Garrigou-Lagrange, Réginald Fr., Les trois âges de la vie intérieure - p. I, La vie intérieure, ses sources et sa fin

De Christ-Roi
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PREMIÈRE PARTIE

Les sources de la vie intérieure et sa fin

PROLOGUE



Comme la vie intérieure est une forme de plus en plus consciente de la vie de la grâce en toute âme généreuse, nous parlerons d'abord de la vie de la grâce pour en bien voir le prix. Nous verrons ensuite ce qu'est l'organisme, spirituel des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit, qui dérivent de la grâce sanctifiante en toute âme juste. Nous serons ainsi conduits à parler de l'Habitation de la Trinité dans l'âme des justes, et aussi de l'influence constante qu'exerce sur elle Notre-Seigneur Jésus-Christ, médiateur universel, et Marie, médiatrice de toutes les grâces.
Telles sont les sources de la vie intérieure; elles sont fort élevées, comme la source des fleuves se trouve, sur les plus hautes montagnes. Et c'est parce qu'elle descend de très haut que notre vie intérieure peut remonter jusqu'à Dieu et nous conduire à une union très intime avec Lui.
Dans cette première partie, après avoir parlé des sources de la vie intérieure, nous traiterons de sa fin, c'est-à-dire de la perfection chrétienne à laquelle elle est ordonnée, et de l'obligation d'y tendre, chacun selon sa condition. En toutes choses, il faut d'abord considérer la fin, car elle est première dans l'ordre d'intention, bien qu'elle soit dernière dans l'ordre d'exécution. C'est elle qu'on veut d'abord, bien qu'on ne l'obtienne qu'en dernier lieu. C'est pourquoi Notre-Seigneur a commencé sa prédication en parlant des béatitudes, et c'est pourquoi aussi la théologie morale commence par le traité de la fin dernière à laquelle doivent être ordonnés tous nos actes.



CHAPITRE PREMIER

La vie de, la grâce, vie éternelle commencée


La vie intérieure du chrétien suppose l'état de grâce, qui est contraire à l'état de péché mortel. Et dans le plan actuel de la Providence, toute âme est soit en état de grâce soit en état de péché mortel; en d'autres termes, elle est soit tournée vers Dieu, fin dernière surnaturelle, soit détournée de Lui. Nul homme ne se trouve dans un état purement naturel, car tous sont appelés à la fin surnaturelle, qui consiste dans la vision immédiate de Dieu et l'amour qui en résulte. C'est à ce but suprême que fut ordonnée l'humanité dès le jour de la création, et, après la chute, c'est vers cette fin que nous conduit le Sauveur, qui s'est offert en victime pour le salut de tous les hommes.
Il ne suffit pas sans doute, pour avoir une vraie vie intérieure, d'être en état de grâce, comme l'est un enfant après le baptême, ou tout pénitent après l'absolution de ses fautes. La vie intérieure demande, en outre, une lutte contre tout ce qui nous porte à retomber dans le péché, et une sérieuse tendance de l'âme vers Dieu. Mais si nous avions une profonde connaissance de l'état de grâce, nous verrions qu'il n'est pas seulement le principe d'une vraie vie intérieure très sainte, mais qu'il est le germe de la vie éternelle. Il importe d'y insister dès le début, en rappelant la parole de saint Thomas : « Bonum gratiae unius majus est quam bonum naturae totius universi : le moindre degré de grâce sanctifiante vaut plus que le bien naturel de tout l'univers (Ia IIae, q. 113, a. 9, ad 2); car la grâce est le germe de l'éternelle vie, incomparablement supérieure à la vie naturelle de notre âme ou à celle des anges.
C'est là ce qui peut nous montrer le plus le prix de la grâce sanctifiante, que nous avons reçue au baptême, et que nous rend l'absolution, si nous avons eu le malheur de la perdre[1].
On ne peut connaître la valeur d'un germe que si l'on connaît d'une certaine manière ce qui doit provenir de lui. Pour savoir, par exemple, dans l'ordre de la nature, le prix du germe contenu dans un gland, il faut avoir vu un chêne pleinement développé. Dans l'ordre humain, pour savoir la valeur de l'âme raisonnable qui sommeille encore en un petit enfant, il faut savoir ce que peut normalement l'âme humaine dans un homme arrivé à son plein développement. De même, nous ne pouvons connaître le prix de la grâce sanctifiante, qui est dans l'âme d'un petit baptisé et en tous les justes, que si nous avons considéré, au moins de façon imparfaite, ce que sera le plein développement de cette grâce dans la vie de l'éternité. Et il convient de le voir à la lumière même des paroles du Sauveur. Elles sont « esprit et vie », et gardent plus de saveur que tout commentaire. Le langage de l'Évangile, le style de Notre-Seigneur nous portent plus immédiatement à la contemplation que le langage technique de la théologie la plus sûre et la plus élevée. Rien d'aussi salutaire que de respirer l'air très pur de ces hauteurs, d'où descendent les eaux vives du fleuve de la doctrine chrétienne.



