Jacques Heers

De Christ-Roi
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Professeur honoraire à l’université de Paris IV - Sorbonne, Jacques Heers est l’un des tous premiers spécialistes du Moyen Age. Biographe de Machiavel et de Marco Polo (Fayard), de Christophe Colomb (Hachette) et de Gilles de Rais (Perrin), il a publié notamment “ La découverte de l’Amérique ” (Découverte), “ La ville au Moyen Age ”, “ Fête des fous et Carnavals au Moyen Age ”, “ La vie quotidienne de la cour pontificale au temps des Borgia ” (Hachette).

Avec “ Le Moyen Age une imposture ” (Perrin), il a publié en 1992 une somme qui s’attaque au concept même de Moyen Age, pour montrer le caractère artificiel de la césure qui l’oppose à la Renaissance.

"Dénoncer une imposture est toujours, lorsqu'il s'agit de l'Histoire, une facilité. Les exemples de tricheries, de déformations systématiques et de slogans pervers lancés sciemment ne manquent assurément pas. Nous pourrions, pour chaque période du passé, chaque siècle, chaque civilisation, rappeler sans mal ce que nos manuels et nos journaux nous ont imposé d'erreurs et de désinformation éhontée. En ce qui concerne l'idée que l'on se fait du «Moyen Age», la tache est encore plus facile car cette imposture demeure très solidement ancrée dans nos façons de penser; elle remonte déjà à plus d'un siècle; elle dure et perdure.

Certes, l'on m'a fait parfois remarquer que ce discours, que je vais vous infliger, serait plutôt superflu, comme dépassé. Depuis quelques années, quelques décennies même, l’intérêt pour cette période «médiévale» s'est considérablement accru. Une certaine sympathie et même des élans d'admiration se sont manifestés. Cela est incontestable. Mais cet intérêt se limite généralement à quelques aspects de la civilisation, aux cathédrales et aux beaux monuments; en somme à tout ce qui peut servir le développement du tourisme, exciter la curiosité des vacanciers et les retenir, ici ou là, un peu plus longtemps. Sont mis également à l'honneur certains éléments, que l'on qualifierait volontiers de «folkloriques», tels les jeux et les danses, les foires et les fêtes. Pour l'essentiel, pour la société dans son ensemble et l'essence même de la civilisation, l'image reste la même: obscurités, pour ne pas dire obscurantisme programmé, incapacités intellectuelles et, dans le domaine artistique, nombre de maladresses significatives.

Il y a quelques années, nous avions, mes étudiants et moi, ébauché un sottisier de toutes les expressions rencontrées au cours de nos lectures, expressions d'une indicible puérilité qui toutes témoignaient de l'idée que se faisaient les auteurs, de tous genres, de cette «nuit du Moyen Age». J'ai naturellement gardé quelques exem-ples en tête. Il y a cinq ou six ans, un de nos journalistes, dans une feuille pourtant réputée ordinairement pour son sérieux, parlait des terribles massacres perpétrés au Liban; il en était, à juste titre, horrifié, et, pour finir, écrivait: «plus on avance sur le terrain, plus l'horreur nous assaille, plus l'on avance dans le Moyen Age». Il ne savait pas s'exprimer autrement. Plus récemment, un de nos ministres socialistes, et non des moindres, croyait bon de dire que, «au Moyen Age» l'Eglise ne voulait pas admettre que les femmes aient une âme. De sa part, cela ne pouvait surprendre. Les hommes de son parti, alors, disaient n'importe quoi. Mais, chez ses adversaires, ne s'est manifestée aucune sorte de réproba-tion. Défendre l'Eglise et le Moyen Age leur semblait au-dessus de leurs forces...et ne devait pas vraiment répondre à leurs convictions.

Cette façon de crier avec les loups et d'accabler les hommes de notre passé me choque profondément. C'est une facilité, une lâcheté que de couvrir de mépris et d'accuser sans rien savoir de précis, sans trouver en face de soi des accusés susceptibles de se défendre. En fait, c'est une attitude absolument contraire à celle de l'historien. En effet, la principale des vertus de l'historien intègre, la plus difficile peut-être à acquérir et à conserver, est sans nul doute la sympathie, la compréhension, pour les sociétés du passé qu'il se propose d'étudier. Depuis très longtemps, depuis Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, on nous a appris, à juste raison, à manifester cette sympathie pour des civilisations étrangères à la nôtre, pour des sociétés souvent mal connues et, en tous cas, très lointaines. Et, en même temps, on nous invite à cultiver le plus profond mépris pour nos propres civilisa-tions, celles de notre passé. Simplement parce qu'il s'agit de temps révolus, parce ce que nous nous voulons croire supérieurs. C’est là une forme d'orgueil proprement insupportable . C'est tout évidemment, une forme de racisme que ni l'historien, ni l'honnête homme ne peuvent admettre.

