes à une vraie vie d'oraison, profonde et persévé­rante, que de les amener à lire les livres qui paraissent et à en parler. Il n'est pas rare enfin que la paresse spiri­tuelle provienne d'une trop grande activité naturelle, non sanctifiée, où l'on se complaît, au lieu d'y rechercher Dieu et le bien des âmes.



La gravité de ce mal et ses suites


Lorsque la paresse spirituelle va jusqu'à laisser de côté les devoirs religieux nécessaires à notre salut et à notre sanctification, il y a une faute grave, par exemple, lors­qu'elle va jusqu'à omettre d'aller à la messe le diman­che[228]. Lorsqu'elle porte à omettre sans raison des actes religieux de moindre importance, le péché n'est que véniel; mais si on ne lutte pas contre cette négligence, elle ne tarde pas à s'aggraver et à nous mettre dans un véritable état de tiédeur ou de relâchement spirituel. Cet état est une sorte d'anémie morale, où les tendances mau­vaises peu à peu se réveillent, cherchent à prévaloir et se manifestent par de nombreux péchés véniels délibérés, qui disposent à des fautes plus graves, tout comme l'ané­mie corporelle prépare la voie à l'invasion d'un germe morbide, principe de maladie grave.
La paresse spirituelle ou acédie est même, comme le montrent saint Grégoire[229] et saint Thomas[230], un péché capital, principe de beaucoup d'autres. Pourquoi ? Parce que l'homme cherche des consolations corporelles pour fuir la tristesse et le dégoût que lui inspirent les choses spirituelles, à cause du renoncement et du travail sur soi qu'elles demandent. Comme le dit Aristote[231], « nul ne peut rester longtemps dans la tristesse sans aucune joie », et alors celui qui, par sa négligence et par sa paresse, se prive de toute joie spirituelle, ne tarde pas à chercher des plaisirs inférieurs.
Dès lors, le dégoût des choses spirituelles et du travail de la sanctification, péché directement contraire à l'a­mour de Dieu et à la sainte joie qui en résulte, a des suites désastreuses. Lorsque la vie ne s'élève pas vers Dieu, elle descend ou tombe dans la mauvaise tristesse qui appesantit l'âme. De là naissent, dit saint Grégoire, loc. cit., la malice, et non plus seulement la faiblesse, la rancœur à l'égard du prochain, la pusillanimité devant le devoir à accomplir, le découragement, la torpeur spi­rituelle jusqu'à l'oubli des préceptes, et finalement la dissipation de l'esprit et la recherche des choses défendues (malitia, rancor, pusillanimitas, desperatio, torpor circa praecepta, evagatio mentis circa illicita). Cette recherche des choses défendues se manifeste elle-même par l'extériorisation de la vie, par la curiosité, la verbo­sité, l'inquiétude, l'instabilité et l'agitation stérile[232]. On arrive ainsi à l'aveuglement de l'esprit et à l'affaiblis­sement progressif de la volonté.
C'est en glissant sur cette pente que beaucoup ont perdu de vue la grandeur de la vocation chrétienne, ont oublié leurs promesses faites à Dieu et se sont engagés sur la voie descendante qui parait large d'abord, mais qui se resserre de plus en plus, tandis que la voie étroite qui monte devient de plus en plus large, immense comme Dieu même à qui elle conduit.
Saint Jean de la Croix dit à ce sujet dans la Montée du Carmel, l. III, ch. XXI: « La dissipation de l'esprit engendre à son tour la tiédeur, la lâcheté de l'esprit, qui va jusqu'à l'ennui, au profond dégoût des choses divines qu'on finit par prendre en horreur. »



Comment guérir de la paresse spirituelle?


Cassien[233] a remarqué que l'expérience prouve qu'on triomphe de la tentation de paresse spirituelle, non pas en la fuyant, mais en lui résistant. Saint Thomas[234] note à ce sujet : « Il faut toujours fuir le péché, mais quant à la tentation qui y porte, quelquefois il faut la fuir et d'autres fois lui résister. Il faut la fuir quand le fait d'y penser d'une façon continue augmente le danger, c'est ainsi qu'il faut fuir la tentation de luxure... Il faut, au contraire, résister à la tentation quand le fait de pen­ser continuellement à la chose qui la provoque écarte le danger qui provient d'une vue toute superficielle de cette chose. C'est le cas de la paresse spirituelle ou acédie, car plus nous pensons aux biens spirituels, plus ils nous plaisent, et plus disparaît le dégoût que nous en donne une connaissance toute superficielle. »
Il faut donc vaincre la paresse spirituelle par un véri­table amour de Dieu, par une vraie dévotion de volonté, qui doit subsister malgré l'aridité de la sensibilité. Il faut revenir à la considération prolongée des biens éternels qui nous sont promis.
Et pour retrouver cet esprit de foi et cet élan, cette générosité de l'amour de Dieu, il faut courageusement s'imposer quelques sacrifices chaque jour sur les points qui laissent le plus à désirer. C'est le premier pas qui coûte. Mais après une semaine d'efforts, la chose est déjà plus facile, par exemple pour se lever à l'heure fixée et se montrer serviable avec tous. Un des remèdes à la tié­deur, tous les auteurs spirituels le disent, c'est la fran­chise avec soi-même et avec son confesseur, un sérieux examen de conscience chaque jour pour se relever, la pratique assidue de ses devoirs religieux unis aux devoirs d'état, la fidélité à l'oraison et à l'offrande que nous devons faire à Dieu le matin de toutes nos actions de la journée. Et puisque nous avons peu de choses à présenter à Dieu, offrons-lui souvent le précieux sang de Jésus et l'acte intérieur d'oblation toujours vivant en son Cœur. Bénies sont les âmes qui renouvellent cette offrande lorsqu'elles entendent l'heure sonner, et qui pour l'éternité, pour que l'instant qui passe reste dans l'instant éternel qui ne passe pas.
Surtout quelques sacrifices quotidiens rendront à notre vie spirituelle sa vigueur, sa tonalité. Ainsi peu à peu reviendra la ferveur substantielle, la promptitude de la volonté au service de Dieu, même si la dévotion sensible fait défaut, privation qu'il faut savoir accepter pour réparer les offenses passées.
Pour vaincre la paresse spirituelle et éviter le vague à l'âme, il est bon aussi de déterminer l'emploi religieux du temps, par exemple de la journée par la récitation des parties de l'office divin, ou des parties du rosaire. De même des âmes intérieures divisent la semaine selon les mystères de la foi, règle de notre vie : Le dimanche consacré vraiment à Dieu par l'offrande et l'action de grâces à la Sainte Trinité. - Le lundi consacré au mys­tère de l'incarnation en se rappelant l'Ecce venio de Jésus, l'Ecce ancilla Domini de Marie. - Le mardi, penser à la vie cachée du Sauveur. - Le mercredi à sa vie apostolique. - Le jeudi se rappeler l'institution de l'Eucharistie et du sacerdoce. - Le vendredi, vivre de là douloureuse Passion, demander l'amour de la Croix. - Le samedi, penser aux privilèges de Marie, à ses dou­leurs et à son rôle de Médiatrice et de Corédemptrice.