La vie éternelle promise par le Sauveur aux hommes de bonne volonté

L'expression « vie éternelle » est rare dans l'Ancien Testament, où la récompense des justes après la mort est souvent présentée de façon symbolique, sous la figure, par exemple, de la terre promise.
Cela se comprend d'autant mieux que les justes de l'Ancien Testament, après la mort, devaient attendre que la Passion du Sauveur et le, sacrifice de la Croix soient accomplis pour voir s'ouvrir les portes du ciel. Tout, dans l'Ancien Testament, était ordonné d'abord à la venue du Sauveur promis.
Dans la prédication de Jésus, tout est ordonné immédiatement à la vie éternelle. Et si nous sommes attentifs à ses paroles, nous verrons combien cette vie de I'éternité diffère de la vie future dont parlaient les meilleurs des philosophes, comme Platon. La vie future, dont ils parlaient, était à leurs yeux d'ordre naturel, et ils l'affirmaient comme « un beau risque à courir »[2], sans en avoir une absolue certitude. Le Sauveur, lui, parle avec l'assurance la plus absolue non pas seulement d'une vie future, mais de la vie éternelle supérieure au passé, au présent et au futur, vie toute surnaturelle, mesurée comme la vie intime de Dieu, dont elle est la participation, par l'unique instant de l'immobile éternité.
Jésus nous dit que la voie est étroite qui conduit à la vie éternelle[3], que pour l'obtenir il faut se détourner du péché, observer les commandements de Dieu[4]. Il dit à plusieurs reprises, dans le quatrième Évangile : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle »[5], c'est-à-dire : celui qui croit en moi, Fils de Dieu, d'une foi vive, unie à la charité, à la pratique des préceptes, celui-là a la vie éternelle commencée. C'est ce que Jésus affirme aussi dans les huit béatitudes, dès qu'il commence à prêcher[6] : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux;... bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés; ... bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » Qu'est-ce donc que la vie éternelle, sinon ce rassasiement, cette vision de Dieu dans son royaume. En particulier à ceux qui souffrent persécution pour la justice, il est dit : « Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux[7]. » Plus clairement encore, avant la Passion, Jésus dit, comme il est rapporté en saint Jean, XVII, 3 : « Père, l'heure est venue de glorifier votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie, puisque vous lui avez donné autorité sur toute chair, afin qu'à tous ceux que vous lui avez donnés, il donne la vie éternelle. Or, la vie éternelle, c'est qu'ils vous connaissent, vous le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ. »
Saint Jean l'évangéliste nous explique, lui-même ces paroles du Sauveur, lorsqu'il écrit : « Mes bien-aimés, nous sommes maintenant enfants de Dieu, et ce que nous serons un jour n'a pas encore été manifesté; mais nous savons qu'au temps de cette manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est[8]. » Nous le verrons tel qu'il est, et non plus seulement par le reflet de ses perfections dans les créatures, dans la nature sensible ou dans l'âme des saints, qui transparaît dans leurs paroles et dans leurs actes; nous le verrons immédiatement tel qu'il est en lui-même.
Saint Paul ajoute : « Maintenant nous voyons (Dieu) dans un miroir, d'une façon obscure, mais alors nous le verrons face à face; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je le connaîtrai comme je suis connu[9]. »
Remarquons-le, saint Paul ne dit pas : je le connaîtrai comme je me connais moi-même, comme je connais l'intérieur de ma conscience. Cet intérieur de mon âme, je le connais certes mieux que les autres hommes; mais il garde pour moi des secrets, je ne puis mesurer toute la gravité de mes fautes, directement ou indirectement volontaires. Dieu seul me connaît à fond; les secrets de mon cœur ne sont parfaitement à découvert que sous son regard.
Or, dit saint Paul, alors je le connaîtrai comme je suis connu par lui. De même que Dieu connaît l'essence de mon âme et ma vie intime sans intermédiaire, ainsi je le verrai sans l'intermédiaire d'aucune créature, et même, ajoute la théologie[10], sans l'intermédiaire d'aucune idée créée. Nulle idée créée, en effet, ne peut représenter tel qu'il est en soi le pur éclair intellectuel éternellement subsistant qu'est Dieu et sa vérité infinie. Toute idée créée est finie, elle est un concept de telle ou telle perfection de Dieu, de son être, de sa vérité ou de sa bonté, de sa sagesse ou de son amour, de sa miséricorde ou de sa justice. Mais ces divers concepts des perfections divines sont incapables de nous faire, connaître telle qu'elle est en soi l'essence divine souverainement simple, la Déité ou la vie intime de Dieu. Ces concepts multiples sont à la vie intime de Dieu, à la simplicité divine, un peu ce que sont les sept couleurs de l'arc-en-ciel à la lumière blanche dont elles procèdent. Nous sommes ici-bas comme des hommes qui n'auraient jamais vu que les sept couleurs et qui désireraient voir la pure lumière, qui est leur source éminente. Et tant que nous n'avons pas vu la Déité telle qu'elle est en soi, nous ne parvenons pas à voir l'intime conciliation des perfections divines, en particulier de l'infinie Miséricorde et de l'infinie Justice. Nos idées créées des attributs divins sont comme de petits carrés de mosaïques qui durcissent un peu la physionomie spirituelle de Dieu. Quand nous pensons à sa Justice, elle peut nous paraître trop rigide, et quand nous pensons aux prédilections gratuites de sa miséricorde, elles peuvent nous paraître arbitraires. A la réflexion, nous nous disons : mais en Dieu, justice et miséricorde sont fondues, il n'y a aucune distinction réelle entre elles. C'est vrai, nous l'affirmons avec certitude, mais nous ne voyons pas encore l'intime harmonie de ces divines perfections. Pour la voir, il faudrait voir immédiatement, sans l'intermédiaire d'aucune idée créée, l'essence divine telle qu'elle est en soi.
Cette vision constituera la vie éternelle. Nul ne peut exprimer quelle joie et quel amour en résulteront en nous : amour de Dieu si fort, si absolu, que rien ne pourra désormais, non seulement le détruire, mais l'amoindrir; amour par lequel nous nous réjouirons surtout que Dieu soit Dieu, infiniment saint, juste, miséricordieux; nous adorerons tous les décrets de sa Providence en vue de la manifestation de sa bonté. Nous serons entrés dans sa béatitude à Lui, selon l'expression même du Sauveur : « C'est bien serviteur bon et fidèle, parce que tu as été fidèle en peu de choses, je t'établirai sur beaucoup : entre dans la joie, de ton maître; intra in gaudium Domini tui[11]. Nous verrons Dieu comme il se voit immédiatement lui-même, sans pourtant épuiser la profondeur de son être, de son amour et de sa puissance, et nous l'aimerons comme il s'aime.
Nous verrons aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur.
Telle est essentiellement la béatitude éternelle, sans parler de la joie accidentelle que nous éprouverons à voir et à aimer la Vierge Marie et tous les saints, plus particulièrement les âmes que nous aurons connues pendant notre voyage sur la terre.



