Garrigou-Lagrange, Réginald Fr., La synthèse thomiste, deuxième partie

De Christ-Roi
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CINQUIÈME PARTIE - L'INCARNATION RÉDEMPTRICE DANS LA SYNTHESE THOMISTE

Au sujet de l'incarnation rédemptrice, pour sou­ligner les thèses fondamentales sur lesquelles ont particulièrement insisté les commentateurs de saint Thomas, nous parlerons 1° de la convenance et du motif de l'incarnation ; 2° de l'union hypostatique ou de la personnalité du Christ, de l'intimité de cette union, de l'unité d'existence pour les deux natures ; 3° des suites de l'union hypostatique pour la sainteté du Christ, sa plénitude de grâce, sa prédestination, son sacerdoce, sa royauté universelle, de la nécessité en toutes ces questions de considérer Jésus, non seulement soit comme Dieu, soit comme homme, mais aussi comme Homme-Dieu, ratione unitatis suppositi ; 4° de la valeur intrinsèquement infinie de ses mérites et de sa satisfaction ; 5° de la con­ciliation de la liberté du Christ et de son impec­cabilité absolue ; 6° du motif pour lequel Jésus a tant souffert, alors que le moindre de ses actes d'amour suffisait à notre rédemption. Nous parlerons enfin dans la section suivante de la sainteté de Marie-Mère de Dieu, de l'Immaculée-Conception et des rapports de la maternité divine avec la plénitude de grâce.


CHAPITRE I - LA CONVENANCE ET LE MOTIF DE L'INCARNATION (IIIa, q. I)

Saint Thomas manifeste, sans la démontrer, la possibilité et la convenance de l'Incarnation par ce principe : « le bien est diffusif de soi, communicatif de lui-même et, plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abondamment et intimement. » On voit cette loi s'appliquer de mieux en mieux, selon l'échelle des êtres, dans le rayonnement de la chaleur et de la lumière du soleil, dans celui de la vie végétative, de la vie sensitive, de l'intelligence et de l'amour. Plus le bien est parfait, plus il est diffusif de lui même de façon intime et profonde, comme la fin qui attire, et conséquemment par voie d'efficience, car tout agent agit pour une fin. Le bien a de soi essentiellement l'aptitude à se communiquer, à per­fectionner; quant à la communication actuelle, elle est nécessaire dans l'agent déterminé ad unum, comme dans le soleil qui rayonne, elle est libre dans l'agent libre ; cf. Cajétan, ibid., a. I. En se com­municant ainsi, le bien perfectionne sans être lui­-même perfectionné. Or, Dieu est le souverain bien infini. Donc il convient qu'il se communique librement lui-même en personne à une nature créée, ce qui arrive par l'incarnation du Verbe.
Cette raison ne démontre pas la possibilité de l'Incarnation, car ni la possibilité ni l'existence d'un mystère essentiellement surnaturel n'est démontrable par la seule raison. Mais c'est là une profonde raison de convenance, qu'on peut toujours scruter davan­tage. Il n'y a pas eu sur ce sujet de controverse notable entre théologiens.
Il en est autrement s'il s'agit du motif de l'Incar­nation. On connaît sur ce point la thèse de saint Thomas (a. 3) : dans le plan actuel de la providence, vi præsentis decreti, si le premier homme n'avait pas péché, le Verbe ne se serait pas incarné ; mais, après le péché, il s'est incarné pour offrir à Dieu une satisfaction adéquate, pour nous racheter.
La raison de cette position est celle-ci : Ce qui dépend de la seule volonté de Dieu et dépasse abso­lument ce qui est dû à la nature humaine, ne peut nous être connu que par la Révélation divine. Or, dans la Révélation, contenue dans l'Écriture et la Tradition, partout la raison de l'Incarnation est tirée du péché du premier homme à réparer, ubique ratio incarnationis ex peccato primi hominis assignatur. Donc, conclut saint Thomas, il est plus convenable de dire que si le premier homme n'avait pas péché, le Verbe ne se serait pas incarné, mais qu'après le péché il s'est incarné pour offrir à Dieu une satis­faction adéquate pour notre salut. C'est ainsi qu'il est dit en saint Luc, XIX, 10 : Venit enim Filius hominis quæere et salvum facere quod perierat, cf. Matth., XVIII, 11 ; I Tim., I, 15 ; Joa., III, 17; cf. S. Augustin, Serm., CLXXIV, n. 2 ; CLXXV, n. 1 Si homo non periisset, Filius hominis non venisset. De même S. Irénée, Cont. hær., V, XIV, I ; S. Jean Chrysostome, In Ep. ad Hebr., hom. V, n. I.
Scot soutient au contraire que, même si Adam n'avait pas péché, dans le plan actuel de la Providence, le Verbe se serait incarné pour manifester la bonté divine, mais il ne serait pas venu in carne passibili, dans une chair sujette à la douleur et à la mort. Selon Suarez, De incarn., disp. V, sect. 2, n. 13; sect. 4, n. 17, l'incarnation s'est faite égale­ment pour la rédemption de l'homme et pour mani­fester la bonté de Dieu, et il entend « également » non pas comme les thomistes au sens d'une subor­dination, mais plutôt au sens d'une coordination de deux fins principales ex aequo, ainsi qu'en plusieurs autres points qui caractérisent son éclectisme.
Les thomistes confirment la raison donnée par saint Thomas par la considération des décrets efficaces en tant qu'ils diffèrent des décrets conditionnels et inefficaces. Ces derniers portent sur la chose à réaliser prise en soi, abstraction faite des circonstances, par exemple sur le salut de tous les hommes, car il est bon en soi que tous les hommes soient sauvés ; mais ces décrets conditionnels et inefficaces peuvent être modifiés par exemple du fait que Dieu juge qu'il convient de permettre l'impénitence finale d'un pécheur comme Judas, pour manifester son infinie justice. Par opposition, les décrets divins efficaces portent sur la chose à réaliser avec toutes ses circon­stances, car rien ne peut être réalisé de fait que hic et nunc, et par suite ces décrets efficaces ne peuvent être modifiés, mais ils s'accomplissent infail­liblement, cf. Ia, q. XIX, a. 6, ad Ium. Les thomistes en tirent une confirmation de la raison donnée par saint Thomas. Comme les décrets divins efficaces, disent-ils, ne sont pas modifiés par Dieu, mais s'étendent de toute éternité non seulement à la chose à réaliser, mais à toutes ses circonstances, hic et nunc, le présent décret efficace de l'Incarnation s'étend de toute éternité à cette circonstance particulière qui est, la passibilité de la chair du Sauveur. Or, les scotistes eux-mêmes concèdent que l'Incarnation dans une chair passible suppose le péché du premier homme. Donc de par le présent décret efficace ou dans le plan actuel de la Providence, le Verbe ne se serait pas incarné si Adam n'avait pas péché. Bref, la volonté divine efficace porte sur l'Incarnation telle qu'elle s'est réalisée de fait in carne passibili, ce qui suppose le péché.
Aux yeux des thomistes l'argument est irréfutable, et il suppose que la fin ultime de l'Incarnation est par la voie de la rédemption la manifestation de la bonté divine, ce sont des fins non pas coordonnées, mais subordonnées. Cette raison ainsi confirmée paraît démonstrative et elle porte autant contre Suarez que contre Scot. Le Symbole de Nicée dit du Fils de Dieu qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de cælis. Irénée, Chrysos­tome, Augustin ont dit : Si homo non peccasset, Filius hominis. non venisset. Scot et Suarez enten­dent : venisset, sed non in carne passibili. S'il en était ainsi, l'assertion des Pères à la prendre pure­ment et simplement serait fausse, comme il serait faux de dire : le corps du Christ n'est pas réellement au ciel et dans l'Eucharistie ; il n'y est pas in carne passibili, mais il y est réellement.
Il y a pourtant à un autre point de vue une difficulté formulée par Scot : Ordinate volens prius vult finem et propinquiora fini, quam alia, celui qui veut avec sagesse veut d'abord la fin et ce qui est le plus près d'elle, et ensuite seulement les moyens subordonnés ; il y a ainsi subordination non pas de plusieurs vouloirs divins, mais des objets voulus. Or, le Christ est plus près qu'Adam de la fin dernière de l'univers, qui est la manifestation de la bonté divine, le Christ en effet est plus parfait et plus aimé. Donc Dieu, pour manifester sa bonté, veut d'abord le Christ ou l'incarnation du Verbe avant qu'Adam ne soit voulu, et que. son péché ne soit commis.
A cette objection de Scot, plusieurs thomistes comme Genet, Godoï, les Carmes de Salamanque, L. Billot, Hugon, etc., répondent en distinguant la majeure selon une distinction proposée par Cajétan (in art. 3um), mais dont il n'a pas tiré toutes les conséquences. Ils distinguent entre la cause finale ou la fin proprement dite finis cujus gratia et la cause matérielle ou la matière à informer. Ainsi, disent-ils, Dieu veut l'âme avant le corps et le corps pour l'âme dans l'ordre de la causalité finale, mais il veut le corps avant l'âme dans l'ordre de la causalité matérielle à perfectionner, et si le corps de l'embryon humain n'était pas disposé à recevoir une âme humaine, celle-ci ne serait pas créée. De même, dans l'ordre de la causalité finale (finis cujus gratia), Dieu veut l'incarnation rédemptrice avant de permettre le péché d'Adam, conçu pourtant comme possible ; mais il permet d'abord le péché d'Adam à réparer, dans l'ordre de la causalité maté­rielle, in genere materiæ perficiendæ et finis cui pro­ficua est incarnatio. De même on dit couramment : Dieu veut l'homme pour la vie éternelle, pour la béatitude, mais il veut aussi la béatitude à l'homme beatitudo est finis cujus gratia hominis, sed homo est subjectum cui et finis cui beatitudinis, seu cui proficua­ est beatitudo.
Cette distinction, on le voit, n'est pas une dis­tinction verbale et factice ; elle est fondée sur la nature des choses, et elle peut et doit se faire par­tout où interviennent les quatre causes : causæ ad invicem sunt causæ, sed in diverso genere ; il y a rapport mutuel et priorité mutuelle entre la matière et la forme ; la matière est pour la forme qui est sa fin ; mais la forme est aussi pour parfaire la matière disposée à la recevoir et, si la matière n'était pas disposée, la forme ne serait pas donnée, si l'embryon humain n'était pas disposé à recevoir l'âme humaine, celle-ci ne serait pas créée. De même, dans cet ordre de causalité matérielle, si le premier homme n'avait pas péché, si le genre humain n'était pas à racheter, le Verbe ne se serait pas incarné. Mais, dans l'ordre des fins, Dieu a permis le péché d'Adam et le péché originel pour un bien supérieur, et, post factum incarnationis, nous voyons que ce bien supérieur est l'incarnation rédemptrice et son rayonnement universel.
Ce dernier point n'est pas admis par tous les thomistes. Jean de Saint-Thomas et Billuart ne veulent pas répondre à la question : pour quel bien supérieur Dieu a-t-il permis le péché originel? Au contraire Godoï, Gonet, les Carmes de Salamanque disent : ante factum incarnationis annuntiatum on ne pourrait pas répondre, mais post factum nous voyons que ce bien supérieur est l'Incarnation rédemptrice et son rayonnement sur l'humanité, subordonné toujours, cela va sans dire, à la manifestation de la bonté divine.
Telle paraît bien être la pensée de saint Thomas lui-même : Nihil prohibet ad aliquid majus humanam naturam perductam esse post peccatum. Deus enim permittit mala fieri, ut inde aliquid melius eliciat. Unde dicitur ad Rom., V, 20: « Ubi abundavit delictum, superabundavit et gratia. » Unde et in benedictione cerei paschalis dicitur : « 0 felix culpa, quæ talem ac tantum meruit habere redemptorem. » Ibid., a. 3, ad 3um. De même Capréolus, In IIIum Sent., dist. I, q. I, a. 3 ; Cajétan, In Iam, q. XXII, a. 2, n. 7.
Il reste que le motif de l'Incarnation est un motif de miséricorde et qu'ainsi la bonté et la puissance divine sont plus manifestées selon ces paroles de la liturgie : Deus qui maxime parcendo et miserendo omnipotentiam tuam manifestas ; cf. IIa IIae, q. XXX, a. 4.
De ce point de vue, comme le disent fort bien les Carmes de Salamanque, il est inutile de multiplier les décrets divins et de supposer une complexité de décrets conditionnels et inefficaces comme l'ont fait Jean de saint Thomas et Billuart. Il suffit de dire que Dieu par sa science de simple intelligence a vu tous les mondes possibles, en particulier ces deux mondes possibles : un genre humain resté dans l'état d'innocence et couronné par l'Incarnation non rédemptrice, et, par opposition, un genre humain pécheur ou déchu, restauré par l'Incarnation rédemp­trice. Puis par un seul et même décret Dieu a choisi ce second monde possible, c'est-à-dire il a permis le péché pour ce plus grand bien qu'est l'Incarnation et il a voulu l'Incarnation pour la Rédemption du genre humain, finis cui pro ficua est incarnatio ; il reste que la fin dernière de l'univers est la mani­festation de la bonté divine.
L'ordre des objets voulus par Dieu est alors le suivant. Comme l'architecte veut, non pas d'abord le sommet de l'édifice ou d'abord son fondement, mais tout l'édifice avec toutes ses parties subordon­nées entre elles, ainsi Dieu veut d'abord, pour mani­fester sa bonté, l'univers entier avec toutes ses parties, c'est-à-dire avec les trois subordonnés de la nature, de la grâce (avec la permission du péché originel) et de l'union hypostatique. L'Incarnation dès lors est voulue comme Incarnation rédemptrice. Elle n'est pas cependant « subordonnée » à notre rédemption, mais elle en est la cause éminente, et c'est nous qui restons subordonnés au Christ, selon la parole de saint Paul, I Cor., III, 23 : Omnia enim vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei. Le Christ est manifestement supérieur à nous comme cause de notre salut, exemplaire de toute sainteté, et fin à laquelle nous sommes subordonnés.
Il reste que Dieu aime le Christ plus que tout le genre humain et que les créatures les plus élevées.
Saint Thomas dit bien, Ia, q. XX, a. 4, ad Ium : « Dieu aime le Christ non seulement plus que tout le genre humain, mais plus que toutes les créatures ensemble ; il lui a, en effet, donné un bien supérieur et un nom qui est au dessus de tout nom puisque Jésus est véritablement Dieu. Et l'excellence sou­veraine du Christ n'est en rien diminuée du fait que Dieu l'a livré à la mort pour le salut du genre humain ; bien au contraire Jésus a remporté ainsi la plus glorieuse victoire, « l'empire a été posé sur ses épaules... pour nous donner une paix sans fin ». Is., IX, 5-6. C'est ce qui est exprimé par saint Paul. Phil., II, 8-10 : « Il s'est humilié en se faisant obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom au dessus de tout nom. » Cette excellence et cette gloire du Sauveur ne s'opposent nullement à cette assertion de l'Écriture et de la Tradition que c'est pour notre salut que le Verbe s'est incarné : qui propter nostram salutem descendit de cælis et incarnatus est.