Ainsi, au lieu de perdre le temps qui fuit, on le rega­gne et l'on gagne l'éternité. Et peu à peu on retrouve la joie spirituelle, celle dont parle saint Paul lorsqu'il écrit aux Philippiens, IV, 4: « Réjouissez-vous dans le Sei­gneur, en tout temps. Je le répète. Réjouissez-vous. Que votre douceur soit connue de tous. Le Seigneur est pro­che. Ne vous inquiétez de rien, mais en toute circonstance faites connaître vos besoins à Dieu par des prières et des supplications, avec des actions de grâces. Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde vos murs et vos pensées dans le Christ Jésus. »





  1. Epist. Testem benevolentiae, 22 janv. 1899.
  2. Sermo de abd. rer.
  3. I Cap. I Isaiae.
  4. Sermo 112 de temp.
  5. Collationes, II, 14, 15, 24.
  6. Ibid., II, 2, 5, 7, 10.
  7. De diversis, sermo VIII, 7.
  8. Epist. 87, n° 7.
  9. Vie par elle-même, ch. XIII
  10. Sentences et avis spirituels, n. 229, tr. Hoornaert, p. 372.
  11. Introd. à la vie dévote, III° Partie, ch.XXVIII.
  12. Introd. à la vie dévote, III° Partie, ch.XXVIII.
  13. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. 1, ch. I à VII. Défauts des commençants : penchant à l’orgueil, à la gourmandise spirituelle, à l’envie, à la colère, à la paresse.
  14. Sainte Thérèse (IV° Demeure, ch. II) apprend aussi à bien distinguer les goûts divins produits par la contemplation infuse et les conten­tements ou consolations de l’oraison active. Les goûts divins viennent directement de l’action de Dieu, tandis que les contentements viennent de notre activité aidée de la grâce; « seuls les goûts divins coulent de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité.. une suavité extrême » (ibid.). - De plus, les effets ne sont pas moins différents que l’origine. « A peine cette eau céleste a-t-elle commencé à jaillir de la source.... qu’aussitôt on dirait que tout notre intérieur se dilate et s’é­largit. Ce sont alors des biens spirituels qui ne se peuvent dire... L’âme respire comme une excellente odeur... comme si dans ce fond intérieur il y avait un brasero où l’on jetterait des parfums exquis » (ibid.). Le Seigneur veut faire ainsi connaître à l’âme qu’il est tout près d’elle. Ce serait une grave méprise de confondre des consolations sensibles avec ces goûts divin.
  15. Nuit obscure, l. 1, ch. IX.
  16. Au début de la III° Partie : Entrée dans la voie illuminative (la nuit des sens).
  17. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. II, ch. II : défauts des avancés.
  18. Cf. le Prologue de la Montée du Carmel et l’image mise par le saint au début de cet ouvrage.
  19. Vie, ch. XIII. « Ceux qui marchent par les voies de l’oraison ont besoin de communiquer avec des hommes doctes; il en ont plus besoin que les autres; et cela, à proportion qu’ils seront plus spirituels. »
  20. Cf. infra, IV° Partie : L’entréee dans la voie unitive (La nuit de l’esprit).
  21. Introd. à la vie dévote, I° partie, ch. IV.
  22. Cf. Vie, ch. XIII : « II est très, important que le directeur soit éclairé : j’entends qu’il ait un jugement droit et de l’expérience. Si avec cela il est théologien, c’est parfait. Mais si l’on n’en peut trouver un qui réunisse ces trois avantages, mieux vaut qu’il possède les deux premiers, parce qu’on peut, en cas de besoin, consulter des hommes de doctrine. A mon avis, ces derniers, s’ils ne sont pas adonnés à l’orai­son, sont peu utiles à des commençants; cependant, je suis loin de déconseiller les rapports avec eux... La doctrine est une grande chose... Quant aux dévotions niaises, Dieu nous en délivre. »
  23. L’étude de la psychologie lui est particulièrement nécessaire lorsqu’il a à diriger des personnes atteintes d’hystérie, de psychasténie ou de neurasthénie. Il doit connaître aussi quels troubles mentaux proviennent de certaines maladies comme la maladie de Basedow (hypertrophie de la glande thyroïde) et autres désordres dans le fonc­tionnement des glandes endocrines, surtout à l’âge critique. De là peut provenir une intoxication chronique et progressive, qui engendre quelque confusion mentale avec idées fixes.
    Cf. Robert de Sinéty, S. J., Psychopathologie et direction. Paris, Beau­chesne, 1934, où il est parlé aussi de la psychopathologie religieuse, des prodromes de psychopathie, et où l’on trouve des conseils pratiques pour la conduite des psychopathes.
  24. Cf. Saint françois de Sales, Vie dévote, I° P. ch. IV.
  25. Ibidem.
  26. IIa IIae, q. 24, a. 9.
  27. Cf. Saint Thomas, IIa IIae, q. 180, a. 6.
  28. Nuit obscure, l. 1, ch. I à VII.
  29. Chez d’autres ils reparaissent à propos des choses de la vie intel­lectuelle, par recherche inconsciente de soi-même dans l’étude.
  30. Nuit obscure, l. 1, ch. VIII.
  31. Ibid., l. 1, ch. XIV.
  32. Ibid., ch. IX : Les trois signes de la purification passive des sens, où commence la contemplation infuse.
  33. S. THOMAS, in Joannem, VII, 37 : « Totus iste est spiritualis refectio in cognitione divinae sapientiae et veritatis; etiam in impletione desi­deriorum... Fructus autem hujus invitationis est redundantia bonorum in alios. »
  34. Cf. S. THOMAS, in Matth., VII, 14.
  35. Saint Thomas dit (IIa IIae, q. 129, a. 4, c. et ad 3m) que la magna­nimité porte à vouloir pratiquer toutes les vertus avec une vraie grandeur d’âme; elle est ainsi comme l’ornement de toutes les vertus, et l’on voit par là son influence générale, celle même que les auteurs spirituels attribuent à la générosité. - Item, S. Thomas, IIa IIae, q. 134, a. 2, ad. 3: et Ia IIae, q. 66, a.4. ad 3.
  36. Cf. Denzinger, Enchiridion. n° 1967 sq., 2104
  37. DENZINGER, Enchiridion, n° 1221 sq.
  38. Ibid., 1224, sq.
  39. Ibid., 1226.
  40. Ibid., 1227-1229, 1232.
  41. Ibid, 1233, sq.
  42. Ibid., 1234.
  43. Ibid., 1257.
  44. Ibid., 1258.
  45. Ibid., 1243.
  46. Ibid., 1246.
  47. Ibid., 1257-1266.
  48. Ibid., 1275-1286..
  49. Cf. DENZINGER, 1268 « Hujusmodi violentiae (daemonis) sunt medium magis proportionatum ad annihilandam animam et ad eam ad veram transformationem et unionem perducendam. »; n° 1268 : « Melius est ea non confiteri; quia non sunt peccata, nec etiam venia­lia. »
  50. Sur ces aberrations des quiétistes, voir l’ouvrage du P. Dudon, S. J. : Michel Molinos. On constate, en le lisant, qu’une des principales erreurs du quiétisme espagnol fut de considérer comme acquise à volonté (par la suppression des actes) l’oraison de quiétude, qui, en réalité, est infuse, comme le montre sainte Thérèse (IV° Demeure). On simulait ainsi l’oraison infuse avant de l’avoir reçue et on la défigurait complètement en supprimant toute l’ascèse.
  51. Cf. DENZINGER, n° 1094, 1291, 1298.
  52. Cf. Ibidem, n° 1309 : « Homo debet agere tota vita poenitentiam pro peccato originali. »
  53. Cf. Ibid , 1313 : « Arcendi sunt a sacra communione, quibus nondum inest amor Dei purissimus et omnis mixtionis expers. »
  54. On a dit de Pascal que, toute sa vie, il a pensé à la sainteté sans y arriver jamais, parce qu’il est resté en présence de lui-même au lieu de rester en présence de Dieu.
  55. En voulant d’abord jouir de ce monde, en fuyant la souffrance purificatrice et le devoir à certaines heures pénibles.
  56. Celui qui perdra sa vie, en se sacrifiant dans l’accomplissement du devoir par amour pour moi, la sauvera.
  57. Matth., V, 20.
  58. Matth., V, 48.
  59. Cf. S. THOMAS, IIa IIae, q. 47, de jejunio.
  60. Cf. S. THOMAS, in Matth., V, 40.
  61. Saint Thomas, IIIa, q. 85, a. 2, 3, dit que la pénitence est une vertu spéciale qui travaille à effacer le péché et ses suites, en tant que le péché est une offense à Dieu. Par là elle se rattache à la justice, et, inspirée par la charité, elle commande elle-même d’autres vertus subordonnées, en particulier la tempérance, par exemple dans le jeûne, l’abstinence, les veilles.