Le germe de la vie éternelle en nous

La vision immédiate de Dieu, dont nous venons de parler, dépasse les forces naturelles de toute intelligence créée, angélique ou humaine. Naturellement, une intelligence créée peut bien connaître Dieu par le reflet de ses perfections dans l'ordre créé, angélique ou humain, mais elle ne peut pas le voir immédiatement en Lui-même comme Il se voit[12]. Si une intelligence créée pouvait voir Dieu immédiatement par ses seules forces naturelles, elle aurait le même objet formel que l'intelligence divine, elle serait dès lors de même nature que Dieu, ce serait la confusion panthéistique d'une nature créée et de la nature divine.
Dès lors une intelligence créée ne peut être élevée à la vision immédiate de l'essence divine que par un secours gratuit, par une grâce de Dieu. Cette grâce est dans l'ange et en nous un peu comme la greffe, qui transforme un arbuste sauvage pour lui permettre de porter de bons fruits.
L'ange et l'âme humaine ne deviennent capables d'une connaissance surnaturelle de Dieu et d'un amour surnaturel que s'ils ont reçu cette greffe divine qu'est la grâce habituelle ou sanctifiante, qui est une participation de la nature divine ou de la vie intime de Dieu. Seule cette grâce, reçue dans l'essence de notre âme comme un don gratuit, peut la rendre radicalement capable d'opérations proprement divines, capable de voir Dieu immédiatement comme il se voit, et de l'aimer comme il s'aime.
En d'autres termes, la déification de l'intelligence, et celle de la volonté, suppose la déification de l'âme même (en son essence), dont dérivent ces facultés.
Cette grâce, lorsqu'elle est consommée et inamissible, s'appelle la gloire, et d'elle procèdent, dans l'intelligence des bienheureux au ciel, la lumière surnaturelle qui leur donne la force de voir Dieu et dans la volonté la charité infuse qui le leur fait aimer sans qu'ils puissent désormais se détourner de lui.
Or, par le baptême, nous avons déjà reçu le germe de la vie éternelle, car, par lui, nous avons reçu la grâce sanctifiante qui est le principe radical de cette vie, et, avec la grâce sanctifiante, nous avons reçu la charité infuse qui doit durer éternellement.
N'est-ce pas là ce que disait le Sauveur à la Samaritaine, comme il est rapporté en saint Jean, IV, 5-26 : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, toi-même lui en aurais fait la demande et il t'aurait donné de l'eau vive... Quiconque boit de l'eau de ce puits de Jacob aura encore soif mais celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus soif; au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d'eau jaillissant jusqu'à la vie éternelle. » Si quelqu'un demandait : « Ces paroles de Notre-Seigneur sont-elles d'ordre ascétique ou d'ordre mystique ? » cette question paraîtrait inintelligente ; car s'il s'agit de la vie du ciel, à plus forte raison de l'union intime qui y dispose.
« Celui, dit saint Thomas[13], qui boira de l'eau vive de la grâce donnée par le Sauveur n'en désirera plus une autre, mais il désirera la recevoir plus abondamment... De plus, tandis que l'eau matérielle descend, l'eau spirituelle de la grâce s'élève. C'est une eau vive, toujours unie à sa source (éminente) et qui jaillit jusqu'à la vie éternelle qu'elle nous fait mériter. » Cette eau vive vient de Dieu, et c'est pourquoi elle peut remonter jusqu'à Lui.
De même, dans le temple de Jérusalem, le dernier jour de la fête des tabernacles, Jésus debout dit à haute voix : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive; Celui qui croit en moi, des fleuves d'eau vive couleront de sa poitrine.[14] » Celui qui boit spirituellement en croyant au Sauveur, celui-là puise à la source d'eau vive et il peut y puiser non seulement pour lui-même, mais pour les autres âmes à sauver.
A plusieurs reprises, nous l'avons déjà noté, Jésus répète : « Celui qui croit en moi a la vie éternelle[15] ».