CHAPITRE II - LA PERSONNALITÉ DU CHRIST ET L'UNION
HYPOSTATIQUE
(IIIa, q. II, III, IV)

L'union hypostatique étant l'union des deux natures, divine et humaine, en la personne du Verbe fait chair, l'explication qui en est donnée repose sur la notion même de personne. Nous soulignerons ici ce que saint Thomas nous dit de la personnalité qui constitue formellement la personne et nous dirons comment cet enseignement est généralement compris par les thomistes.
Saint Thomas, Ia, q. XXIX, a. 1, explique la défi­nition de la personne donnée par Boèce : persona est rationalis naturæ individua substantia, en disant que la personne est « un sujet individuel intelligent et libre, ou maître de ses actes, sui juris, qui opère par lui-même ». Étant un sujet premier d'attribution (suppositum, substantia prima) de tout ce qui lui convient, la personne n'est pas elle-même attribuable à un autre sujet. On lui attribue la nature raison­nable, l'âme, le corps, l'existence, les facultés de l'âme, leurs opérations, les parties du corps. Elle-­même est un tout incommunicable à un autre sujet. Ibid., ad 2um. Ainsi se précise le concept confus de personne que possède déjà le sens commun ou l'intelligence naturelle. Bref la personne est un sujet intelligent et libre. La personnalité ontologique qui constitue formellement ce sujet, comme suffit premier d'attribution, est ainsi la racine de la personnalité psychologique, caractérisée par la conscience de soi, et de la personnalité morale, qui se manifeste par l'usage de la liberté et maîtrise de soi.
Cette définition de la personne s'applique à l'homme, à l'ange, et analogiquement à Dieu. Mais, selon la Révélation, en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois sujets intelligents et libres, qui ont la même intelligence, la même liberté, la même intellection et le même acte libre par lequel ils opèrent ad extra. La même notion de personne nous permet aussi d'affirmer que Jésus qui a dit « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Joa., XIV, 6 : « Tout ce que le Père a est à moi », Joa., XVI, 15, est un seul sujet intelligent et libre, un seul moi, bien qu'il possède les deux natures divine et humaine et par suite deux intelligences et deux libertés, pleinement conformes l'une à l'autre. Le même moi, qui a dit : Ego sum via, veritas et vita, est véritable­ment homme et véritablement Dieu, la vérité même et la vie même.
Sur la personnalité ontologique ou le constitutif formel et radical de la personne, il y a parmi les scolastiques diverses conceptions qui s'opposent entre elles suivant qu'on admet ou qu'on n'admet pas la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence, distinction qui est, nous l'avons vu, une des thèses les plus fondamentales du thomisme.
Parmi les scolastiques qui nient la distinction réelle entre l'essence et l'existence ou encore entre le sujet ou suppôt (quod est) et l'existence (esse), Scot dit : la personnalité est quelque chose de négatif. C'est, dans une nature singulière la négation de l'union hypostatique à une personne divine, par exemple Pierre et Paul sont des personnes, du fait que leur nature humaine individuelle n'est pas assumée, comme celle du Christ, par une personne divine. In IIIum Sent., dist. I, q. I, n. 5. - Pour Suarez, la personnalité est un mode substantiel, postérieur à l'existence d'une nature singulière et qui la rend incommunicable. Suarez ne peut admettre avec les thomistes que l'existence attribuée à la personne présuppose le constitutif formel de celle-ci, car pour lui l'essence et l'existence ne sont pas réellement distinctes. Cf. Disp. met., disp. XXXIV, sect. 1, 2, 4 ; De incarn., disp. XI, sect. 3.
D'autre part, parmi les scolastiques qui admettent la distinction réelle entre l'essence créée et l'existence, il y a trois opinions principales. Cajétan et la plupart des thomistes dominicains et carmes disent : la per­sonnalité est ce par quoi la nature singulière devient immédiatement capable de recevoir l'existence, id quo natura singularis fit immediate capax existentiæ, seu id quo aliquid est quod est. D'autres disent moins explicitement avec Capréolus, c'est la nature singu­lière, ut est sub suo esse ; c'est presque la même doctrine. Enfin le cardinal Billot et ses disciples réduisent la personnalité à l'existence même, qui actue ou actualise la nature singulière ; cf. L. Billot, De Verbo incarnato, 5e éd., p. 75, 84. 137. 140.
L'explication proposée par Cajétan, In IIIam, q. IV, a. 2, n. 8, a été acceptée comme l'expression de la vraie pensée de saint Thomas par la plupart des thomistes, par Sylvestre de Ferrare, Victoria, Bañez, Jean de Saint-Thomas, les Carmes de Sala­manque, les Complutenses abbreviati, Goudin, Genet, Billuart, Zigliara, del Prado, Sanseverino, les cardi­naux Mercier, Lorenzelli, Lépicier, par les PP. Gar­deil, Hugon, Gredt, etc.
Quel est pour Cajétan et ces thomistes le critère pour discerner parmi les différentes opinions la vraie définition de la personnalité ontologique ? Cajétan nous le dit, à l'endroit cité ; il faut, dit-il, que la définition réelle et distincte de la personnalité con­serve, en l'expliquant, ce qui est contenu dans la définition nominale de la personne que nous fournit le sens commun ou l'intelligence naturelle et que tous les théologiens entendent conserver. Or, par le nom de « personne » et par les pronoms personnels, moi, toi, lui, nous entendons tous signifier formel­lement, non pas une négation, ni un accident, mais un sujet individuel auquel l'existence est attribuée comme un prédicat contingent. Et alors, pourquoi, en cherchant la définition réelle et distincte de la personne, contredisons-nous la définition nominale de sens commun que nous entendons conserver ? Il faut passer de la définition nominale à la définition réelle selon la méthode indiquée par Aristote et saint Thomas, Post. Analyt., l. II, c. 12, 13, 14.
En procédant ainsi, les thomistes notent d'abord au sujet de la personnalité ontologique ce qu'elle n'est pas, pour déterminer ensuite ce qu'elle est.
1. La personnalité ontologique ou ce par quoi un sujet est personne, n'est pas quelque chose de négatif, comme le veut Scot, mais quelque chose de positif, comme la personne dont elle est le constitutif formel. De plus la personnalité de Socrate ou de Pierre est d'ordre naturel et ne peut donc se définir, comme le veut Scot, par la négation de l'union hypostatique, qui est d'ordre essentiellement surnaturel ; il s'en suivrait que la personnalité de Socrate ne pourrait être naturellement connue.
2. La personnalité ontologique est quelque chose non seulement de positif, mais de substantiel et non pas d'accidentel, car la personne est une substance, un sujet réel. Par suite la personnalité proprement dite ou ontologique ne peut être formellement con­stituée par la conscience de soi, qui est un acte de la personne (la conscience du moi manifeste le moi, mais le suppose), ni par la liberté, qui est une faculté de la personne (la maîtrise de soi montre la valeur de la personne, mais la présuppose). Il y a du reste en Jésus deux intelligences conscientes et deux libertés, et une seule personne, un seul moi. La personnalité ontologique est donc quelque chose de positif et de substantiel. Comparons-la maintenant à ce qui lui ressemble le plus dans le genre sub­stance.
3. La personnalité n'est pas la nature même de la substance, pas même la nature singulière ou indivi­duée (natura hæc), car celle-ci est attribuée à la personne comme sa partie essentielle, elle n'est pas ce qui constitue le tout comme tout, ut suppositum. Aussi saint Thomas, dit-il, IIIa, q. II, a. 2 : Suppositum significatur ut totum habens naturam sicut partem formalem et perfectivam sui. Ainsi nous ne disons pas : « Pierre est sa nature, » car le tout n'est pas sa partie, puisqu'il contient autre chose ; nous disons : Pierre a la nature humaine.
4. La personnalité n'est pas non plus la nature singulière sub suo esse, sous son existence ; car la nature singulière de Pierre n'est pas ce qui existe (id quod existit), mais ce par quoi Pierre est homme (id quo Petrus est homo). Ce qui existe, c'est Pierre lui-même, sa personne. Or, maintenant nous cher­chons id quo aliquid est quod est. La personnalité n'est donc pas la nature singulière sous l'existence. Du reste, s'il en était ainsi, dans le Christ, comme il y a la nature divine et la nature humaine individuée, il y aurait deux personnalités et deux personnes, deux « moi ».
5. La personnalité par exemple de Pierre n'est pas non plus son existence, car l'existence est attribuée à la personne de Pierre comme un prédicat contingent et non pas comme son constitutif formel. Bien plus, l'existence est un prédicat contingent de toute per­sonne créée et créable. Aucune personne créée, soit humaine, soit angélique, n'est son existence, mais elle a seulement existence, et il y a ici une différence sans mesure entre être et avoir. Nulla persona creata est suum esse solus Deus est suum esse. Aussi saint Thomas dit-il souvent : In omni creatura differt quod est (seu suppositum) et esse, cf. Cont. Gent., l. II, c. LII. De même il dit, IIIa, q. XVII, a. 2, ad Ium : Esse consequitur naturam non sicut habentem esse, sed qua aliquid est; personam autem sequitur tanquam habentem esse. Dans ce texte, pour ceux qui admettent la distinction réelle de l'essence ou nature et de l'existence, il est clair qu'au début, lorsqu'il est dit esse consequitur naturam, il ne s'agit pas seulement d'une consécution logique et d'une distinction de raison, de même lorsqu'il est dit, sitôt après, esse personam sequitur tanquam habentem esse. Si esse sequitur personam, si l'existence suit ainsi la personne, elle ne la constitue pas formellement, mais elle la suppose formellement constituée.