    On peut distinguer la mortification proprement dite, qui relève de la vertu de pénitence, et la mortification au sens large, qui relève de chaque vertu, en tant que chacune écarte les vices qui lui sont contrai­res. On ne peut à proprement parler se repentir du péché originel, mais on doit travailler à diminuer celles de ses suites qui inclinent au péché personnel.
  62. Le sens est : qui me délivrera de la loi du péché qui est dans mes membres, et par suite de la mort spirituelle ou éternelle. Comme on l’a souvent noté, l’idée de délivrance par la mort physique est étrangère au contexte.
  63. Conc. Trid. (Denz. 789) : « Adam acceptam a Deo sanctitatem et justitiam non sibi soli sed etiam nobis perdidit. »
  64. Cf. Saint Thomas, Ia IIae, q. 85, a. 3 « Secundum inhœrentiam peccatum originale primo respicit essentiam animae; et secundum inclinationem ad actum peccatum originale per prius respicit voluntatem » - ­Item, Ia IIae, q. 85, a. 3 : « Voluntas destituitur ordine ad bonum, est vulnus malitiae » - et ad 2m « Malitia non sumitur hic pro peccato, sed pro quadam pronitate votuntatis ad malum », sec. illud Genes., VIII, 21 : « Proni sunt sensus hominis ad malum ab adolescentia sua. »
  65. Ibidem : « Ratio destituitur suo ordine ad verum, est vulnus igno­rantiae. »
  66. Ibid. « Irascibilis (appetitus) destituitur suo ordine ad arduum, est vulnus infirmitatis... Concupiscibilis (appetitus) destituitur suo ordine ad delectabile moderatum ratione, est vulnus concupiscentiae... Ista qua­tuor sunt vulnera inflicta toti humanae naturae ex peccato primi parentis. »
  67. Ia IIae, q. 77, a. 4 : « Inordinatus amor sui est causa omnis peccati. » Nous avons expliqué plus longuement ailleurs la doctrine thomiste des suites du péché originel par rapport à la vie spirituelle, cf. L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus, t. I, p. 292 sqq.
  68. Si l’homme avait été créé dans un état purement naturel (ou de nature pure), il serait né avec une volonté non détournée de Dieu, mais capable de se tourner librement vers lui (auteur de notre nature et de la loi morale naturelle) ou de se détourner de lui.
    Il y a donc une différence notable entre cet état et celui où l’homme nait actuellement. Par suite du péché originel, nos forces, pour obser­ver la loi morale naturelle, sont moindres qu’elles n’auraient été dans un état de pure nature. C’est pourquoi nous ne pouvons, sans le secours de grâce qui guérit, arriver à aimer efficacement Dieu, auteur de notre nature, plus que nous-mêmes.
  69. Cf. saint Thomas, Ia IIae, q. 109, a. 3 : « In statu naturae corruptae homo ab hoc (a dilectione efficaci Dei auctoris naturae) deficit secun­dum appetitum voluntatis rationalis, quae propter corruptionem naturae sequitur bonum privatum nisi sanetur per gratiam Dei. » Item, de Malo. q. 4. a. 2; q. 5, a. 2; de Veritate, q. 24, a. 12, ad 2.
  70. Cf. Saint Thomas, Contra Gentes, l. IV, ch. LII, n° 3 : « Conside­rando divinam providentiam et dignitatem superioris partis humanae naturae, satis probabiliter probari potest hujusmodi defectus esse pœna­les; et sic colligi potest humanum genus peccato aliquo originaliter infectum esse. »
  71. Cf. IIIa, q. 69, a. 3, ad 3m : « Peccatum originale hoc modo processit, quod primo persona (Adae) infecit naturam, postmodum vero natura infecit personam. Christus vero converso ordine prius reparat id quod personae est et postmodum simul in omnibus reparabit id quod naturae est. Et ideo culpam originalis peccati et etiam poenam carentiae visio­nis divinae, quae respiciunt personam, statim per baptismum tollit ab homine; sed poenalitates praesentis vitae (sicut mors, fames, sitis, et alia hujusmodi) respiciunt naturam ex cujus principiis causantur, prout est destituta originali justitia; et ideo isti defectus non tollentur nisi in ultima reparatione, naturae per resurrectionem gloriosam. »
    Ibid. in corpore art. 3 : « Christianus in baptismo gratiam consequi­tur quantum ad animam : habet tamen corpus passibile, in quo pro Christo possit pati (Rom., VIII, 11, 17). Secundo hoc est conveniens spirituale exercitium, ut videlicet contra concupiscentiam et alias passibilitates pugnans homo victoriae coronam acciperet (Rom., VI, 6). »
    Le Concile de Trente (Denzinger, 792) dit que le baptême remet parfaitement le péché originel en nous donnant la grâce habituelle et les vertus infuses, mais que dans les baptisés reste le foyer de concupis­cence, qui c’est laissé ad agonem, pour la lutte, et qui ne peut nuire à ceux qui n’y consentent pas et qui luttent généreusement par la grâce du Christ.
  72. Cf. Saint Thomas, IIIa, q. 86, a. 5.
  73. Cf. Ia IIae, q. 77, a. 4-5, et 84, a. 4.
  74. Cf. Saint Thomas, IIIa, q. 85, a. 3; Ia IIae, q. 87, a. 1, 3, 4, 5.
  75. Cf. IIIa, q. 86, a 4, ad 2 et suppl., q. 10, a. 2, ad 2.
  76. Cf. Saint THOMAS, Ia IIae, q. 68, a. 4 : « La tempérance acquise demande que dans l’usage des aliments nous suivions la règle de la raison, c’est-à-dire la modération qui évite ce qui nuirait à la santé et à l’exercice de nos facultés supérieures. La tempérance infuse suit la règle divine et demande que l’homme « châtie son corps et le réduise en servitude » par l’abstinence et autres moyens semblables... Celle-ci est ordonnée non pas seulement à une fin naturelle, mais à faire de nous « des concitoyens des saints et des membres de la famille de Dieu ». Ephes., 11, 19.
  77. Cf. Matth., XVII, 20: « Cette espèce de démon ne se chasse que par la prière et par le jeûne. » - Cf. Saint Thomas, IIIa, supplément. q. 15, a. 3.
  78. Luc, IX, 23 ; XIV, 27; Matth., X, 38; Marc, VIII. 34.
  79. Ia IIae, q. 77, a. 4 et 5, q. 84, a.4.
  80. Moral., XXXI, ch. XVII.
  81. Ia IIae, q. 77, a. 4 et 5, q. 84, a.4.
  82. Pour saint Grégoire et saint Thomas, la vaine gloire est le premier des péchés capitaux.
  83. Saint Grégoire et saint Thomas disent l’acedia, la mauvaise tris­tesse qui aigrit.
  84. La Cité de Dieu, l. XIV, ch. XXVIII.
  85. Cf. S. THOMAS, loc. cit.
  86. Cf. S. THOMAS, Ia IIae, q. 77, a. 5.
  87. Ia IIae, q. 73, a. 5 : « Peccata spiritualia sunt majoris culpae, quam peccata carnalia... quia plus habent de aversione a Deo... sed peccata carnalia, sont quid turpius, quia per eo homo brutalis redditur.