Je ne tenterai pas aujourd'hui de «réhabiliter» le Moyen Age et me limiterai à deux points: le Moyen Age n'existe pas, quelles sont les raisons qui nous ont conduits à ce mépris et qui ont fait que nous avons, généralement, accepté cette attitude .

Un découpage chronologique artificiel

Il s'agit d'un découpage chronologique parfaitement artificiel qui aurai pu, tout aussi bien, se présenter autrement. Bien entendu, ces divisions chronologiques ont leur utilité, disons leur commodité. Dans certains cas, elles paraissent indispensables. Sur le plan pédagogique, il n'était pas question d'enseigner l'Histoire aux enfants au cours d'une seule année; il fallait fragmenter et, à partir du moment où une découpe fut choisie, mieux valait, bien sûr, qu'elle soit la même pour l'ensemble du pays. Et de même, dans une large mesure du moins, pour la recherche qui ne peut être que spécialisée et donc se limiter à une plage chronologique définie. Le véritable historien ne peut survoler les siècles; Il ne fait du bon travail que s'il domine bien une certaine période, s'il en connaît les principaux aspects. Sinon, il ne peut véritablement exploiter convenablement et pleinement ce qui trouve; il ne peut faire de bons rapprochements; il risque de commettre de graves anachronismes et proposer des comparaisons qui n'ont aucune valeur. Il importait, tant pour chercher, analyser et enseigner, de se limiter à une période. Il était nécessaire de faire des coupures et cela fut fait d'une cer-taine façon. Mais sans que le choix ait plus d’intérêt, plus de valeur que n'importe quel autre qui aurait été tout aussi artifi-ciel, tout aussi arbitraire. L'erreur est d'avoir cru à l'existence réelle, à la spécificité de ces périodes que l'on avait faites de toutes pièces, qui n'étaient que des créations de l'esprit.

Le Moyen Age n'existe pas; ...Vous seriez tous ici, avec moi, fort embarrassés pour lui trouver des limites chronologiques, même à beaucoup près. Quand le faites-vous commencer ? Personne ne sait... Ce que nous appelons «l’Antiquité» se termine-t-elle avec le dernier empereur romain? L'Empire s'est-il effondré avec l'empereur ? Faut-il remonter bien plus haut et prendre davantage en considération l'avènement du Christianisme ? Nos collègues spécialistes de ces temps-là hésitent souvent. Nombre d’entre eux se refusent à situer et même à définir une coupure quel-conque et voudraient que soit acceptée l'idée d'une période qui serait «Antiquité tardive et Haut Moyen Age».

Je suis plus à l'aise pour vous dire que chercher une date qui marquerait la fin du Moyen Age est pure fantaisie, opération vouée forcément à l'échec. Il y a fort longtemps, en un temps où l'Histoire était régulièrement enseignée dans les petites écoles et où l'on accordait une grande importance à bien situer chronologiquement les événements, l'on distribuait aux élèves des petits livrets, de couleur verte, où étaient scrupuleusement notés les principales dates de l'Histoire, principalement bien entendu de l'Histoire de France. Nous devions les apprendre par coeur. Et se trouvait là une date cruciale: 1453, fin de la Guerre de Cent ans, prise de Constantinople par les Turcs, fin du Moyen Age. Les deux premières mentions ne souffrent aucune discussion, mais la dernière laisse perplexe. Je me demande encore ce qu'elle pouvait évoquer en nous: un réveil par un matin radieux, avec la certitude que les nuits obscures étaient derrière soi ? la prise de conscience que l'on entrait dans un nouveau temps, ouvert à tous les progrès ? Cela n'a jamais été dit et ce n'était qu'enfantillage... Et pourtant nos manuels, aujourd'hui encore, reprennent parfois cette date, si précise, si dénuée de véritable signification.