Bien plus, si l'existence constituait formellement la personne, il faudrait nier la distinction réelle entre la personne créée et son existence ; il ne serait plus vrai de dire : « Pierre n'est pas son existence, mais il a seulement l'existence. » Saint Thomas n'aurait pas pu écrire : In omni creatura differt quod est (le suppôt ou la personne) et esse. Cont. Gent., l. II, c. LII.
En d'autres termes, l'argument fondamental de la thèse communément reçue chez les thomistes est celui-ci : Ce qui n'est pas son existence, est réel­lement distinct d'elle, c'est-à-dire est distinct d'elle avant la considération de notre esprit. Or, la per­sonne de Pierre (bien plus la personnalité de Pierre, qui constitue formellement sa personne) n'est pas son existence. Donc la personne de Pierre, bien plus sa personnalité, est réellement distincte de son existence, qui est en elle un prédicat contingent. Solus Deus est suum esse, vérité qui est l'évidence suprême pour l'intelligence qui a reçu la vision béatifique.
6. En résumé, la personnalité ontologique est quelque chose de positif, de substantiel, qui détermine la nature singulière de la substance raisonnable à être immédiatement capable d'exister en soi et séparément, ut sit immediate capax existendi in se et separatim. Bref, c'est ce par quoi le sujet raison­nable est quod est ce qui est, tandis que sa nature est ce par quoi il est de telle espèce, et l'existence ce par quoi il existe.
L'existence est un prédicat contingent de la per­sonne créée, elle est son ultime actualité, non pas dans la ligne de l'essence, mais dans une autre ligne et donc l'existence présuppose la personnalité, qui ne peut être dès lors, comme le veut Suarez, un mode substantiel postérieur à l'existence.
La personnalité est donc comme un point qui termine deux lignes à leur intersection : la ligne de l'essence et celle de l'existence. La personnalité est proprement ce par quoi le sujet intelligent est ce qui est, id quo subjectum intelligens est quod est. Cette personnalité ontologique, qui constitue le moi, est ainsi la racine de la personnalité psychologique et morale, c'est-à-dire de la conscience de soi et de la maîtrise de soi, dominii suiipsius. Lorsqu'il s'agit de la personne du Christ, les théologiens disent communément qu'elle est le principium quod des actes théandriques du Christ, le principe qui agit par la nature humaine et qui donne à ces actes leur valeur infinie.
Cette définition réelle de la personnalité énonce explicitement ce qui est confusément contenu dans la définition nominale reçue : la personnalité est ce par quoi un sujet intelligent est une personne, comme l'existence est ce par quoi il existe, et donc la personnalité diffère et de l'essence et de l'existence qu'elle unit en un seul tout.
Ainsi l'essence créée et son existence contingente ne font pas aliquid unum per se ut natura, elles ne font pas une seule nature, mais elles appartiennent au même suppôt ou sujet, ad aliquid unum per se ut suppositum, la nature comme sa partie essentielle, l'existence comme prédicat contingent. Aristote a fixé la terminologie sur ce point, là où il parle des quatuor modi dicendi per se, Post. analyt., l. I, c. IV, commentaire de saint Thomas, lect. 10 : le premier mode est la définition, le deuxième est la propriété, le troisième est le suppôt ou sujet per se subsistens, le quatrième est la cause per se ou nécessairement requise par tel effet. Selon cette terminologie reçue, l'essence créée et l'existence contingente ne font pas aliquid unum per se ut natura (premier mode), mais elles appartiennent ad aliquid unum per se ut suppositum (troisième mode).
La personnalité ontologique ainsi conçue, loin d'empêcher l'union de l'essence et de l'existence, les unit, et constitue précisément le tout comme tout, le sujet réel comme sujet, quod est ; « ipsa est id quo aliquid est quod », selon les termes reçus.
Telle est la conception de la personne que défen­dent Cajétan et la plupart des thomistes que nous avons cités plus haut. C'est selon eux le fondement métaphysique de ce qu'exprime la grammaire par les pronoms personnels, le verbe être et les attributs Pierre est homme, est existant, actif, patient, etc.
On cite quelques textes de Capréolus, selon lesquels la personne est la nature individuée sous l'existence, natura individuata ut est sub esse. Ces textes ne sont pas véritablement contraires à la thèse soutenue par Cajétan et la grande majorité des thomistes car, pour ces derniers, la personnalité est proprement ce par quoi la nature raisonnable individuée est immé­diatement capable d'exister ; et il est manifeste que ce qui existe, ce n'est pas précisément la nature de Pierre, mais Pierre lui-même, sa personne. Ainsi Cajétan parle plus explicitement que Capréolus, mais ne le contredit pas.
Cette doctrine admise par la plupart des thomistes est fondée en outre non seulement sur les textes de saint Thomas déjà cités, mais encore sur ceux-ci : Ia, q. XXXIX, a. 3, ad 4um : Forma significata per hoc nomen persona, non est essentia vel natura, sed personalitas. Donc pour saint Thomas, la personnalité est une forme ou formalité ou modalité d'ordre sub­stantiel. De même I Sent., dist. XXIII, q. I, a. 4, ad 4um ; il dit : Nomen personæ imponitur a forma personalitatis, quæ dicit rationem subsistendi naturæ tali ; cf. I Sent., dist. IV, q. II, a. 2, ad 4um. En d'autres termes la personnalité est ce par quoi le sujet raisonnable a droit à exister séparément et à opérer par lui-même.
De plus saint Thomas dit, IIIa, q. IV, a. 2, ad 3um : In Christo, si natura humana non esset assumpta a divina persona, natura humana propriam persona­litatem haberet ; et pro tanto dicitur persona (divina) consumpsisse personam, licet improprie, quia persona divina sua unione impedivit ne humana natura pro­priam personalitatem haberet. La personnalité, bien qu'elle ne soit pas une partie de l'essence, est quelque chose de positif, sans être pour cela l'existence qui est un prédicat contingent de la personne créée et ne saurait donc la constituer formellement. D'où l'expression : esse sequitur personam, tanquam haben­tem esse. IIIa, q. XVII, a. 2, ad Ium.
Enfin le saint Docteur dit ibid., ad 3um : In Deo, tres personæ divinæ non habent nisi unum esse ; ainsi la personnalité diffère de l'existence, puisqu'il y a en Dieu trois personnalités (incommunicables) et une seule existence (communicable). De même saint Thomas dit encore Quodl. II, q. II, a. 4, ad 2um : Esse non est de ratione suppositi (creati). Aucun sujet créé n'est en effet son existence, solus Deus est suum esse, mais l'existence appartient au sujet créé comme un prédicat contingent.
Il reste donc que la personne est un sujet intelligent et libre, ce qui est vrai de l'homme, de l'ange et analogiquement des personnes divines. La person­nalité est ce qui constitue le sujet intelligent comme sujet premier d'attribution de tout ce qui lui con­vient ; c'est le centre d'appartenance de tout ce qui lui est attribué ; c'est ce qui constitue le moi, qui possède sa nature, son existence, ses actes de con­science et de liberté. Ce principe radical d'appar­tenance ou de possession (principium quod existit et operatur) peut devenir par déviation principe d'égoïsme et d'individualisme, en se préférant à la famille, à la société, à Dieu. L'égoïsme et l'orgueil sont ainsi le développement abusif de la personnalité créée qui oublie les droits des autres personnes, ceux de la société et les droits suprêmes de Dieu créateur. Bien au contraire la personnalité psychologique et morale peut et doit se développer dans le sens de la vérité, du dévouement, de la sainteté.
Le plein développement de la personnalité con­siste à se rendre de plus en plus indépendant des choses inférieures, mais aussi de plus en plus étroite­ment dépendant de la vérité, du bien, de Dieu même. Les saints ont pleinement compris que la personnalité humaine ne peut véritablement grandir qu'en mourant à elle-même pour que Dieu règne et vive de plus en plus en elle. Si Dieu tend à se donner de plus en plus, le saint tend à renoncer de plus en plus à son juge­ment propre et à sa volonté propre pour vivre uni­quement de la pensée et de la volonté de Dieu. Il désire que Dieu devienne pour lui un autre moi, alter ego, plus intime que son propre moi. Cela permet de soupçonner de loin ce qu'est la personnalité de Jésus.