  88. Ia IIae, q. 84, a. 4.
  89. Nuit obscure, l. I, ch. II.
  90. Cf. Denzinger, n° 1230 sq.
  91. Matth., XI, 5; Luc, VII, 22.
  92. Saint Thomas, Ia IIae, q. 58, a. 5, ad 3m; q. 77, a. 2, rappelle à ce sujet le principe aristotélicien: « Qualis unusquisque est talis finis videtur ei. Suivant que chacun est bien ou mal disposé dans sa sen­sibilité et sa volonté, telle fin lui parait convenable. » D’où l’adage: « Video meliora, proboque, deteriora sequor. - Je vois le bien, l’approuve, et pourtant, je suis la mauvaise inclination. »
  93. Cf. saint Thomas, Ia IIae, q. 77, a. 6.
  94. Ia IIae, q. 77, a. 8.
  95. Ibid., ad 1m.
  96. Conc. Tridentinum, sess. VI, cap. 11 (Denzinger, 804), ex S. Augus­tino, De natura et gratia, chap. XLII, n°50.
  97. [NDT] Le sens du mot formidable a changé au cours du XX° siècle. Il est passé de terrifiant à merveilleux !
  98. Notre tempérament individuel est généralement assez déterminé dans une ligne, selon le principe natura determinatur ad unum. Et c’est pourquoi il a besoin d’être perfectionné par les différentes vertus, qui nous permettront d’agir raisonnablement et chrétiennement, selon les différentes circonstances, par rapport aux différentes personnes, par exemple relativement aux supérieurs, aux inférieurs et aux égaux, et selon les diverses situations où nous pouvons nous trouver.

  99. � Saint Thomas verrait en cela une application du principe formulé par Aristote et qu’il cite souvent: Qualis unusquisque est, talis fnis vide­tur ei, chacun juge de.ce qui est bon selon ses dispositions intérieures, bonnes ou mauvaises.
  100. Marc, III, 17.
  101. IIa IIae, q. 82, a. 1 et 2.
  102. Un des défauts dominants les plus difficiles à vaincre est la paresse. Cependant on peut y parvenir avec le secours de la grâce; car Dieu ne commande pas l’impossible, et nous dit de prier pour obtenir la grâce d’accomplir ce que nous ne pouvons pas.
  103. Ia IIae, q. 22, a. 3.
  104. Cf. BOSSUET, De la connaissance de Dieu et de soi-même, ch. I, § 6.
  105. Jean, II, 15.
  106. Ia IIae, q. 24, a. 3.
  107. Ia IIae, q. 24, a. 3.
  108. Cf. saint Thomas, IIIa, q. 15, a. 4, 5, 6, 7, 9.
  109. IIa IIae, q. 53, a. 3; q. 54, a. 1, ad 2m.
  110. Marc, III, 17.
  111. Matth., XXVI, 33.
  112. II° partie, chap. II et III.
  113. Nous avons traité ailleurs longuement de l’imperfection en tant qu’elle est distincte du péché véniel, cf. L’Amour de Dieu et de la Croix de Jésus, t. I, II° p., ch. VI, pp. 360-390 : « Le moindré bien n’est pas un mal, mais chacun selon sa condition doit tendre à la.perfection de la charité » Cf. SALMATICENSES, Cursus theol., de Peccatis, disp. 19, dub. 1, n° 8, 9; de Incarnatione, in IIIam, S. Thomae, q. 15, a. 1. Ils montrent bien qu’en Notre-Seigneur, il n’y a eu ni péché véniel, ni imperfection, et à ce sujet ils distinguent bien l’un de l’autre.
  114. Cf. Montée du Carmel, image que saint Jean de la Croix a mise au début de l’ouvrage: Le sentier étroit de perfection, puis à côté: le chemin de l’esprit imparfait, et le chemin de l’esprit égaré
  115. Matth., V, 29, 30.
  116. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 153, a. 5.
  117. Dans ce but l’Eglise prescrit certains jours le jeûne et l’absti­nence, et les fondateurs d’Ordres religieux ont dans le même but établi certaines austérités spéciales: comme le maigre perpétuel, des veilles, la discipline Les saints ne se privent pas de ces moyens pour conser­ver la perfection de la chasteté absolue; saint Dominique se flagellait trois fois la nuit, une fois pour expier ses propres fautes, une autre fois pour celles des pécheurs, une troisième fois pour les âmes du pur­gatoire. La nuit était consacrée par lui à la prière et à la pénitence: il dormait peu, rarement avant l’heure des Matines, et ne se recou­chait pas après. Il allait, dans l’église, d’un autel à l’autre, priant tantôt à genoux, les bras en croix ou levés en fèche au-dessus de sa tête, tantôt incliné ou étendu à terre. Quand le sommeil appesantissait ses paupières, il s’étendait sur une dalle ou s’appuyait la tête contre un artel. Cette immolation personnelle était dans sa vie l’accompagnement du sacrifice de la messe où continue de façon sacramentelle l’immola­tion du Sauveur.
    Cela suppose sans doute des grâces exceptionnelles; mais il est cer­taines austérités que tous nous pouvons pratiquer, au lieu de rechercher nos aises. L’habitude, par exemple de se donner la discipline pré­serve de bien des fautes, entretient en nous l’amour de l’austérité, expie bien des négligences et nous aide à délivrer des âmes des liens quelles se sont formés. Les observances dans un Ordre religieux sont un peu ce qu’est l’écorce de l’arbre: si sur un chêne vigoureux on enlève toute l’écorce, la sève ne monte plus, l’arbre se dessèche et meurt. Les saints disent : « Si on mitige les observances, on mitigera les esprits », qui n’auront plus l’élan voulu pour courir dans la voie de la perfection.
  118. IIa IIae, q. 35, a. 1, ad 4.
  119. Cependant on admet généralement que, si par devoir d’état on doit faire certaines études qui peuvent produire quelque mouvement désordonné de la sensualité, on peut les faire pour un motif honnête, tout en prévoyant quelque désordre en quelque sorte matériel, qu’on ne veut pas en lui-même directement. Les théologiens enseignent en effet: « Delectatio venerea indirecte tantum voluntaria aut voluntaria non in se sed solum in causa, non est semper peccatum. Etenim saepe abest periculum proximum ulterioris consensus, quando ponitur actio ex se honesta et rationalis (ut operatio chirurgica, vel lectio libri medicinae) ex qua praevidetur quidem, sed non intenditur aliqua delectatio venerea. »
  120. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. I, ch., V: « Une affection s’inspire plus de la sensualité que de la piété, quand le souvenir de­ cette affection n’augmente ni le souvenir de Dieu, ni son amour, mais a comme effet un remords de conscience. »
    SAINT FRANÇOIS DE SALES, Vie dévote, ch. XXI, dit, au sujet des amitiés frivoles et dangereuses, qu’il faut des mesures radicales pour en triom­pher: « Taillez, tranchez, rompez; il ne faut pas s’arrêter à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer; il n’en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper. » - Pour mieux y réussir, il faut faire diversion en s’absorbant dans ses devoirs d’état.
    A propos des amitiés où il y a un mélange de naturel et de surna­turel, saint François de Sales dit encore, Ibid , ch. XX: « On commence par l’amour vertueux, mais si on n’est fort sage, l’amour frivole s’y mêlera, puis l’amour sensuel, puis l’amour charnel; ouy même il y a danger en l’amour spirituel, si on n’est fort sur sa garde, bien qu’en cestuy-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mesler; c’est pourquoi, quand il l’entreprend, il fait cela plus finement et essaye de glisser les impuretés insensiblement. » - Si, dans une amitié de ce genre, c’est l’élément surnaturel qui domine, on peut la conserver en l’épurant par la garde et la mortification des sens et du cœur; si, au contraire, c’est l’élément sensible qui prédomine, il faut, pendant un temps notable, renoncer à toute relation particulière en dehors des rencontres nécessaires. C’est l’enseignement de tous les maîtres.