Pourquoi 1453 ? Quelques faits, certes, plaident en faveur de la date: l'empire byzantin s'effondre et la chute de Constantinople marque certainement un tournant important; d'autre part, en France, la reconquête contre les Anglais est alors presque achevée. Mais d'autres faits historiques ne peuvent être négligés. Ainsi la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, en 1492. Cela fait tout de même quarante années de différence, soit au moins une génération, ce qui n'est pas négligeable. Surtout, qui vous parle de Moyen Age et de Renaissance, évoque forcément les faits de civilisation, les créations artistiques et littéraires, et se tourne alors vers l'Italie, patrie reconnue unanimement comme initiatrice de la si fameuse «Renaissance». Or Dante Alighieri, écrit autour de l'an 1300, Pétrarque puis Boccace vers 1340. Giotto était déjà bien connu et admiré. Les Pisani, sculpteurs de la chaire dans la cathédrale et dans le baptistère de Pise eux aussi. Entre ces premières années du XIVème siècle et la découver-te du Nouveau Monde, voici une plage chronologique de près de deux cents ans.

Vous pouvez tout essayer, proposer de nouvelles dates, dites «charnières», placer le «seuil» là où vous voudrais, vous serez toujours en porte à faux. Aucune coupure ne se justifie; Tout n'est que convention et rien de plus.

Les acteurs de l’Histoire

Une autre forme d'enfantillage consiste à vouloir, à tout prix, qualifier les acteurs de l’Histoire, soit de «médiévaux» soit de «modernes». Nombre de livres, intéressants par ailleurs, pour l’anecdote surtout, en sont encore là: tel roi de France était-il toujours homme «du Moyen Age» ou déjà entré dans l'ère moderne ? C'est un débat interminable, qui n'en finit jamais, et ne présente, à vrai dire, aucun intérêt. A l'une des radios libres que nous aimons beaucoup, il y a de cela un mois presque jour pour jour, lors d'une émission que je suis toujours avec plaisir, j'ai entendu l'un de mes collègues, éminent professeur, parler de Philippe de Commynes et ne trouver rien de mieux, pour le situer, que de dire que c'était un homme «entre deux mondes» ... J'en suis resté abasourdi et n'arrive toujours pas à comprendre. Comment un homme, respecté par ailleurs pour divers écrits et, je pense, pour son enseignement et sa connaissance de l'Histoire de France, pouvait-il en arriver à dire de pareilles platitudes, sans aucune signification ? Etait-ce parce qu'il pensait se conformer ainsi aux habitudes de parler et faire plaisir à son public ?

Le roi Louis XI était naturellement tout «médiéva»: avec ses cages, ses barres de fer, les tortures morales qu'il infligeait à ses ennemis; mais aussi un «moderne» puisque sournois en politique, capable de tisser des intrigues compliquées, et tout le contraire du chevalier qui courait à sa mort en courant en aveugle à l'assaut de l'ennemi. Et Christophe Colomb ? N’est-il pas déjà moderne, lui qui allait contre l'avis des maîtres de l'Université de Salamanque, cuistres attardés ? Cependant, à tout bien considérer, ce sont eux qui avaient raison.

Tout ceci n'est que jeu gratuit, et ne fait jamais avancer, de quelque manière que ce soit, notre connaissance du passé. Il ne sert à rien de répéter des formules ni de nous enfermer dans des notions toutes faites, de pur artifice.

Opposition arbitraire entre Moyen-Age et Renaissance

Il en est de même pour l 'opposition que l'on se plaît encore à souligner entre «Moyen Age et Renaissance», opposition, à mon avis, tout aussi arbitraire et que rien ne vient justifier. L'idée de Renaissance et le mot même sont des créations tardives. Le mot n'apparaît qu'au début du XIXème siècle, vers 1820. Les hommes, peu nombreux d’ailleurs, qui ont prétendu imposer l'idée d'une supériorité de certains peintres italiens, vers 1340, n'avaient trouvé aucun vocable pour appuyer leurs opinions; ce courant artistique, ils ne savaient comment le désigner; ils se contentaient de parler de «nouveautés»; en fait ils séparaient les bons des mauvais et ils se proclamaient seuls juges.