Mais il y a une différence sans mesure, car le saint, si haut soit-il, n'en reste pas moins un être distinct de Dieu, une créature. Il a bien substitué à ses idées humaines des idées divines, à sa volonté propre la volonté divine, mais il reste un être distinct de Dieu. En Jésus-Christ, le Verbe de Dieu s'est donné le plus possible, en personne, à l'humanité, et l'humanité a été unie à Dieu le plus possible personnellement, jusqu'à ne faire qu'un seul moi avec le Verbe, qui a assumé la nature humaine pour toujours. Il y a ainsi dans le Christ une seule per­sonne, parce qu'il y a en lui un seul sujet intelligent et libre, bien qu'il ait deux natures, deux intelligences, et deux libertés. C'est ce qui lui a permis de dire « Avant qu'Abraham fut, je suis », Joa., VIII, 58 ; « Le Père et moi nous sommes un », Joa., X, 30. « Tout ce que le Père a est à moi », Joa, XVI, 15.
Pour montrer que l'union des deux natures s'est faite dans la personne du Verbe, saint Thomas (q. II, a. 2) procède ainsi : Selon la foi catholique, la nature humaine est vraiment et réellement unie à la personne du Verbe, mais « non in natura divina », car les deux natures restent distinctes. Or, ce qui est réellement uni à une personne et non in natura lui est uni formellement in persona car la personne est un tout dont la nature est partie essentielle et qui contient aussi tout ce qui lui est attribué. De plus la nature humaine n'étant pas un accident, comme la blancheur ou comme un acte transitoire de connaissance ou d'amour, est unie au Verbe non accidentaliter mais substantialiter (q. II, a. 6, ad 2um).
Le Christ est donc véritablement homme, sans avoir de personnalité humaine; son humanité, loin d'être amoindrie par l'union personnelle au Verbe, est glorifiée par cette union ; celle-ci lui donne une sainteté innée, substantielle, incréée. De même l'imagination est plus noble chez nous que chez l'animal, du fait qu'elle est unie en nous à l'intelligence, elle sert en nous cette faculté supérieure et cette subordination l'élève ; cf. q. II, a. 2, ad 2um, 3um : Dignius est alicui quod existat in aliquo se digniori, quam quo existat in se.
A l'opposé de l'individuation qui provient de la matière, la personnalité, dit saint Thomas, est ce qu'il y a de plus parfait dans la nature, car la personne est un sujet intelligent et libre, cf. Ia, q..XXIX, a. 3. En Jésus comme en nous l'individua­tion de sa nature humaine provient de la matière, à raison de laquelle il est né en tel lieu, à telle époque, dans le peuple juif, sa personnalité au contraire est incréée.
L'union des deux natures en Jésus-Christ n'est donc pas une union essentielle, les deux natures restent distinctes et infiniment distantes ; ce n'est pas non plus une union accidentelle comme celle des saints avec Dieu par la connaissance et l'amour ; c'est une union d'ordre substantiel, dans la personne même du Verbe, puisqu'il y a un seul sujet réel, un seul moi qui possède les deux natures, IIIa, q. II, a. 2 et 6 ; d'où le nom d'union hypostatique. Tel est l'enseignement de saint Thomas selon la grande majorité des thomistes.
Il repose sur les paroles de Jésus relatives à sa propre personne (v. gr.: Ego sum via, veritas et vita) et sur la notion de personne accessible à notre intel­ligence naturelle. C'est pourquoi cette doctrine peut s'exposer sous une forme moins abstraite, en des élévations qui donnent une intelligence sûre et fructueuse de ce mystère. Cf. Garrigou-Lagrange, Le Sauveur, Paris, 1933, P. 92-129.
Une question plus subtile s'est posée à ce sujet : L'union hypostatique des deux natures est-elle quelque chose de créé ? Il est clair que l'action qui a uni les deux natures est incréée, c'est un acte de l'intelligence et de la volonté divines, formellement immanent, virtuellement transitif, acte commun aux trois per­sonnes divines. Il n'est pas moins certain que l'huma­nité de Jésus a une relation réelle d'ordre créé au Verbe qui la possède et dont elle dépend, tandis que le Verbe n'a qu'une relation de raison à l'huma­nité qu'il possède et dont il ne dépend pas. Il n'y a pas de discussion sur ces deux points.
Mais on s'est demandé s'il y a un mode substantiel qui unit la nature humaine au Verbe. Scot, Suarez, Vasquez, et même quelques thomistes comme les Carmes de Salamanque et Godoy ont répondu affir­mativement. La généralité des thomistes le nie en s'appuyant à bon droit sur plusieurs textes de saint Thomas, en particulier sur celui-ci. In IIIum Sent., dist. II, q. II, a. 2, qu. 3 : Sciendum est quod in unione humanæ naturæ ad divinam nihil potest cadere medium formaliter unionem causans, cui per prius humana natura conjungatur quam divinæ personæ ; sicut enim inter materiam et formam nihil cadit medium... ita etiam inter naturam et suppositum non potest aliquid dicto modo medium cadere. Le Verbe termine et soutient la nature humaine du Christ, qui a été constituée comme immédiatement dépendante de lui. De même la création passive sumpta, n'est qu'une relation réelle de dépendance de la créature à l'égard du créateur.
Saint Thomas, q. II, a. 9, tient aussi que l'union hypostatique est la plus intime de toutes les unions créées. Bien que les deux natures soient infiniment distantes l'une de l'autre, le principe qui les unit, la personne du Verbe, ne peut être plus un et plus unitif. Cette union est plus intime que celle de notre âme avec notre corps ; tandis que l'âme et le corps se séparent à la mort, le Verbe ne se sépare jamais de l'âme ni du corps qu'il a assumés. L'union hypo­statique est immuable et indissoluble pour l'éternité.
Enfin l'intimité de l'union hypostatique a pour conséquence, selon saint Thomas et son école, qu'il n'y a qu'une seule existence dans le Christ pour les deux natures (IIIa, q. XVII, a. 2). Cela suppose la distinction réelle de l'essence créée et de l'existence ; aussi cette conséquence est-elle niée par Scot et Suarez, qui nient la distinction réelle et qui atténuent pour autant l'union qui constitue l'Homme-Dieu. Saint Thomas établit sa conclusion en disant, ibid. : « il ne répugne pas que dans une même personne, Socrate, il y ait plusieurs existences accidentelles, celle par exemple de la blancheur, celle de telle science acquise ou de tel art ; mais l'existence sub­stantielle de la personne elle-même ne peut pas être multipliée, quia impossibile est, quod unius rei non sit unum esse ». L'existence est, en effet, l'ultime actualité d'une chose, dans l'ordre de l'être, et l'exis­tence incréée du Verbe ne serait pas ultime actualité, si elle était ultérieurement déterminable par une existence créée. Mais au contraire le Verbe qui existe de toute éternité communique son existence à l'hu­manité du Christ, un peu comme l'âme séparée communiquera son existence au corps au moment de la résurrection, car il y a une seule existence substantielle pour le composé humain. Dignius est alicui quod existat in aliquo se digniori, quam quod existat per se, q. II, a. 2, ad 2um. - Illud esse æternum Filii Dei, quod est divina natura, fit esse hominis, in quantum humana natura assumitur a Filio Dei in unitatem personæ. Q. XVII, a. 2, ad 2um.
Il est clair que cette doctrine qui suppose la dis­tinction réelle d'essence et d'existence, ne saurait être admise par Scot et Suarez, qui rejettent cette distinction. Mais alors l'union des deux natures paraît notablement diminuée. Et même, aux yeux des thomistes, elle serait compromise, car l'existence étant l'ultime actualité d'un sujet, suppose ce qui constitue formellement le sujet comme tel, sa sub­sistence ou sa personnalité ; dès lors, disent les thomistes, s'il y avait dans le Christ deux existences substantielles, il y aurait en lui deux personnes. C'est sous une autre forme ce qu'a dit saint Thomas, q. XVII, a. 2 : impossibile est quod unius rei (et unius personæ) non sit unum esse. Cette haute doctrine donne la plus grande idée de l'union hypostatique, d'après elle, comme on l'a dit, la sainte âme du Christ n'a pas seulement l'extase de l'intelligence et de l'amour par la vision béatifique, mais l'extase de l'être, car elle existe par l'existence incréée du Verbe. La nature humaine du Christ est terminée et possédée par le Verbe qui lui communique sa propre existence, comme il lui communique sa per­sonnalité. C'est pleinement conforme au principe énoncé par saint Thomas au premier article de ce traité de l'Incarnation : Le bien est diffusif de soi et plus il est d'ordre élevé, plus il se communique abondamment et intimement.
On voit que l'unité de la personnalité du Christ, l'unité de son moi est d'abord une unité ontologique; il est un seul sujet intelligent et libre et il a une seule existence substantielle. Mais cette unité onto­logique des plus profondes s'exprime par une union parfaite de l'intelligence humaine et de la volonté humaine du Christ à sa divinité. Son intelligence créée, nous allons le dire, avait dès ici-bas la vision béatifique, c'est-à-dire la vision de l'essence divine et donc de l'intelligence divine. Il y avait donc dès ici-bas une admirable compénétration en Jésus de sa vision incréée et de sa vision créée, qui ont le même objet, quoique la première seule soit pleine­ment compréhensive. Il y avait également dès ici-bas une parfaite union de sa liberté divine et de sa liberté humaine, car celle-ci était déjà absolument impeccable, il y avait ainsi déjà en lui une étreinte aussi étroite que possible et indissoluble des deux libertés.