  121. Si la gourmandise ordinaire porte, dit saint Grégoire, aux plai­santeries déplacées, à la bouffonnerie, aux discours insensés, à la stupidité et à l’impureté (Cf S. Thomas, IIa IIae, q. 148. a. 5 et 6), la gour­mandise spirituelle, comme le remarque saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. L ch. VI, a des effets analogues dans un ordre moins infé­rieur. Elle est, dit-il, très fréquente chez les commençants: « Ils dési­rent plus la jouissance de l’esprit que sa pureté et la vraie dévotion. » Pour se procurer des consolations sensibles, il l’ont parfois contre l’o­béissance des pénitences indiscrètes qui ruinent leur santé, les énervent. Par là le démon les trompe. Ils s’affligent de n’être pas approuvés par leur directeur et sont semblables à des enfants guidés par leurs goûts, leur sensibilité, et non par leur raison; ils sont peu attentifs à leurs misères et perdent de vue la crainte de Dieu. Ils ont par suite besoin d’être sevrés de ces consolations sensibles auxquelles ils s’arrêtent trop; il faut que leur sensibilité soit purgée, purifiée pour qu’ils soient aptes à une vraie vie spirituelle où l’esprit domine incontestablement.
    La vraie dévotion est la promptitude de la volonté au service de Dieu (cf.saint Thomas, IIa IIae, q. 82, a. 1); la dévotion sensible est acciden­telle ou accessoire, elle est utile, à condition de ne pas s’y attarder; et le Seigneur nous en prive pour nous purifier si nous y prenons trop de complaisance. « Comment, dit saint Jean de la Croix, ibid , ne pas comprendre que l’effet sensible de la communion eucharistique est celui qui importe le moins; c’est pour forcer les communiants à le considérer avec les yeux de la foi que Dieu les dépouille souvent de toute saveur sensible. »
  122. A ce sujet, saint Jean de la Croix, Nuit obscure, l. 1, ch. IV, parle de ce qu’il appelle « la luxure spirituelle », c’est-à-dire de mouve­ments impurs involontaires qui se produisent chez des commençants, à l’occasion de l’oraison affective ou de la réception des sacrements. D’ordinaire, ils viennent de la joie intérieure qui rejaillit sur la sen­sibilité qui n’est pas encore assez soumise et purifiée. Ces rébellions, dit le saint, viennent parfois aussi du démon, qui veut inquiéter et troubler l’âme pour lui faire abandonner les exercices spirituels.
    Il ajoute que la crainte du retour de ces mouvements peut en deve­nir la cause, et que les tempéraments très délicats les subissent sous l’influence de diverses émotions.
    Selon saint Jean de la Croix, ces mouvements involontaires de sensualité ne sont pas des péchés, tant que la volonté, loin d’y consentir, résiste. Ils sont une imperfection des commençants. Mais il ne faut pas les confondre avec des mouvements de sensualité indirectement volontaires, qui proviendraient, par exemple, d’une trop grande familiarité qui altérerait une amitié spirituelle.
  123. Saint Jean de la Croix remarque, ibidem : « Ce mouvement d’ir­ritation, s’il vient de la nature, est exempt de faute, pourvu que la volonté ne se laisse pas entraîner par la déception; mais il y a là une imperfection qui trouvera sa guérison dans la sécheresse et la mortification de la Nuit obscure. » Le texte espagnol porte: « no hay culpa, sino imperfección ». Cela montre, comme ce qui est dit, ch. IV, de cer­tains mouvements involontaires de sensualité, que saint Jean de la Croix distinguait l’imperfection du péché véniel, qui suppose au moins la négligence à réprimer le désordre de la sensibilité. Pour que ce désordre soit un péché, il faut qu’il soit volontaire, au moins de façon indirecte, c’est-à-dire il faut au moins qu’on ait pu et dû le prévoir et l’empêcher. Saint Thomas avait dit de même, Ia IIae, q. 80, a. 3, ad 3­m : « Concupiscentia carnis contra spiritum, quando ratio ei actualiter resistit, non est peccatum, sed materia exercendae virtutis. » Item, IIa IIae, q. 154, a. 5 ; de Malo, q. 7. a. 6, ad 6m.
  124. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 78, a. 4; q. 84, a. 7.
  125. La Montée du Carmel, l. III, ch. XII et ch. XXXIV. Cf S. THOMAS, IIa IIae, q. 180, a. 5, ad 2m.
  126. Ibid., l. III, ch. I, jusqu’au ch. XV, qui résume les précédents.
  127. Cf. Saint Thomas, Ia, q. 77, a. 8; q. 78, a. 4; q. 79, a. 6, 7­.
  128. Saint Thomas l’explique bien, Ia, q. 79, a. 7, car, dit-il, les facul­tés sont spécifiées par leur objet formel, et il n’y a pas de différence d’objet formel pour l’intelligence (spécifiée par l’être intelligible ou le vrai) et la mémoire intellectuelle qui conserve les idées et les juge­ments.
    Saint Thomas s’objecte en cet article (Ia objectio) que saint Augustin (De Trinitate, l. X, ch. X et XI) dit: « Il y a dans l’esprit la mémoire, l’intelligence et la volonté », et par là semble les distinguer. Puis i1 répond que saint Augustin, comme il est indiqué De Trinitate, l. XIV, ch. VII, entendait par mémoire l’esprit conservant habituellement ses souvenirs, par intelligence l’acte d’intellection, et par volonté l’acte de vouloir.
    En d’autres termes saint Augustin se plaçait au point de vue des­criptif de la psychologie expérimentale, ou de l’introspection (c’est ainsi que parle encore saint Jean de la Croix), tandis que saint Thomas, comme métaphysicien, se place au point de vue ontologique, de la distinction réelle des facultés selon leur objet formel; or une telle dis­tinction n’existe pas entre l’intelligence et la mémoire intellectuelle.
  129. La Montée du Carmel, l. III, ch. VI et VII. L’espérance, dit-il, est d’autant plus grande que la mémoire est vide des notions du créé.
  130. L’Imitation parait avoir été écrite par un saint religieux qui avait recueilli dans les œuvres de saint Augustin ce qui touche le plus la vie intérieure. Il importe peu de savoir le nom de son auteur, ce livre est un peu comme Melchisédech, type du Messie, dont il est dit qu’ « il n’avait ni père ni mère », parce qu’il était pour ainsi dire d’ordre supra­temporel. De même bien des hymnes sublimes de la liturgie sont sans nom d’auteur, bien des mélodies, comme l’Amen de Dresde, dont Men­delssohn et Wagner se sont inspirés. Parmi les écrits anonymes, il y a des écrits infamants, il y en a d’autres qui sont sublimes Il y a deux êtres qui se cachent: le criminel qui fuit le châtiment, et le saint qui par humilité veut rester inconnu.
  131. Imitation, l. III, ch. XXXI
  132. Ibid., I, ch. XXIII
  133. Ibid., III, ch. XXXIX.
  134. Ibid., III, ch. XLIII
  135. Ibid., III, ch. XXII.
  136. Ibid., III, ch. XXVI
  137. Imitation, l. III. ch.XXXI.
  138. Ibid., I, ch. XXIII
  139. Imitation, l. III. ch.XXXIX.
  140. Ibid., III, ch. XLIII.
  141. Imitation, l. III. ch.XXII.
  142. Ibid., III, ch. XXVI.
  143. La Montée du Carmel, l. III, ch. XIV.
  144. Il faut à ce sujet rappeler ce que dit saint Jean de la Croix, dans La Montée du Carmel, l. III, ch. I: « Le lecteur s’imaginera que c’est là détruire les bases de l’édifice spirituel plutôt que de les construire. Cette pensée serait juste si ce que j’écris n’était destiné qu’à des commençants, car eux ont besoin de se préparer par des perceptions discursives et intellectuelles. Mais il s’agit ici de la doctrine qui va plus avant, qui concerne la contemplation dans l’union divine, et pour ce motif l’âme doit refouler et condamner au silence tous ces moyens et exercices sensibles des puissances. Si on veut laisser Dieu opérer l’union divine dans l’âme, il n’y a qu’une méthode, celle qui débarrasse, qui fait le vide, celle qui force les puissances à récuser leur juridiction naturelle, leurs opérations, pour faire place à l’infusion et à l’illustration surnaturelles. Sans cela, leur capacité, loin de pouvoir atteindre une si haute dignité, ne sera qu’un obstacle, si l’âme ne veut pas s’en détacher...