Non seulement il l'aura plus tard, mais, en un sens, il l'a déjà, car la vie de la grâce est la vie éternelle commencée.
C'est, en effet, la même vie en son fond, comme le germe qui est dans un gland a la même vie que le chêne développé, comme l'âme spirituelle du petit enfant est la même qui, un jour, s'épanouira dans l'homme fait.
Au fond, c'est la même vie divine, qui est en germe dans le chrétien ici-bas, et qui est pleinement épanouie dans les saints au ciel, qui sont les vrais vivants de la vie de l'éternité. C'est pourquoi Notre-Seigneur dit aussi : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour[16]. » « Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : II est ici, ou : Il est là; car, voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous », ou « au dedans de vous »[17]. Il est là caché, comme le grain de sénevé, comme le ferment qui fera lever toute la pâte, comme le trésor enfoui dans un champ.
Et comment connaissons-nous que nous avons déjà reçu cette vie qui doit durer toujours ? Saint Jean nous l'explique longuement : Nous savons, dit l'Apôtre, que nous avons passé de la mort à la vie, si nous aimons nos frères. Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Quiconque hait son frère est homicide, et vous savez que l'homicide n'a pas la vie éternelle demeurant en lui.[18] » - « Je vous ai écrit ces choses pour que vous sachiez que vous avez la vie éternelle, vous qui croyez au nom du Fils de Dieu.[19] » Jésus avait dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque gardera ma parole ne verra jamais la mort.[20] »
Et, de fait, comme le dit la liturgie dans la préface de la messe des défunts : « Tuis enim fidelibus, Domine, vita mutatur non tollilur. - Pour vos fidèles, Seigneur, la vie est changée, non pas perdue »; au contraire, elle s'épanouit pleinement au ciel.
En réalité, la vie de la grâce est dès ici-bas le germe de la gloire; gratia est semen gloriae, dit toute la tradition. Saint Thomas aime aussi à dire : « Gratia nihil aliud est quam quaedam inchoatio gloriae in nobis.[21] » Bossuet s'exprime souvent dans les mêmes termes[22].
C'est pourquoi saint Thomas aime à dire : « Bonum gratiae unius majus est quam bonum naturae totius universi[23] » : Le moindre degré de grâce sanctifiante contenu dans l'âme d'un petit enfant après son baptême est quelque chose de plus précieux que le bien naturel de tout l'univers, y compris toutes les natures angéliques prises ensemble; car le moindre degré de grâce sanctifiante est d'un ordre immensément supérieur, de l'ordre de la vie intime de Dieu, supérieure à tous les miracles et à tous les signes extérieurs de la révélation divine[24].
C'est la même vie surnaturelle, la même grâce sanctifiante, qui est dans le juste ici-bas et dans les saints du ciel, c'est aussi la même charité infuse, avec deux différences. Ici-bas nous connaissons Dieu, non pas dans la clarté de la vision, mais dans l'obscurité de la foi infuse; et, de plus, bien que nous espérions le posséder d'une façon inamissible, ici-bas nous pouvons le perdre par notre faute.
Mais, malgré ces deux différences, relatives à la foi et à l'espérance, c'est la même vie, parce que c'est la même grâce sanctifiante et la même charité; elles doivent durer éternellement. C'est bien ce que Jésus disait à la Samaritaine : « Si tu savais le don de Dieu, c'est toi qui m'aurais demandé à boire... Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus soif, au contraire, l'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle » (Jean, IV, 10-14). C'est à la lumière de ce principe qu'il faut juger de ce que doit être notre vie intérieure, et de ce que doit être ici-bas son plein développement normal pour être le digne prélude de la vie de l'éternité. Si la grâce sanctifiante, les vertus infuses et les dons sont de soi ordonnés à la vie éternelle, ne le sont-ils pas aussi à l'union mystique ? Celle-ci n'est-elle pas, chez les âmes vraiment et pleinement généreuses, le prélude normal de la vie de l'éternité ?