CHAPITRE III - LES SUITES DE L'UNION HYPOSTATIQUE POUR LA SAINTETÉ DU CHRIST, LA PLÉNI­TUDE DE GRACE, SON SACERDOCE, LA VALEUR INFINIE DE SES ACTES

Sainteté du Christ

1° Par la grâce substantielle d'union personnelle au Verbe, l'humanité du Christ est sanctifiée, de sorte que la sainteté du Christ est une sainteté innée, substantielle, incréée. Par la grâce d'union en effet, Jésus est uni à Dieu personnellement et substantiel­lement, par elle il est Fils de Dieu, très aimé du Père, par elle il est constitué principe quod d'opéra­tions non seulement surnaturelles mais théandriques, par elle il est rendu impeccable.


Plénitude de grâce

2° Cependant il convient hautement que la sainte âme du Sauveur reçoive aussi, comme suite de l'union hypostatique, la plénitude de grâce habituelle ou créée, avec les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, pour que ses actes surnaturels et méritoires soient connaturels ; pour cela il faut que le principe pro­chain de ces actes soit en l'âme du Christ comme une seconde nature du même ordre que ces actes surnaturels. Q. VII, a. 1.
Cette grâce habituelle, Jésus l'a reçue en sa pléni­tude ; étant en lui comme suite de l'union hyposta­tique, elle a été parfaite dès le premier instant de sa conception et n'a pas augmenté depuis, selon ce que dit le IIe concile de Constantinople, can. 12 (Denz.-Bannw., n. 224) : ex profectu operum non melioratus est Christus. Q. VII, a. 10, 11, 12. Cette plénitude de grâce habituelle n'est pas seulement intensive, mais extensive, Jésus l'a reçue comme tête de l'humanité : de plenitudine ejus nos omnes accepi­mus., Joa., I, 16.
Cette plénitude de grâce dès l'instant de l'incar­nation s'épanouit sous la forme de la lumière de gloire et de la vision béatifique au plus haut degré, comme paraissent l'indiquer plusieurs textes de l'Évangile de saint Jean, I, 18 ; III, 11, 13 ; VIII, 55 ; XVII, 22. Il convenait hautement que celui qui devait conduire l'humanité vers la vie éternelle, eût la parfaite connaissance de cette fin dernière. Q. IX, a. 2. S'il en était autrement du reste il n'aurait eu de sa propre divinité que la foi éclairée par les dons du Saint-Esprit, et il aurait reçu ensuite une grande perfection nouvelle en recevant la lumière de gloire, melioratus fuisset.
D'autre part la plénitude de grâce et de charité s'épanouit en lui dès le début sous la forme du plus grand zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, zèle qui porta le Sauveur, en entrant dans ce monde à s'offrir en victime pour nous, pour achever son oeuvre par l'holocauste le plus parfait.
Ainsi la plénitude de grâce en Jésus est, d'une part, source de la lumière de gloire et de la plus haute béatitude, qu'il conserva sur la Croix, et, d'autre part, elle fut le principe du zèle qui le porta à accepter les plus grandes douleurs et humiliations, pour réparer l'offense faite à Dieu et sauver nos âmes.
Ainsi s'explique en quelque manière par cette identité de source la conciliation mystérieuse en l'âme du Christ crucifié de la suprême béatitude et de la plus profonde douleur non seulement physique mais morale et spirituelle.


Son sacerdoce

3° Il suit encore de là que le sacerdoce du Christ, qui le rend capable d'offrir un sacrifice d'une valeur infinie, suppose non seulement la plénitude de grâce créée, mais aussi la grâce d'union. Les actes sacer­dotaux de la sainte âme du Sauveur puisent en effet leur valeur théandrique et infinie dans sa personnalité dinine. Aussi, bien que parmi les thomistes quelques­-uns disent que le sacerdoce du Christ est constitué par la grâce habituelle créée, ut gracia capitis, qui présuppose la grâce d'union, plusieurs autres, deve­nus plus nombreux ces derniers temps, tiennent qu'il est constitué par la grâce d'union, qui a fait de Jésus « l'Oint du Seigneur » ; c'est elle en effet qui constitue son onction primordiale et sa sainteté substantielle. Cf. Gonet, Clypeus, De incarnatione, disp. XXII, a. 3 ; Hugon, O. P., De Verbo incarnato, 5e éd. 1927, p. 631 ; voir saint Thomas, IIIa, q. XXII, a. 2, ad 3um ; Bossuet, Élévations sur les mystères, XIIIe sem., 1re et 6e élévation.
La. grâce d'union qui constitue l'Homme-Dieu est aussi la raison pour laquelle l'humanité de Jésus mérite l'adoration, le culte de latrie (IIIa, q. XXV,a. 2). C'est encore la raison pour laquelle Jésus siège à la droite de son Père comme roi universel de toutes les créatures et juge des vivants et des morts, cf. IIIa, q. LVIII, a. 3, q. LIX, a. 1, 2, 6.
Jésus est donc juge universel et roi universel de toutes les créatures non seulement comme Dieu, mais comme homme, et cela surtout par la grâce incréée d'union, ou comme Homme-Dieu. C'est le point de vue qui a prévalu dans l'Encyclique de Pie XI : Quas primas, 11 déc. 1925, sur le Christ roi. Cf. Denz.-Bannw., n° 2194.
La grâce incréée d'union est donc la raison pour laquelle le Christ, comme homme, mérite l'adoration de latrie, possède la sainteté substantielle ; c'est aussi surtout par elle qu'il est prêtre capable d'un acte sacerdotal théandrique, qu'il est roi de toutes les créatures et juge universel.
On voit par là qu'il faut considérer le Sauveur, non seulement selon sa nature divine (par laquelle il crée, prédestine, etc.) et selon sa nature humaine (par laquelle il parle, raisonne, a souffert), mais selon son unité de personne, comme Homme-Dieu, en déterminant ce qui convient à son humanité en tant précisément qu'elle est unie personnellement au Verbe ; c'est là le fondement de la valeur infinie de ses actes théandriques méritoires et satisfactoires.
Ainsi s'éclaire la prédestination du Christ. Selon saint Thomas et les thomistes, contrairement à Scot, Jésus comme homme a été prédestiné d'abord à la filiation divine naturelle, avant d'être prédestiné à la gloire, car si le plus haut degré de gloire lui a été donné, c'est parce qu'il est Fils de Dieu par nature, et non par adoption. IIIa, q. XXIV. En montrant que la prédestination gratuite du Christ est cause de la nôtre, saint Thomas et son école affirment que Jésus a mérité aux élus tous les effets de la prédesti­nation, toutes les grâces qu'ils reçoivent, y compris celle de la persévérance finale, Ibid., a. 4 ; De veritate, q. XXIX, a. 7, ad 8um ; et In Joa., XVII, 24.