    « Vous me direz peut-être: Dieu ne veut pas détruire la nature, mais la perfectionner; or votre système la détruit...
    « Ma réponse la voici: Effectivement il est vrai que plus la mémoire s’unit à Dieu, plus les connaissances distinctes diminuent, et qu’elles finis­sent par s’éteindre quand la perfection atteint l’état qui est la vie d’u­nion... Cela entraîne, au point de vue des actes extérieurs, de nom­breuses distractions; on oublie le manger et le boire... Cela provient de ce que la mémoire est absorbée en Dieu. Pourtant, une fois que l’union est devenue habituelle, les oublis ne se produise plus de cette manière en matière de conduite morale et naturelle. Bien au contraire, les actes de convenance et de nécessité acqièrent une perfection beaucoup plus grande, bien que l’impulsion ne provienne plus des formes et connais­sances de la mémoire... Les opérations de celle-ci deviennent toutes divines... Les opérations de l’âme dans l’union viennent de l’Esprit divin. » L’âme est alors nettement sous le régime des sept dons du Saint-Esprit, et les inspirations spéciales de l’Esprit-Saint portent aux actes supérieurs des vertus infuses que les dons accompagnent. « Il en résulte, dit saint Jean de la Croix, que les œuvres et les prières de ces âmes sont toujours efficaces. »
  145. Cf. SAINT THOMAS, Ia IIae, q. 85, a. 3.
  146. Denzinger, n° 1786. C’est grâce à la révélation divine, y est-il dit, que les vérités naturelles de la religion peuvent être connues par tous, rapidement, avec une ferme certitude, et sans mélange d’erreurs.
  147. Ia, q. 1, a. 1.
  148. IIa IIae, q. 167, a. 1.
  149. IIa IIae, q. 35, a. 4, ad 3.
  150. Saint Thomas, in Epist.I Cor., VIII, 1, à propos des paroles: « Scientia.inflat », écrit: « Hic non approbat Apostolus multa scientem, si modum sciendi nescierit. Modus autem sciendi est, ut scias quo ordine, quo studio, quo fine scire quaeque oporteat : quo ordine, ut id prius quod maturius ad salutem; quo studio, ut id ardentius quod efficacius est ad amorem; quo fine, ut non ad inanem gloriam et curiositatem velle aliquid, sed ad aedificationem tui et proximi. » Item, IIa IIae, q. 166: de virtute studiositatis, de la vertu de studiosité qui réprime et la vaine curiosité et la paresse intellectuelle pour porter à l’étude de ce qu’il faut étudier, comme il le faut, quand il le faut, et pour une fin morale et surnaturelle.
    Voir aussi, IIa IIae, q. 188, a. 5, ad 3m, sur les études qui conviennent aux religieux. Ils doivent étudier la science sacrée: « Aliis scientiis intendere non pertinet ad religiosos, quorum tota vita divinis obsequiis mancipatur, nisi in quantum aliae scientiae ordinantur ad sacram doc­trinam. »
  151. I Cor., III, 19 : « Sapientia hujus mundi est stultitia apud Deum. » Cf.Saint Thomas, IIa IIae, q. 46 : De stultilia, il montre qu’elle est opposée au don de sagesse, qu’elle est un péché, et qu’elle naît surtout de la luxure.
  152. Saint Thomas parle, IIa IIae, q. 138, des dangers de la pertinacité dans son propre jugement, lorsqu’on ne veut plus écouter les conseils autorisés qui nous sont donnés.
    Cette ténacité se trouve parfois chez certains spirituels qui s’égarent. On trouve chez eux du zèle, mais un zèle amer; ils ne veulent plus écouter les sages conseils qui leur sont donnés, et ils veulent imposer à tous leur jugement, comme s’ils avaient seuls le Saint-Esprit; ils sont enflés d’orgueil spirituel, manquent à la charité, sous prétexte de réformer tout autour d’eux; ils peuvent devenir les ennemis de la paix et provoquer de profondes divisions. Saint Jean de la Croix, déplorant ces écarts, disait: « Là où il n’y a pas assez d’amour, mettez-y de l’amour, et vous recueillerez l’amour. »
  153. IIa IIae, q. 15.
  154. Marc, III, 5.
  155. Matth., XXIII, 16, 24.
  156. Item, ad Romanos, XI, 8.
  157. Joël. II, 12 sq.
  158. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 15, a. 1.
  159. IIa IIae, q. 46, a. 2, ad 3m : « Stultitia opponitur preeceptis, quae dantur de contemplatione veritatis. »
  160. Imitation, I, ch. XXIII.
  161. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 15, a. 3.
  162. J. Maritain dit dans son livre, Le Docteur Angélique, 1929, p. 111 : « Comment concilier deux faits en apparence contradictoires: ce fait que l’histoire moderne semble entrer dans un « nouveau moyen âge », où l’unité et l’universalité de la culture chrétienne seront retrouvées et étendues celte fois à l’univers entier, - et cet autre fait que le mouvement général de la civilisation moderne parait l’entraîner vers l’universalisme de l’Antéchrist et sa verge de fer plutôt que vers l’universalisme du Christ et sa loi libératrice, et interdire en tout cas l’espoir de l’unification du monde dans un « empire » chrétien uni­versel.
    « Pour moi la réponse est la suivante. Je pense que deux mouvements immanents se croisent à chaque point de l’histoire du monde et affectent chacun de ses complexes momentanés: l’un de ces mouvements tire vers le haut tout ce qui dans le monde participe à la vie divine de l’Église, laquelle est dans le monde et n’est pas du monde, et suit l’attraction du Christ, chef du genre humain.
    « L’autre mouvement tire vers le bas tout ce qui dans le monde appartient au prince de ce monde, chef de tous les méchants. C’est en subissant ces deux mouvements internes que l’histoire avance dans le temps. Ainsi les choses humaines sont soumises à une distension de plus en plus forte, jusqu’à ce qu’à la fin l’étoffe arrive à craquer. Ainsi l’ivraie grandit avec le froment; le capital de péché grandit tout le long de l’histoire et le capital de grâce grandit aussi, et surabonde... L’héroïsme chrétien deviendra un jour l’unique solution des problèmes de la vie. Alors, comme Dieu proportionne ses grâces aux besoins, et ne tente personne au-dessus de ses forces, on verra sons doute coïncider avec le pire état de l’histoire humaine une floraison de sainteté. » L’Évangile de saint Matthieu, XXIV, 24, annonce qu’il « s’élèvera de faux christs qui feront des prodiges jusqu’à séduire, s’il se pouvait, les élus mêmes ». Et dans l’Apocalypse, XII, il est dit que les élus seront préservés pendant la grande tribulation. Cf. E.-B. ALLO, L’Apocalypse de saint Jean, Paris, 1921, p. 145 sq. Le plus grand effort du mal semble devoir coïncider avec le dernier triomphe du Christ, comme il arriva pendant sa vie terrestre.
  163. IIa IIae, q. 7, a. 2.
  164. Ibid., ad 1m.
  165. In IIam IIae, q. 45, a. 2, n° 3.
  166. La Montée du Carmel, l. II, ch. II: La foi est une nuit obscure pour l’âme.
  167. Ibid., l. II, ch. III: L’âme doit se tenir dans l’obscurité de la foi, qui la guidera jusqu’à la haute contemplation. - lbid., l. II, ch. VIII: La foi seule est le moyen prochain et proportionné permettant à l’âme d’atteindre l’union divine.