A considérer les choses d'un peu plus près, la notoriété des peintres, tenus plus tard pour les précurseurs de la «Renaissance», fut le fruit d'une opération sciemment montée; non par des marchands de tableau, comme plus tard, en d'autres temps, mais par des amis, des collègues, qui étaient, en quelque sorte placés et payés pour le faire; C'est le fruit d'une sorte de «copinage» et cela ne peut surprendre.

Les deux auteurs qui, seuls d'abord, ont proclamé la valeur nouvelle, l'originalité et la supériorité des deux peintres Simone Martini et Giotto, furent Pétrarque puis Boccace. Or tous les quatre, les deux peintres et les deux écrivains, étaient alors hommes de cour, protégés par le roi Robert de Naples, dont il convenait bien évidemment de chanter les mérites, la générosité, et aussi l'excellence des choix. De très bons livres, en particulier ceux d'auteurs allemands maintenant mieux connus, montrent parfaitement tout le cheminement de cette sorte de propagande en faveur du prince et de son école artistique. L'unanimité ne s'est pas faite aussitôt. Florence n'a suivi qu'avec un certain retard. Venise a résisté bien plus longtemps et est restée, foyer de création artistique tout de même prospère, fidèle à des manières traditionnelles. Insis-tons: l'excellence de ces artistes de la «Renaissance» ne fut pas du tout affirmée par un consentement spontané, de caractère que nous dirions «populaire», par une prise de conscience générale. Mais dans le cadre étroit d'une sorte de cercle socioprofessionnel qui y avait son intérêt. Cette excellence ne fut pas admise aussi volontiers dans les siècles suivants: ni au temps de Louis XIV ni au XVIIIème siècle.

La «Renaissance» n'est redevenue à la mode que plus tard, au temps de Stendhal. C'est lui qui, pour une bonne part, donna le signal d'une admiration qu'il convenait de partager pour rester dans le bon ton.

La Renaissance: une supériorité technique ?

Qu'entendons-nous ordinairement par «Renaissance» ? Tout d’abord une supériorité technique que l’on attribue sans hésitation ni nuances à l'Italie. Cela mérite examen...Quelques spécialistes ont, malgré tout, montré que les célèbres sculptures de Pise, que l'on considère volontiers comme les premiers signes de cette Renaissance italienne, s'étaient très largement inspirées et étaient même, pour certains éléments, copiées sur les statues de Chartres ou de Reims, elles éminemment «gothiques». Comment affirmer que, dans l'ensemble, l'art italien soit supérieur, à même époque, à l'art français ? Cela peut se dire, certes, si nous ne considérons que la peinture sur chevalet ou la peinture murale, dont il reste, en Italie, d’innombrables trésors encore en place. Mais, ne doit-on pas tenir en compte, pour la France de l’importance des destructions (guerres de religion, terreur révolutionnaire et vandalisme organisé) bien plus graves que partout ailleurs? Pourquoi ne pas davantage parler des peintures sur livres (enluminures), ou des tapisseries, ou de l'art de l'émail, toutes formes de l'art où l'Italie ne semble pas avoir donné le ton ? Pourquoi, en fait de peinture, ne pas porter plus d'attention aux artistes de Flandre ou d'Allemagne ?

Quant à la valeur technique des oeuvres proprement dite, notre optique se trouve complètement faussée du fait que nous avons appris à ne vouloir considérer que la perfection à représenter le réel, à rendre fidèlement la nature. D'où, par exemple, l'importance accordée à la représentation de la profondeur de champ et à la perspective. On ne parle que de ligne d'horizon et l'on a souvent écrit comme si, pendant des génération, les artistes du Moyen Age s'étaient évertués, mais en vain, à traduire exactement la réalité. Comme ils ne le faisaient pas, nous les avons taxés de maladresse. Les historiens ont cherché à situer les tout premiers signes d'une maîtrise de la perspective et ont salué les artistes capables de le faire comme des précurseurs. Cette façon de voir les choses est. je pense, complètement erronée. C'est oublier que le peintre ou le sculpteur «du Moyen Age» ne voulaient pas du tout représenter le réel, mais bien traduire une attitude, un élan d'âme, une spiritualité.