Valeur infinie de ses actes

La valeur intrinsèquement infinie des actes méri­toires et satisfactoires du Christ. - Sur cette impor­tante question, qui touche à l'essence du mystère de la rédemption, les thomistes et les scotistes sont divisés. D'une façon générale, nous l'avons vu à propos de l'unité d'existence dans le Christ, saint Thomas et son école dans tout le traité de l'incar­nation affirment beaucoup plus que Scot l'union intime des deux natures en Jésus, et par suite la valeur des actes méritoires et satisfactoires de sa sainte âme. Les thomistes insistent sur le principium quod de ces actes, qui est le Verbe fait chair, le suppôt divin ou la personne divine du Fils de Dieu. Pour les scotistes les actes méritoires et satisfactoires du Christ n'ont une valeur infinie qu'extrinsèque­ment, parce que Dieu les accepte pour notre salut. Pour les thomistes et beaucoup d'autres théologiens, ces actes ont une valeur intrinsèquement infinie comme actes théandriques, à raison de la personne divine du Verbe fait chair ; qui en est le principe quod. Ce qui agit, mérite, satisfait, ce n'est pas à proprement parler l'humanité de Jésus, mais c'est la personne du Verbe qui agit ainsi par l'humanité assumée ; or la personne du Verbe est d'une dignité infinie et elle communique cette dignité à ses actes. C'est ce qui fait dire à saint Thomas, IIIa, q. XLVIII, a. 2 : Ille proprie satistacit pro ofensa, qui exhibet ofenso id quod æque vel magis diligit, quam oderit ofensam. Christus autem ex caritate et obedientia patiendo majus aliquid Deo exhibuit, quam exigeret recompensatio totius offensæ humani generis. L'acte théandrique d'amour du Christ sur la croix plaisait plus à Dieu que tous les péchés ne lui déplaisent. Si l'offense grandit avec la dignité de la personne offensée, l'honneur et la satisfaction grandissent avec la dignité de la personne qui honore et qui satisfait. Cf. Salmanticenses, De incarn., disp. XXVIII, de merito Christi, § II ; Jean de Saint-Thomas, De incarn., disp. II, a. 1 ; disp. XVII, a. 2 ; Gonet, De incarn., disp. XXI, a. 4 ; Billuart, etc. Cette thèse qui est généralement admise par les théologiens paraît beaucoup plus conforme à ce qu'a enseigné à ce sujet Clément VI : Gutta Christi sanguinis modica propter unionem ad Verbum pro redemptione totius humani generis suffecisset... sic est infinitus thesaurus hominibus... propter infinita Christi merita. Denz. Bannw., n. 550 ss ; S. Thomas, IIIa, q. XLVI, a. 5, ad 3um.


CHAPITRE IV - LA CONCILIATION DE LA LIBERTÉ DU CHRIST ET DE SON ABSOLUE IMPECCA­BILITÉ

(cf. IIIum, q. XCIII, a. 4 ; Jean de Saint-Thomas, De incarn., disp. XVI, a. 1 ;
les Salmanticenses, Gonet, Billuart, etc.)


Les mérites et la satisfaction du Christ supposent la liberté proprement dite, libertas a necessitate, et non pas seulement la spontanéité, libertas a coactione, qui se trouve déjà dans l'animal. Et pour que le Christ ait librement obéi à son Père, il faut, sem­blerait-il, qu'il ait pu désobéir. Mais alors comment cette liberté est-elle conciliable avec son impeccabilité absolue ? Non seulement il n'a pas péché de fait, mais il ne pouvait pas pécher, pour trois raisons : 1° à raison de sa personnalité divine à laquelle le péché ne peut être attribué ; 2° à raison de la vision béatifique ou immédiate de la bonté divine, dont l'âme bienheureuse ne peut se détourner ; 3° à raison de la plénitude de grâce que Jésus avait reçue de façon inamissible, comme suite de la grâce d'union.
Cette grave question prit un intérêt particulier à l'époque de Dominique Bañez ; cr BAÑEZ, t. II, col. 142 sq. Elle obligea à étudier plus profondément la liberté humaine de Jésus dans son acte d'obéissance. Pour sauvegarder cette liberté, certains théolo­giens, à cette époque et encore récemment, ont pré­tendu que Jésus n'a pas reçu de son Père le précepte de mourir sur la croix pour notre salut. Les thomistes ont toujours refusé d'admettre cette position, car les textes de l'Écriture leur paraissent affirmer clairement un précepte proprement dit et non pas seulement un conseil ; cf. Joa., X, 17-18 : « Je donne ma vie pour la reprendre... tel est l'ordre que j'ai reçu de mon Père » ; XXV, 31 : « Afin que le monde sache que j'aime mon Père et que j'agis selon le commandement que mon Père m'a donné, levez-vous, partons d'ici » ; XV, 10 : « Si vous gardez mes com­mandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père, et comme je demeure dans son amour. » Phil., 11, 8 : « Le Christ s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix » ; cf. Rom., V, 19. Or, l'obéissance propre­ment dite a pour objet formel le précepte à accom­plir. De plus le Christ impeccable ne pouvait pas non plus négliger les conseils de son Père. Comment cette absolue impeccabilité peut-elle alors se con­cilier avec la liberté proprement dite requise pour le mérite ?
Les thomistes distinguent d'abord la liberté psy­chologique de la liberté morale qui disparaît à l'égard de ce qui est déclaré illicite. Ils répondent : « le précepte enlève la liberté morale, en rendant la désobéissance illicite, mais il n'enlève pas la liberté psychologique, autrement le précepte se détruirait lui-même, car il est précisément donné pour que l'acte ordonné soit librement accompli ; on n'or­donne pas des actes nécessaires, on n'ordonne pas au feu de brûler, ni à l'organe du coeur de se mou­voir. »
De plus le précepte de mourir pour nous, donné au Sauveur, ne perdit pas sa nature de précepte du fait que le Christ était impeccable, car l'objet de ce précepte était bon sous un aspect, et non-bon (très douloureux) sous un autre ; dès lors il ne nécessitait pas la liberté impeccable du Christ. Cet objet était en effet tout différent de la bonté divine clare-visa, qui attire infailliblement la volonté. Au ciel les bien­heureux ne restent pas libres d'aimer Dieu vu face à face, mais ils restent libres par exemple de prier pour tel ou tel d'entre nous, à tel moment de notre vie.
A cette raison s'en ajoute une autre : Si le précepte de mourir pour nous détruisait la liberté du Christ, il faudrait en dire autant des autres préceptes, même de ceux de la loi naturelle, et ainsi le Christ n'aurait eu la liberté d'obéir à aucun précepte et il n'aurait jamais mérité en les accomplissant.
Il semble pourtant que la difficulté reste : si le Christ était libre d'obéir, il pouvait désobéir ou pécher. Or non seulement il n'a pas péché de fait, mais il était absolument impeccable, il ne pouvait pas pécher.
A cela les thomistes répondent en rappelant les principes suivants :
La seule liberté d'exercice suffit à sauvegarder l'essence de la liberté. Pour que, en effet, l'homme soit maître de son acte, il suffit qu'il puisse le poser ou ne pas le poser ; il n'est pas requis qu'il puisse choisir entre deux actes contraires (aimer et haïr) ou entre deux moyens disparates.
La puissance et la liberté de pécher n'est pas requise à la vraie liberté, mais c'est une forme de la défectibilité de notre libre-arbitre, comme la possibi­lité de l'erreur est une forme de la défectibilité de notre intelligence. Aussi cette liberté de pécher n'existe pas en Dieu qui est souverainement libre, ni dans les bienheureux qui sont confirmés dans le bien ; elle n'existait pas non plus dans le Christ, dont la liberté était dès sa vie terrestre la plus parfaite image de la liberté divine. La vraie liberté n'est donc pas celle de désobéir autant que d'obéir, ce n'est pas celle du mal, mais seulement celle du bien, ou de choisir entre plusieurs biens véritables selon l'ordre de la droite raison cf. IIIa, q. XVIII, a. 4, ad 3um.
Ne pas obéir peut s'entendre de deux façons : d'une façon privative, alors c'est désobéir, au moins par omission de ce qui est commandé, et d'une façon négative, alors c'est ne pas obéir, c'est la simple absence de l'acte d'obéissance, comme par exemple chez celui qui dort. Il ne faut pas confondre la privation qui ici est une faute, et la simple négation. Cette distinction peut paraître subtile ; mais elle s'applique véritablement ici. Le Christ ne pouvait pas désobéir, même par omission, comme les bien­heureux au ciel. Cependant il pouvait, de façon non pas privative, mais négative, « ne pas obéir ». Pour­quoi ? Parce que le fait de mourir pour nous n'avait pas une connexion nécessaire hic et nunc avec la volonté du Christ, ni avec sa béatitude. La mort sur la croix lui apparaissait sans doute comme un bien pour notre salut, mais c'était un bien mêlé de non­-bien, de grandes souffrances physiques et morales ; c'était un objet qui ne nécessitait pas la volonté du Christ, et le précepte divin ne la nécessitait pas davantage, car, nous l'avons vu, s'il enlevait la liberté morale (en rendant l'omission illicite), il n'enlevait pas la liberté psychologique ou le libre­-arbitre, mais il était au contraire donné ce précepte pour que l'acte ordonné fût librement accompli.
Jésus n'aimait nécessairement que Dieu vu face à face et ce qui avait une connexion nécessaire et intrinsèque hic et nunc avec la béatitude suprême ; ainsi l'âme veut nécessairement exister, vivre, con­naître, sans quoi elle ne pourrait avoir la béatitude. Mais jésus choisissait librement les moyens qui n'avaient qu'une connexion accidentelle (en vertu d'un précepte extrinsèque) avec la fin dernière, par exemple la mort sur la croix. Cette mort, sous un aspect salutaire pour nous, et sous un autre aspect effrayante, ne l'attirait pas nécessairement. Le pré­cepte, qui s'y ajoutait, ne changeait pas sa nature de mort redoutable et terrible ; il ne détruisait pas la liberté de l'acte qu'il demandait. A l'attrait de l'objet ainsi présenté, la volonté du Christ répondait librement, mais comme elle était foncièrement droite, elle répondait toujours comme il le fallait, sans aucune déviation.
Ainsi Jésus a librement obéi, bien qu'il ne pût pas désobéir. On entrevoit de loin ce mystère lorsque par exemple un acte très pénible d'obéissance est demandé à un bon religieux ; il obéit librement, sans même penser qu'il pourrait désobéir ; et s'il était confirmé en grâce, cette confirmation en grâce ne détruirait pas la liberté de son acte d'obéissance. C'est ce que saint Thomas a énoncé en ces termes si sobres, IIIa, q. XVIII, a. 4, ad 3um : Voluntas Christi, licet sit determinata ad bonum, non tamen est determinata ad hoc vel illud bonum. Et ideo pertinet ad Christum eligere per liberum arbitrium confirmatum in bono, sicut ad beatos. Ces quelques lignes de saint Thomas sont plus parfaites dans leur simplicité que les longs commentaires écrits à leur sujet, mais ceux-ci nous montrent ce qui est contenu dans cette simplicité supérieure. La liberté impeccable du Christ apparaît de plus en plus comme la parfaite image de la liberté impeccable de Dieu. Nous avons exposé plus longuement ce problème ailleurs, Le Sauveur et son amour pour nous, 1933, p. 204-218.