Une conséquence importante

Il suit, dès maintenant, de ce que nous venons de dire au moins une présomption sur le caractère non extraordinaire de la contemplation infuse des mystères de la foi et de l'union à Dieu qui en résulte. Cette présomption se confirmera de plus en plus dans la suite et deviendra une certitude.
La grâce sanctifiante et la charité, qui nous unissent à Dieu en sa vie intime, sont, en effet, très supérieures aux grâces gratis datae et extraordinaires, comme la prophétie et le don des langues, qui sont seulement des signes de l'intervention divine et qui par elles-mêmes ne nous unissent pas intimement à Dieu. Saint Paul l'affirme très nettement[25] et saint Thomas l'explique fort bien[26].
Or, c'est de la grâce sanctifiante, dite « grâce des vertus et des dons[27] », reçue par « tous au baptême, et non point des grâces gratis datae et extraordinaires, que procède, nous le verrons, la contemplation infuse, acte de la foi infuse, éclairée par les dons d'intelligence et de sagesse. Ceci, les théologiens l'accordent généralement. Il y a donc dès maintenant une sérieuse présomption que la contemplation infuse et l'union à Dieu qui en résulte ne sont pas de soi extraordinaires; comme la prophétie ou le don des langues, et, si elles ne sont pas de soi extraordinaires, ne se trouvent-elles pas dans la voie normale de la sainteté ?