La Renaissance et l’Antiquité

La Renaissance serait aussi le retour à une Antiquité que le Moyen Age aurait méconnue. Tous nos livres insistent sur ce point. Mais ils se trompent et ne veulent pas considérer les faits, pourtant bien établis. Notons en premier lieu que ce retour aux temps antiques, en Italie, aux XIVème ou XVème siècles, était malgré tout relativement limité. Il ne s'agissait que de glorifier les souvenirs de Rome, d'une Rome non chrétienne (Pétrarque insiste beaucoup sur ceci) et d'une Rome autant que possible «républicaine» afin de passer sous silence les désordres et turpitudes, les abus de toutes sortes, de la longue période impériale. De plus, la période républicaine était bien moins étudiée, encore mal connue, et l'on pouvait croire à peu près tout ce que l'on voulait. En tous cas, il n'était que très rarement ou pas du tout question de la Grèce que l'on affectait d'ignorer et même de mépriser . L'art italien de cette époque marque visiblement une forte réaction contre tout ce qui est considéré soit comme «grec» soit comme «gothique»; cet intérêt pour l'Antiquité romaine est, bien souvent, le fruit d'un vif nationalisme, dont précisément Pétrarque et ses amis, tel Cola di Rienzo, se font les propagateurs acharnés. Ils ne veulent entendre parler de l'Antiquité que s'il s'agit de la leur et si cette célébration sert leur dessins politiques.

Surtout, parler d'ignorance de l'Antiquité tout au long du Moyen Age, est faire preuve de parti pris ou d 'un manque d'information pour le moins surprenant, tout au contraire: toute la culture, toute la civilisation de cette époque étaient fortement imprégnées des souvenirs antiques, maintenus vivants avec grand soin. Les légendes et les «histoires» antiques, grecques surtout, étaient connues de tous, par toutes sortes de moyens. Les romans tels le Roman d'Alexandre et l'Enéide étaient largement diffusés, dès l'an mille et peut-être avant, par des traductions en latin et en différents parlers «vulgaires», picard, normand, allemand. Ceci n'était donc pas destiné uniquement à une élite, à des «clercs», mais bien à un très vaste public qui, de toutes façons, retrouvait ces héros de l'Antiquité, leurs faits d'armes et leurs malheurs, représentés par des personnages vivants lors des grandes fêtes publiques, en particulier lors des entrées princières dans les villes. A ce moment-là, étaient dressés, près des portes de la ville et aux carrefours des rues, sur les petites places des échafauds où étaient figurés toutes sortes de scènes rappelant ces histoires de l'Antiquité qui, peut-on dire, faisaient partie de la culture fondamentale du temps.

Tous les milieux en étaient pénétrés, et même, contrairement à ce que l'on laisse entendre, les chevaliers. De la première croisade et de la prise de Jérusalem, le 15 juillet 1099, il nous reste plusieurs récits écrits par des hommes qui y ont participé, ont combattu, on assisté à tous les faits de guerre, aux marches dans les déserts, aux sièges et aux combats. Or leurs chroniques, écrites ou pour leurs proches ou pour la postérité, ou pour inciter d'autres croisés à venir les rejoindre, sont truffées d'allusions à l'Histoire ancienne. L'un écrit, parlant de la vertu de commandement des chefs «tous semblaient savoir, par le seul instinct de bonne nature, le précepte que déjà Marius donnait à ses troupes, selon le rapport de Salluste: si tu te conduis mollement en même temps que tu accables l'armée de la sévérité de ton commandement, tu te conduis en seigneur et non en général». Un autre parle de la reine de Sodome et d'Orphée; un autre encore du Zéphir et de l'Aquilon, les vents du dieu Eole. L'un de ces Croisés écrit que «les pénates de ces lieux virent plus de sang répandu que n'en n'avaient jamais vu les plaines de Pharsale sous César, les champs de la Phrygie sous les armes des Grecs, les terres du Latium au temps de Marius et de Sylla».

Tous ces hommes, guerriers, gens d'Eglise ou autres, connaissent la Guerre de Troie comme s'ils l'avaient vécue. Ils se veulent toujours les héritiers de Troyens chassés de leur ville et cette certitude psychologique les hante. Elle a certainement alimenté cette animosité, cette hostilité des Latins contre les Grecs, qui ont sinon provoqué du moins soutenu l'attaque des Croisés latins contre Constantinople en 1204 et le sac de la ville. Ils se vengeaient des mal-heurs autrefois infligés aux Troyens. Lorsque, peu de temps après, l'empereur latin de Constantinople rencontre le khan des Bulgares et que celui-ci lui demande la raison d'une si lointaine et périlleuse expédition, la réponse est, tout naturellement: «nous venons reprendre les terres de nos aïeux que les Grecs nous ont dérobé autrefois».