CHAPITRE V - LA PASSION ET LA VICTOIRE DU CHRIST

Parmi les problèmes qui se sont posés à ce sujet, nous en signalerons trois importants : 1° Comment la douloureuse passion se concilie-t-elle avec la joie qui provient de la vision béatifique ? 2° Comment la passion a-t-elle été cause de notre salut. 3° Pour­quoi Jésus a-t-il tant souffert, alors que la moindre de ses souffrances acceptée par amour, suffisait à nous racheter ?
Comment les souffrances physiques et morales de la passion peuvent-elles se concilier avec la joie qui dérive de la vision béatifique ? (IIIa, q. XLVI, a. 6, 7, 8). - Selon saint Thomas,. la souffrance du Sauveur fut la plus grande de toutes celles qu'on peut endurer dans la vie présente ; en particulier « sa souffrance morale dépassait celle de tous les coeurs contrits, car elle provenait d'une plus grande sagesse (qui lui montrait mieux qu'à personne la gravité infinie de l'offense faite à Dieu et la multiplicité innombrable des péchés et des crimes des hommes) ; elle provenait aussi d'un immense amour de Dieu et des âmes ; et enfin Jésus souffrait pour les péchés, non pas d'un seul homme, comme le pécheur repentant, mais de tous les hommes réunis » ; et de plus il avait pris sur lui toutes ces fautes pour les expier. Comment avec une douleur physique et morale si intense, Jésus a-t-il pu conserver la joie qui provient de la vision béatifique ?
C'est là, de l'aveu général des théologiens, un miracle et un mystère, suite de cet autre mystère que Jésus était en même temps viator et comprehensor. Cf. Sal­manticenses, De incarn., disp. XVII, dub. IV, n. 47. L'explication la plus vraie est celle que donne saint Thomas ; elle a ses obscurités, mais aussi une grande lumière : « Si l'on considère, dit-il, les différentes facultés de l'âme du Sauveur..., il faut affirmer qu'en lui, tant qu'il était encore viator et compre­hensor, il n'y avait pas le rejaillissement de la gloire et de la joie de la partie supérieure de l'âme sur la partie moins élevée. A. 8, corp. et ad Ium. C'était seulement la cime de l'intelligence et de la volonté humaines du Christ, qui était béatifiée. Jésus voulait très librement abandonner à la douleur les régions moins élevées de ses facultés supérieures et sa sen­sibilité ; cf. S. Thomas, Compendium theologiæ, cap. 232. Il ne voulait pas que la vision béatifique et la joie qui en résultait au sommet de l'âme adoucissent en quoi que ce soit par leur rayonnement la douleur physique et morale qu'il devait porter pour notre salut, et il se livrait pleinement à cette douleur. L'humanité du Christ souffrant a été com­parée à une grande montagne dont le sommet est ensoleillé et dont le milieu et la base sont battus par un violent orage. De cette coexistence de la joie supérieure et d'une telle souffrance, on a une analogie lointaine dans ce fait que le pénitent qui est profon­dément contrit, se réjouit d'être affligé de ses fautes, et cela d'autant plus qu'il en est plus affligé.
Comment la passion est-elle cause de notre salut ? (q. XLVIII). - Saint Thomas répond : elle l'est par manière de mérite, de satisfaction, de sacrifice, de rédemption et d'efficience. Après une lecture super­ficielle de cette question XLVIII, on a parfois voulu ne voir dans cette énumération qu'une juxtaposition de notions indiquées par l'Écriture. Ces notions sont au contraire parfaitement ordonnées ; saint Thomas commence par la plus générale pour arriver à la plus déterminée et compréhensive qui suppose les précédentes. En effet tous les actes de charité sont méritoires sans être tous satisfactoires ; de même un acte satisfactoire peut ne pas être un sacrifice proprement dit que seul le prêtre peut offrir ; et un sacrifice proprement dit, comme ceux de l'Ancienne Loi, peut ne pas être rédempteur par lui-même, mais seulement comme figure d'un autre sacrifice plus parfait ; enfin un sacrifice rédempteur peut être seulement cause morale de notre salut, en nous obtenant la grâce, ou aussi cause efficiente physique s'il nous la transmet. C'est cette progression qui se remarque dans les articles de cette question.
La passion du Christ nous a mérité le salut, parce que le Sauveur était constitué tête de l'humanité ; il avait en effet reçu la plénitude de grâce, pour qu'elle débordât sur nous ; et à raison de la personne du Verbe, ses mérites avaient une valeur infinie. A. I.
Cette même passion fut une satisfaction parfaite, parce que, en la supportant par amour et par un amour théandrique, le Sauveur offrait à son Père un acte qui lui plaisait plus que tous les péchés réunis ne lui déplaisent. Il offrait aussi une vie qui, étant celle de l'Homme-Dieu, avait un prix infini. C'est la double valeur personnelle et objective de cette satisfaction adéquate. A. 2.
La passion du Sauveur a causé notre salut comme sacrifice, car elle fut l'oblation sensible de sa vie, de son corps et de son sang, faite par lui comme prêtre (sacerdos et hostia) de la Nouvelle Alliance. A. 3.
Par suite la passion a causé notre salut par manière de rédemption, car étant une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché et la peine qui lui est due, elle fut le prix par lequel nous avons été délivrés du péché et de la peine, empti enim estis pretio magno, I Cor., VI, 20. A. 4.
Enfin la passion du Christ est cause de notre salut non pas seulement de façon morale par l'obtention de la grâce, mais efficiemment, en tant que l'humanité de Jésus, qui a souffert, reste l'instrument de la divinité pour la communication de toutes les grâces que nous recevons. A. 5.
Saint Thomas résume lui-même toute cette doc­trine en disant, q. XLVIII, a. 6, ad 3um : « La Passion du Christ, comparée à sa divinité, agit par mode d'efficience (comme cause instrumentale) ; comparée à la volonté humaine du Christ, elle agit par mode de mérite ; considérée dans sa chair, elle agit par mode de satisfaction, en tant qu'elle nous libère de la peine ; par mode de rédemption, en tant qu'elle délivre de la faute ; enfin par mode de sacrifice, en tant qu'elle nous réconcilie avec Dieu. » Certainement saint Thomas voit l'essence de la satisfaction plus dans l'amour théandrique du Sauveur que dans ses grandes souffrances, puisque ces souffrances tirent leur valeur de cet amour qui plaît plus à Dieu que toutes les offenses réunies ne lui déplaisent. Q. XLVIII, a. 2. Par là la satisfaction fut surabondante, et les thomistes maintiennent contre Scot, qu'elle a cette valeur par elle-même ex se, et non pas seulement ex acceptatione divina ; ils ajoutent que, puisqu'elle est de soi surabondante, elle a une valeur rigoureuse en stricte justice.
Jésus est le seul Rédempteur (q. XLVIII, a. 5), et le Rédempteur universel, de qui tous reçoivent la sainteté, même la Vierge Marie. Q. XXVII, a. 2, ad 2um.
Les effets de la passion sont donc la délivrance du péché, de la domination du démon, de la peine due au péché et la réconciliation avec Dieu qui nous ouvre les portes du ciel. Ainsi s'ordonnent et s'éclai­rent mutuellement les différentes vérités exprimées dans l'Écriture et la Tradition sur la passion du Sauveur. Saint Thomas ne déduit pas ici précisément des conclusions théologiques, si ce n'est parfois des conclusions qui procèdent de deux prémisses de foi ; il montre ainsi la subordination qui se trouve dans les différentes vérités qui constituent la doctrina fidei, supérieure à la théologie, et dont celle-ci est l'expli­cation.
Pourquoi Jésus a-t-il tant souffert, alors que la moindre de ses souffrances offerte par amour suffisait surabondamment à notre salut ? - Saint Thomas a examiné ce problème, q. XLVI, a. 3, 4 ; q. XLVII, a. 2, 3.
Les principaux motifs des grandes souffrances du Sauveur peuvent se considérer à un triple point de vue de notre côté, du sien et du côté de Dieu le Père.
a) Nous avions besoin pour être éclairés de recevoir le plus grand témoignage d'amour, accompagné de l'exemple des plus hautes et des plus héroïques vertus, or « il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ». Joa., XV, 13.
b) Le Christ lui-même devait accomplir sa mission rédemptrice de la façon la plus haute ; comme prêtre il ne pouvait offrir d'autre victime digne de lui que lui-même et il convenait que l'holocauste fût parfait, que Jésus fût victime en son corps, en son cœur, en son âme, et qu'il fût « triste jusqu'à la mort ». De plus, ayant en lui la plénitude de la charité, tant qu'il était viator et comprehensor, il ne pouvait souffrir que d'une façon très intense des péchés des hommes pris sur lui, en tant qu'ils sont une offense à Dieu et qu'ils sont cause de la perte des âmes. Son immense amour de Dieu et des âmes faisait que sa souffrance ne pouvait être que très profonde.
c) Dieu le Père a voulu faire obtenir au Sauveur par cette voie de souffrances et d'humiliations la plus grande victoire sur le péché, sur le démon et sur la mort ( Ia, q. XX, a. 4, ad 1um). La plus grande victoire sur le péché devait être remportée par le plus grand acte de charité, celle sur le démon de la désobéissance et de l'orgueil par la plus grande obéissance et l'accep­tion des dernières humiliations ; la victoire enfin sur la mort, suite et châtiment du péché, devait être le signe éclatant des deux précédentes, et s'ac­complir par la résurrection glorieuse et l'ascension. C'est ce que dit saint Paul, Phil., II, 8 : « Le Christ Jésus s'est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. C'est pour­quoi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné un nom au dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse... et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur. »
Ce traité de l'Incarnation rédemptrice est un de ceux qui montrent bien que le thomisme n'est pas seulement la somme de certaines thèses juxtaposées, mais une manière de rechercher, d'exposer la vérité dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce, d'unir dans une vivante synthèse les vérités sur­naturelles et naturelles selon leur subordination essentielle. La valeur de cette synthèse dépend de l'idée mère dont elle est le rayonnement. Dans le traité de Dieu, cette idée mère est celle-ci : Dieu l'Être même subsistant, en lui seul l'essence et l'existence sont identiques. Dans le traité de l'Incarnation, l'idée mère est celle de la personnalité divine du Sauveur ; l'unité de personne pour les deux natures entraîne l'unité d'existence (q. XVII, a. 2) ; elle entraîne aussi pour l'Homme-Dieu la sainteté substantielle, la perfection souveraine de son sacer­doce, sa royauté universelle sur toute créature. Enfin, la personne étant le principe quod des actes qui lui sont attribués, les actes théandriques du Christ ont une valeur intrinsèquement infinie comme mérite et satisfaction. En ce traité toutes les thèses se rattachent à cette idée fondamentale.
Ces deux traités De Deo et De Salvatore sont les deux parties les plus importantes de l'édifice théolo­gique, et tout le reste en cet édifice dépend de leur solidité.