Une seconde raison est plus frappante encore et dérive immédiatement de ce que nous venons de dire : La grâce sanctifiante, étant par sa nature même ordonnée à la vie éternelle, est aussi ordonnée de soi, d'une façon normale, à la disposition prochaine parfaite à recevoir aussitôt la lumière de gloire.
Or, cette disposition prochaine est la charité parfaite avec le vif désir de la vision béatifique, vif désir qui ne se trouve ordinairement que dans l'union à Dieu qui résulte de la contemplation infuse des mystères du salut.
Cette contemplation n'est donc pas de soi extraordinaire, comme la prophétie, mais quelque chose d'éminent, qui déjà paraît bien être dans la voie normale de la sainteté, bien qu'elle soit relativement rare comme la haute perfection.
Il faut même ajouter que l'ardent désir de la vision béatifique ne se trouve selon sa pleine perfection que dans l'union transformante, ou l'union mystique supérieure, qui dès lors ne paraît pas être en dehors de la voie normale de la sainteté. Pour saisir le sens et la portée de cette raison, remarquons que s'il est un bien que le chrétien doit vivement désirer, c'est Dieu même vu face à face et aimé par-dessus tout, sans plus aucune possibilité de péché. Il est clair qu'il doit y avoir proportion entre l'intensité du désir et le prix du bien désiré, or ici ce prix est infini. Nous devrions être tous des «pèlerins de l'Absolu », quamdiu in hac vita peregrinamur a Domino (II Cor., V, 6).



Enfin, comme la grâce sanctifiante est de soi ordonnée à la vie éternelle, elle l'est aussi à une disposition prochaine à recevoir la lumière de gloire sitôt après la mort, sans passer par le purgatoire. Car le purgatoire est une peine qui suppose une faute, qui aurait pu être évitée, et une insuffisante satisfaction, qui aurait pu être complète, si nous avions mieux accepté les peines de la vie présente. Il est certain, en effet, que nul ne sera retenu au purgatoire que pour des fautes qu'il aurait pu éviter ou pour la négligence à les réparer. Normalement, il faudrait faire son purgatoire en cette vie, - en méritant, en grandissant dans l'amour, au lieu de le faire après la mort, sans mériter.
Or, la disposition prochaine à recevoir, la lumière de gloire sitôt après la mort suppose une vraie purification, analogue. à celle qui se trouve dans les âmes qui vont sortir du purgatoire, et qui ont un ardent, désir de la vision béatifique[28]. Cet ardent désir n'existe ordinairement en cette vie que dans l'union à Dieu qui résulte de la contemplation infuse des mystères du salut. Celle-ci, dès lors, paraît bien dès maintenant ne pas être une grâce extraordinaire, mais une grâce éminente dans la voie normale de la sainteté.
Le vif désir de Dieu, souverain Bien, qui est la disposition prochaine normale à la vision béatifique a été admirablement exprimé par saint Paul (II Cor., IV, 16 ss., et V, 1 ss.) : « Alors que notre homme extérieur dépérit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour... Aussi gémissons-nous dans cette tente, dans l'ardent désir que nous avons d'être revêtus de notre demeure céleste... Et celui qui nous a formés pour cela, c'est Dieu, qui nous a donnés les arrhes de l'Esprit. »
Il est clair que, pour traiter comme il convient les questions de la théologie ascétique et mystique, il ne faut pas perdre de vue ces hauteurs, telles que nous les fait connaître la Sainte Écriture expliquée par la théologie des grands Maîtres. S'il est un domaine où il faut considérer les hommes, non pas seulement tels qu'ils sont, mais tels qu'ils doivent être, c'est évidemment celui de la spiritualité. On doit pouvoir, au-dessus des conventions humaines, y respirer librement l'air des hauteurs. Bienheureuses les âmes éprouvées, qui, comme saint Paul de la Croix, ne trouvent plus l'air respirable que du côté de Dieu et qui aspirent très fortement vers Lui.