Opposer Moyen Age et Renaissance ne se justifie en rien. Plutôt que de parler de rupture, de grand changement, analysons plutôt des caractères parfois différents, des évolutions graduelles, des retours peut-être. Et surtout, dernière observation qui devrait paraître évidente: ne nous laissons pas aller à considérer et qualifier en bloc une période qui a duré environ mille années. Cela n'a aucun sens. Parler de «l’homme médiéval», de la «femme médiévale», de la «civilisation médiévale», tout cela est proprement ridicule. Veut-on parler alors du temps des Mérovingiens ou de celui de Jeanne d'Arc ? Qui oserait penser que ces temps peuvent s'évoquer par les mêmes formules ?

Des raisons politiques à l’origine du discrédit du Moyen-Age

Les premières raisons sont bien sûr de nature politique. Cela s'inscrit dans la lutte conduite par quantité d'auteurs, d'hommes de plume, de «philosophes» auto-proclamés (déjà!...) contre tout ce qui pouvait rappeler l'Ancien régime, dont le Moyen Age paraissait à beaucoup comme une sorte de quintessence. Cette action de dénigrement, menée par des gens à la fois ignares et malhonnêtes, s'est amorcée sous nos derniers rois, gravement et dramatiquement amplifiée sous la Révolution et la dictature de la Terreur, puis très bien prolongée tout au long du XIXème siècle, entretenue par les champions de l'école publique. Il faut bien admettre, une fois pour toutes, que cette école voulue et instituée par Jules Ferry et ses amis, cette école qui a certes eu ses vertus (le travail, la discipline, le respect de certaines valeurs, l’honnêteté et la solidarité) n'était, dans le domaine strictement intellectuel, qu'une vaste entreprise de désinformation, mieux même d'intoxication. Il s'agissait de tout travestir, de tout couvrir d'un voile d'erreurs, pour inculquer le mépris des temps d’avant, pour ne voir de salut que dans le régime républicain. Tout ceci inspiré de cette idée, au demeurant fort curieuse, que le «bonheur» des hommes, la justice sociale et la justice tout court, plus la prospérité économique, ne pouvaient fleurir que sous une certaine forme de régime politique.

Cette action destructrice visait surtout la noblesse, ses «privilèges»; elle s'est nourrie de mille inventions, certaines d'une fantaisie débridante, et a fini par donner une image complètement déformée de ce qu'étaient les structures sociales de notre passé. Nous en gardons encore, dans nos manuels d'éducation et dans le parler ordinaire, des traces qui ne sont pas près de s'effacer. Cependant il est nécessaire de remarquer que ce genre de combat contre les «privilèges» a souvent précédé la Révolution; ce fut le fait des conseillers du roi et parfois du roi lui-même qui tendaient à imposer un régime de plus en plus centra-lisé. Il est clair que, de tous temps, les attaques les plus violentes ont été dirigées contre la féodalité, que l'on présentait et que l’on présente encore comme un régime absolument détestable, source de tous les maux. «Féodal» est l'injure suprême, bien pire que «médiéval». Il est tout à fait significatif que notre école laïque, foncièrement hostile aux rois de façon générale, ne l'est pas du tout sur ce plan; tout au contraire, elle ne manque jamais de les approu-ver lorsqu'ils étaient en lutte contre les «seigneurs», contre la féodalité. C'est cette école qui a exalté la victoire de Bouvines en faisant croire que la bataille avait été surtout gagnée contre des «seigneurs félons», avec l'aide efficace des «milices urbaines». Rien de cela n'est prouvé... Le roi était aussi présenté aux enfants des écoles comme le justicier luttant contre les «seigneurs brigands» qui dévalisaient ou rançonnaient les marchands, en fait qui exigeaient des péages sur les routes et les ponts. Louis VI dit le Gros qui mit un de ces grands barons à la raison était digne de tous les éloges. Personne n'a fait remarquer que, le «seigneur brigand» fut alors remplacé par des agents du roi, du pouvoir central, qui exigèrent des taxes plus élevées et disposaient de plus forts moyens. Personne ne fait davantage remarquer que toutes les grandes révoltes sociales, beaucoup plus tard, aux XVIIème et XVIIIème siècles, étaient dirigées non contre les seigneurs mais contre les agents du fisc royal, dont les prétentions semblaient hors de propos, absolument injustes, toutes nouvelles et donc insupportables.