  168. La Montée du Carmel, l. II, ch. XXII; Item, ch. X, XI, XVI.
  169. Hébreux, XI, 1 : « La foi est la substance des choses que nous espérons, une conviction de celles que nous ne voyons point. » - « Ce dont la réalité ne parait point encore, la foi nous en donne la subs­tance, ou plutôt elle l’est elle-même », dit saint Jean Chrysostome.
  170. IIa IIae, q. 4, a. 1 : « Fides est habitus mentis, quo inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectum assentire non apparentibus ». - Et de Veritate, q. 14, a. 2 : « Fides est in nobis inchoatio quaedam vitae aeternae. »
  171. Cf. S. THOMAS, In Boetium de Trinitate, q. 3. a. 1, ad 4.
  172. Comme le dit l’Imitation, I, ch. V : « L’Ecriture doit être lue dans le même esprit qui l’a dictée... Considérez ce qu’on vous dit, sans rechercher qui le dit. Les hommes passent, mais la vérité du Seigneur demeure éternellement. Dieu nous parle en diverses manières, et par des personnes très diverses. Dans la lecture de l’Écriture sainte, souvent notre curiosité nous nuit, voulant examiner et comprendre lorsqu’il fau­drait passer simplement. Si vous voulez en retirer du fruit, lisez avec humilité, avec simplicité, avec foi, et ne cherchez jamais à passer pour habile. Aimez à interroger, écoutez en silence les paroles des saints et ne méprisez point les sentences des vieillards, car elles ne sont pas proférées en vain. »
  173. Cf. IIa IIae, q. 167, a. 1. Voir aussi, ibib., q. 166, de la vertu morale de studiosité ou d’application à l’étude, pour corriger les déviations opposées et parfois successives de la curiosité et de la paresse intel­lectuelle. La curiosité une fois satisfaite fait place assez souvent à la paresse intellectuelle chez celui qui n’a pas la vertu de studiosité, qui ordonne l’étude non pas seulement à notre satisfaction personnelle, mais à Dieu et au bien des âmes.
  174. Saint Thomas, in Epist. I Cor., VIII, 1, explique les paroles de saint Paul: « Scientia inflat, caritas vero aedificat », en disant : « la science, si elle est seule, sans la charité, enfle d’orgueil. Ajoutez à la science la charité, alors la science sera utile ». Puis il rappelle ce qu’a dit saint Bernard: « Sunt qui scire volunt eo fine tantum ut sciant, et curio­sitas est; quidam ut sciantur, et vanitas est; quidam ut scientiam vendant et turpis quaestus est; quidam ut aedificentur et prudentia est; quidam ut aedificent, et caritas est. »
  175. Cf. IIa IIae, q. 53, a. 3.
  176. Cf. IIa IIae, q. 138.
  177. Il y aurait beaucoup à dire sur le premier regard de l’intelligence et sa vue profonde, soit dans l’ordre naturel, soit dans l’ordre de la foi surnaturelle. Le premier regard peut induire en erreur s’il porte sur quelque chose d’accidentel et non sur l’objet propre de la faculté intellectuelle; il en est tout autrement s’il répond à la nature de l’in­telligence. Il y a deux êtres simples, l’enfant, qui ne connaît pas encore le mal, et le vieillard sanctifié qui l’a oublié à force de le vaincre. Aussi le vieillard aime l’enfant et en est aimé. - Le premier regard naturel de l’intelligence humaine porte sur l’être intelligible des choses sensibles, et sur ce qu’est la vérité en général; sans ce regard toute science et toute philosophie seraient impossibles. La métaphysique sera la vue profonde de l’être intelligible qui permettra de s’élever de façon rigoureuse à Dieu, premier Être, Cause suprême et fin dernière. De même toute l’éthique procède de ce premier regard: « il faut faire le bien et éviter le mal ».
    Le premier regard dans l’ordre de la foi surnaturelle est celui que nous voyons chez les patriarches de l’Ancien Testament, ils croient que Dieu existe et qu’il est le rémunérateur suprême (Hebr., XI, 6), et il ne s’agit pas seulement ici de Dieu auteur de la nature, mais de Dieu auteur du salut.
    De même le premier regard surnaturel, lors de la venue du Sauveur, après le sermon sur la Montagne, est exprimé en ces paroles de saint Matthieu, VII, 28 : « Jésus ayant achevé ce discours, le peuple était dans l’admiration de sa doctrine. Car il enseignait comme ayant auto­rité et non comme les Scribes et les Pharisiens », qui épiloguaient sur les textes. Le premier regard est encore celui d’un enfant à Noël près de la crèche du Sauveur. La vue profonde est celle d’un contemplatif au terme de sa vie, celle d’un saint Jean, d’un saint Augustin, d’un saint Thomas, d’un saint Jean de la Croix.
    De même pour un religieux le premier regard simple et déjà péné­trant est celui qu’il a lorsqu’il entend l’appel de Dieu, en sa jeunesse; souvent ce regard simple est plus élevé que bien des complications qui viendront dans la suite, bienheureux ceux qui le retrouvent plus tard, en une vue profonde, vue de sagesse sur toute la vie.
  178. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 8., a. 1 et 2.
  179. Cf. S. THOMAS, Ia, q. 95., a. 2.
  180. Cf.. Ia IIae, q. 109, a. 3 et 4. La volonté, qui est directement détournée de la fin dernière surnaturelle, est indirectement détournée de la fin dernière naturelle, car tout péché contre la loi surnaturelle est indirectement contre la loi naturelle, qui nous oblige d’obéir à Dieu quoi qu’il commande.
  181. Ia IIae, q. 85, a. 3 : «  In quantum voluntas destituitur ordine ad bonum, est vulnus malitiae » - Ia IIae, q. 17, a. 7 : « Ratio praeest irascibili et concupiscibili, non principatu despotico, sed principatu politico, qui est ad liberos, qui non totaliter, subduntur imperio ».
  182. Ia IIae, q. 77, a. 4 : « Inordinatus amor sui est causa omnis peccati ».
  183. Ibid., a. 5.
  184. Ce sont là comme des maladies de la volonté, non pas cependant des maladies proprement dites, comme le croient certains médecins matérialistes lorsqu’ils parlent de l’aboulie. La volonté est une faculté d’ordre spirituel ou immatériel, elle n’est pas le siège de maladies comme celles qui affectent notre organisme, par exemple les centres nerveux. Mais certaines maladies de ces centres rendent l’exercice de la volonté beaucoup plus difficile, comme d’autres suppriment la con­dition requise du côté de l’imagination, à l’exercice de la raison et entraînent la confusion mentale ou « les idées fixes » et la folie.
  185. Cf. Denzinger, n° 1226 : « Anima non debet cogitare de praemio, de paradiso, nec de inferno, nec de morti, nec de aeternitate, etc... » Item n° 1232, 1337 et sq.
  186. C’était mal comprendre l’acte d’espérance chrétienne; par lui nous ne subordonnons pas Dieu à nous, mais nous désirons Dieu à nous en nous subordonnant à lui, car il est la fin ultime de l’acte d’espérance. Comme le montre bien Cajétan, in IIam IIae, q. 17, a.5, n° 6 : Desidaro Deum mihi, (finaliter) propter Deum, et non propter me. Tandis que s’il s’agit des choses inférieures à moi, comme un fruit, je les désire à moi et pour moi, je les subordonne à moi, comme à une fin. Au con­traire, déjà par l’acte d’espérance je me subordonne à Dieu (fin dernière de cet acte). Cette subordination devient plus parfaite par la charité, qui me fait efficacement aimer Dieu formellement pour lui-même, et plus que moi, en me faisant vouloir sa gloire et l’extension de son règne.