Notes

  1. Il importe, au début d'un traité de la vie intérieure, de se faire une haute idée de la grâce sanctifiante dont le protestantisme, à la suite de plusieurs nominalistes du XIV° siècle, a perdu la notion. Pour Luther, l'homme est justifié non pas par une vie nouvelle infuse, mais par l'imputation antérieure des mérites du Christ, de sorte qu'il n'est pas intérieurement changé et qu'il n'est pas nécessaire pour son salut qu'il observe le précepte de l'amour de Dieu par-dessus tout. C'est la méconnaissance radicale de la vie intérieure dont parle l'Évangile. Cette lamentable doctrine fut préparée par celle des nominalistes, qui disaient, que la grâce est un don qui n'est pas essentiellement surnaturel, mais qui donne moralement droit à la vie éternelle, comme un papier-monnaie, tout en n'étant que du papier, donne droit, par suite d'une institution légale, à recevoir de l'argent. C'était la négation de la vie essentiellement surnaturelle; c'était méconnaître l'essence même de la grâce et des vertus théologales.
  2. Même dans le Phédon la vie future est ainsi représentée.
  3. Matth.,VII, 14.
  4. Matth., XIX., 17.
  5. Joan, V, 24. VI, 40, 47, 55.
  6. Matth., V, 3-12.
  7. Ibid., V, 12.
  8. Joan., III, 2.
  9. I Cor., XIII, 12.
  10. Cf. Saint THOMAS, Ia, q. 22, a. 2.
  11. Matth., XXV, 21, 23.
  12. SAINT THOMAS, Ia, q. 12, a. 4.
  13. Commentum in Joannem, IV, 3 sq.
  14. Jean, VII, 37.
  15. Jean, III, 36; V, 24, 39; VI, 40, 47, 55.
  16. Joan., VI., 55.
  17. Luc, XVII, 20 s.
  18. 1 Joan., III, 14 s.
  19. I Joan., V, 13.
  20. Joan., VIII, 51-53.
  21. IIa IIae, q. 24, a. 3, ad 2m; Ia IIae, q. 69, a. 2 ; de Veritate, q. 14. a. 2.
  22. Méditations sur l'Évangile, 2° P., 37° jour, in Joan., XVII, 3.
  23. Ia IIae, q. 113, a. 9, ad 2.
  24. Ia IIae, q. 111, a. 5 : « Gratia gratum faciens est multo execllentior quam gratia gratis data », la grâce sanctifiante, qui nous unit à Dieu même, est très supérieure à la prophétie, aux miracles et à tous les signes de l'intervention divine.
  25. Cf. I Cor., XII, 28 ss, XIII, I ss.
  26. Ia IIae, q. 111, a.5 : « Gratia gratum faciens est multo excellentior quam gratia gratis data ».
  27. Cf. SAINT THOMAS, IIIa, q. 62, a. 1.
  28. Saint. Thomas. explique fait bien ce vif désir de Dieu dans les âmes du purgatoire (nous y reviendrons en parlant plus loin des purifications passives). Cf. IV Sent., d. 21, a. 1, ad tertiam quaestionem : « Quanto aliquid magis desideratur, tanto ejus absentia est molestior. Et quia affectus, quo desideratur summum bonum post banc vitam, in animabus sanctis est intensissimus, quia non retardatur affectus mole corporis, et etiam quia terminus fruendi summo Bono jam advenisset, nisi aliquid impediret, et ideo de tardatione maxime dolent. » Ainsi souffrons, nous grandement de la faim, lorsque, privés de nourriture depuis plus d'un jour, il serait dans l'ordre radical de notre organisme de se restaurer. Il est dans l'ordre radical de la vie de l'âme, en l'économie actuelle du salut, de posséder Dieu sitôt après la mort. Cela, loin d'être de soi extraordinaire est la voie normale, comme il arrive dans la vie des saints.