Nous sommes tellement pénétrés du bien fondé d'une politique à tous crins centra-lisatrice que nous voyons dans toutes les mesures anti-féodales le fait d'une bonne politique. Aujourd’hui, nous héritons de ce passé (concentration vers la capitale) et notre réflexe quasi automatique est de trouver pernicieux tout ce qui témoigne d'un désir de répartition, de régionalisation des pouvoirs.

Le refus de toute forme de spiritualité

Une autre disposition d'esprit qui conduit à jeter le mépris sur tout ce qui peut paraître «médiéval» ou, du moins, à ne le pas comprendre, est le refus même de toute forme de spiritualité. Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il ne pouvait s'agir que d'un anticléricalisme exacerbé: attaques contre l'Eglise, contre la papauté, contre le clergé et ses «privilèges», contre ses biens temporels. Cela fut vrai pendant un certain temps; mais les esprits ont beaucoup évolué. Des attaques contre Rome, puis contre le christianisme, l'on est passé à un refus total, à une perception complètement différente. Je puis dire que, pour nombre des étudiants d'aujourd'hui, parler d'élan religieux, de ferveurs populaires, de croyances sincères, est parler d'un monde qui leur semble complètement étranger. Volontiers, ils cherchent d'autres explications; ils pensent à des contraintes, à la peur de déplaire, aux surveillances des censeurs et à la peur des excommunications sociales. A cela s'est ajouté une autre attitude, très significative de l'incompréhension, chez de nombreux Chrétiens d'aujourd'hui. Pour eux, toutes les formes de dévotions «médiévales» n'étaient que superstitions, des religiosités de type bien trop «primaire», «populaire», maintenant totalement dépassé.

Forts de leur supériorité, de leur sérieux, ils n'éprouvent que mépris et commisération pour ces hommes d'un passé, plus ou moins barbares, qui leur semblent des êtres véritablement différents, peut-être pas tout à fait accomplis Cela nous conduit à la dernière raison du mépris, sans doute la plus importante bien que pas volontiers avouée: la croyance au progrès. Nous ne cessons d'en parler et de nous en féliciter; d'accepter en son nom de véritables sacrifices. Progrès matériel bien sûr. Il est nul besoin d'insister: tous nos livres et nos journaux parlent de l’inconfort de la saleté, du manque d'hygiènes des villes des temps médiévaux. Les rues sentaient mauvais à cause des détritus et du fumier (mais pas les automobiles d'aujourd'hui..?); les porcs vagabondaient dans la ville...De plus, nous croyons volontiers au progrès moral, à savoir que l'homme se perfectionne dans le bon sens, qu'il se défait de quelques mauvais penchants, que les rapports humains deviennent plus sereins, plus justes; que les cruautés se font plus rares. Idée, là encore, inspirée par un orgueil extravagant, peut-être par une certaine idéologie, en tous cas impossible à soutenir. Je sais bien que, dans quelques mois, les moralisateurs parleront en termes sévères des Croisades, des massacres perpétués par les Chrétiens lors de la prise de Jérusalem; ils se plairont à dénoncer ces horreurs, ce fanatisme, fruit d'une religion intolérante, d'un climat de haine...Notre époque vaut-elle mieux ? Sans doute pourrait-on mettre en balance d'une part les forfaits commis à chaud, par des hommes exaspérés au soir des combats, et ceux qui de nos jours, nous semblent sciemment programmés au nom d'idéologies de toutes sortes, généralement non religieuses celles-ci, ou au nom de la raison d'Etat et du bien public froidement défini par quelques uns ?

Cela mérite malgré tout attention. Et nous incite certainement à plus de modestie, à nous enrichir de cette sympathie dont je vous parlais tout à l’heure et que nous ne pouvons refuser à une société du passé, pour la simple raison que nous en sommes les héritiers et ne voulons pas la comprendre, assurés d'être les meilleurs." [1]