  187. Saint Thomas, IIa IIae, q. 19, a. 6, distingue très clairement un amour de soi qui est condamnable et un autre qui ne l’est pas. « L’amour de soi, dit-il, peut se concevoir de trois façons par rapport à la charité. 1° Il est contraire à la charité, si quelqu’un met sa fin dernière dans l’amour de son bien propre (préféré à Dieu). 2° Il est inclus dans la charité, lorsque l’homme s’aime pour Dieu et en Dieu (pour glorifier Dieu ici-bas et dans l’éternité). 3° Il se distingue de la charité sans lui être contraire, lorsque quelqu’un s’aime en considérant formellement son bien propre, sans pourtant mettre sa fin dernière en ce bien », par exemple: si nous nous aimons naturellement sans pour cela nous détourner de Dieu, ni désobéir à sa loi.
    Il faut se rappeler que pour S. Thomas, Ia, q. 60, a. 5, toute créature est naturellement inclinée d’aimer plus que soi Dieu auteur de sa nature, qui la conserve dans l’existence, comme dans notre organisme la main s’expose spontanément pour le tout. Mais cette inclination naturelle à aimer Dieu plus que soi est atténuée dans l’homme par le péché originel et par ses péchés personnels.
  188. De Civitate Dei, l. XIV, ch. XXVIII.
  189. Des pages comme celle-ci font penser que souvent en saint Augus­tin la contemplation infuse dirigeait d’en haut le raisonnement, néces­saire à l’exposition écrite ou parlée de la vérité divine.
  190. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 17, a. 6, ad 3. - Item IIa IIae, q. 83, a. 9 : « Prima petitio ponitur sanctificetur nomen tuum per quam petimus glo­riam Dei. Secunda vero ponitur adveniat regnum tuum per quam petimus ad gloriam regni ejus pervenire. » Et nous pouvons désirer la vie éternelle, par l’acte d’espérance, comme notre bien suprême, et par un acte de charité, pour glorifier Dieu éternellement. Cf. Cajétan, in IIam IIae, q. 23, a. 1, n° 2.
  191. Saint Thomas dit de même, Ia IIae, q. 109, a. 2: « In statu naturae corruptae etiam deficit homo ab hoc quod secundum suam naturam potest, ut non possit totum hujusmodi bonum implere per sua natu­ralia… Potest tamen aliquod bonum particulare agere, sicut aedificare domum, plantare vineas et alia hujusmodi. » Ibidem, a. 3: « In statu naturae corruptae homo... deficit secundum appetitum voluntatis ratio­nalis, quae propter corruptionem naturae sequitur bonum priuatum, nisi sanetur per gratiam Dei. »
    IIIa, q. 69, a. 3 : Même après le baptême restent la concupiscence et les autres blessures en voie de cicatrisation, et c’est là une occasion de lutte et de mérite.
  192. Saint Thomas (Ia IIae, q. 58, a. 5) avait noté de même, à la suite d’Aristote, que chacun juge de la fin qui lui convient selon les dispositions subjectives de sa volonté et de sa sensibilité: « Qualis unusquisque est (secundum affectum) talis finis videtur ei conveniens. L’orgueilleux trouve bien ce qui satisfait son orgueil, l’humble trouve bien ce qui le garde dans l’humilité.
  193. Cf. Sermons de Tauler, trad. Hugueny, Théry et Corin; voir surtout t. I, p. 71-82, Introduction théologique par le P. Et. Hugueny, O. P., et ibidem, l. 1, p. 217, 235, 237, 249, 287, 335-340.
  194. Saint Thomas traite longuement de chacune de ces vertus et des vices opposés dans la IIa IIae; on pourrait en extraire une profonde étude sur l’éducation de la volonté, car toutes ces vertus, soit acquises, soit infuses, ont leur siège dans cette faculté.
  195. Matth., XVI, 24.
  196. Jean., XII, a. 5.
  197. Cf. S. THOMAS, IIa IIae, q.83, a. 2 et a. 16.
  198. La Montée du Carmel, l. III, ch. XXX, XXXII.
  199. La Montée du Carmel, l. III, ch. XXIX.
  200. Ibid., ch. XLIV.
  201. Cf. S. THOMAS, in Epist. ad Hebr., X, 25: « Motus naturalis quanto plus accedit ad terminum, magis intenditur. Contrarium est de motu violento (v. g. lapidis sursum projecti). Gratia autem inclinat in modum naturae. Ergo qui sunt in gratia, quanto plus accedunt ad finem plus debent crescere. » - Item, Ia IIae, q. 35, a. 6. « Omnis motus naturalis intensior est in fine. »
  202. Ia IIae, q. 73, a. 5.
  203. Eccli, X, 15.
  204. Ia IIae, q. 84, a. 2 ; 89, a. 3, ad 2, et q. 163, a. 1.
  205. Genèse, III, 5-6.
  206. IIa IIae, q. 162, a. 8, ad 1m.
  207. Ibidem, a. 1.
  208. Cité de Dieu, 1. XIV, ch. XIII: « superbia est perversae celsitudinis appetitus. ».
  209. Ibid., l. XIX, ch. XII.
  210. Morales, XXIII, ch. V.
  211. De gradibus humilitatis, ch. X.
  212. I Cor., IV, 8.
  213. Sainte Catherine de Sienne dit dans son Dialogue que l’orgueil obscurcit la connaissance de la vérité, se nourrit de l’amour-propre est ennemi de l’obéissance, et que sa moelle est l’impatience. Elle écrit au ch. CXXVIII: « O maudit orgueil, fondé sur l’amour-propre, comme tu aveugles l’intelligence de ceux que tu domines. Ils croient s’aimer eux-mêmes d’une tendresse sans égale, et ils ne voient pas à quel point ils sont cruels envers eux-mêmes... Ils s’aveuglent sur leur pauvreté et leur bassesse. Ils ne voient pas qu’ils ont perdu cette richesse de la vertu et qu’ils sont tombés des hauteurs de la grâce à la honte du péché mortel. Ils croient voir, mais ils sont aveugles, parce qu’ils ne se connaissent pas et ne me connaissent pas moi-même. » - Vraiment l’orgueil est comme un bandeau sur les yeux de l’esprit. Il est au moins comme un verre noirci, qui ne laisse voir les choses que sous sa couleur à lui. Il fausse par suite le jugement.
  214. IIa IIae, q. 130, a. 1.
  215. IIa IIae, q. 131, a. 1.
  216. Cf BOSSUET, Sermon sur l’ambition.
  217. Cf. SAINT THOMAS, IIa IIae, q. 132, a. 1, 2, 3.
  218. Ibid., a. 5.
  219. Jac., IV, 6.
  220. Matth., VI, 1, 2.
  221. Ia, q. 20, a. 3 : « Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. » C’est le principe de prédilection, qui contient virtuellement tout le traité de la prédestination et celui de la grâce.
  222. Cf S. THOMAS, IIa IIae, q. 35, de Malo, q. 11. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. 1, ch. VII.
  223. IIa IIae, q. 133, a. 2.
  224. Acedia de acedior, souffrir impatiemment, se chagriner, par sa faute, par manque d’effort pour le bien.
  225. Cf. SAINT JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, l. I, ch. IX.
  226. IIa IIae, q. 82, a. 1.
  227. Cf.. DENZINGER, n° 1248-1249.
  228. IIa IIae, q. 35, a. 3. Saint Thomas dit même dans le de Malo, q. XI, a. 3, ad 6m : « Quod homo delectetur de Deo, hoc cadit sub praecepto, sicut et quod homo Deum diligat, quia delectatio amorem sequitur. »
  229. Morales, XXXI, ch. XVII.
  230. IIa IIae, q. 35, a. 4.
  231. Éthique, l. VIII, ch. V.
  232. IIa IIae, q. 35, a. 4, ad 3m.
  233. De Instit. monasteriorum, L. X, cap. ult.
  234. IIa IIae, q. 35, a. 1, ad 4m.