CHAPITRE VI - MARIOLOGIE

(Cf. S. Thomas, IIIa, q. XXVII-XXX : Commentaires de Cajétan, de Nazarius, de J.-M. Vosté, 1940; cf. Contenson, Theol. mentis et cordis; l. X, diss. VI ; N. del Prado, S. Thomas et bulla Ineffabilis, 1919 ; E. Hugon, Tractatus theol., t. II, 716-795, 5e éd. 1927 ; G. Friethoff, De alma socia Christi mediatoris, 1936 ; B.-H. Merkelbach, Mariologia, 1939; R. Garrigou­Lagrange, La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, 1941).
Comme, dans le traité de l'Incarnation, de l'union hypostatique dérivent la plénitude de grâce habi­tuelle et les diverses prérogatives du Christ, dans la mariologie, la maternité divine est la raison d'être de toutes les grâces de Marie, de son rôle de Mère et de médiatrice à notre égard.
Nous parlerons 1° de la prédestination de Marie, 2° de la dignité de Mère de Dieu, 3° de la sainteté de Marie, 4° de sa médiation universelle. Sur ces points nous indiquerons ce qui est plus communé­ment enseigné par les thomistes et nous essaierons de préciser les.raisons pour lesquelles saint Thomas a hésité à affirmer le privilège de l'Immaculée-­Conception.


ARTICLE I. - Prédestination de Marie.

Par un même décret, Dieu a prédestiné Jésus à la filiation divine naturelle et Marie à être mère de Dieu, car la prédestination éternelle du Christ porte non seulement sur l'incarnation, mais sur les circon­stances où elle devait se réaliser hic et nunc, et parmi ces circonstances, il faut surtout compter celle men­tionnée par le Symbole de Nicée-Constantinople : et incarnatus est de Spiritu Sancto ex Maria Virgine. Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus fait clairement allusion à ce décret unique, lorsque, en parlant de l'immaculée conception de Marie, il dit : illius Virginis primordia quæ uno eodemque decreto cum divinæ Sapientiæ incarnatione fuerunt prœstituta.
Il suit de là que, comme Jésus fut prédestiné à la filiation divine naturelle avant (in signo priori) de l'être au plus haut degré de gloire, puis à la plénitude de grâce, qui convenaient à la sainte âme du Verbe de Dieu fait chair, de même Marie fut prédestinée d'abord à la maternité divine et par voie de consé­quence à un très haut degré de gloire, puis à la plénitude de grâce qui convenaient à la mère de Dieu pour qu'elle fût pleinement digne de la grandeur de cette mission, qui devait l'associer plus intimement que personne à l'œuvre rédemptrice de son Fils. Cf. Contenson, loc. cit. ; E. Hugon ; B. H. Merkel­bach, loc. cit.
Cette prédestination de Marie, selon la doctrine de saint Thomas, dépend in genere causæ materialis perficiendæ de la prévision du péché d'Adam, car, selon cette doctrine, dans le plan actuel de la Providence, si le premier homme n'avait pas péché et s'il n'y avait pas eu de péché originel à réparer, Marie n'aurait pas été Mère de Dieu. Mais « là où la faute a abondé, la grâce a surabondé ». Rom. V, 20, et la faute a été permise par Dieu pour ce plus grand bien qui se manifeste par l'Incarnation rédemptrice et son rayonnement. IIIa, q. I, a. 3, ad 3um. D'où il suit que Marie, de par sa prédestination, est mère de miséricorde, comme mère du Rédempteur, à qui elle doit être infiniment associée.
Comme celle du Christ, la prédestination de Marie à la maternité divine est absolument gratuite. La Vierge n'a pu mériter de condigno, ni même de con­gruo proprie d'être la mère de Dieu ; c'est la doctrine commune contre Gabriel Biel. En d'autres termes, elle n'a pu mériter l'Incarnation, d'où dérivent toutes les grâces qu'elle a reçues ; le principe du mérite en effet ne tombe pas sous le mérite ou ne peut être mérité ; or, dans l'économie actuelle du salut, l'Incarnation est le principe de toutes les grâces et de tous les mérites, de ceux de Marie et des nôtres. De plus il n'y a pas de proportion entre les mérites de l'ordre de la grâce et l'ordre hypostatique qui est absolument transcendant ; or, les mérites de Marie restent de l'ordre de la grâce, tandis que la maternité divine se réfère à l'ordre hypostatique, puisqu'elle se termine à l'Homme-Dieu, à la per­sonne du Verbe fait chair. Saint Thomas dit, IIIa, q. II, a. 11, ad 3um : B. Virgo dicitur meruisse portare Dominum omnium, non quia meruit ipsum incarnari, sed quia meruit ex gratia sibi data illum puritatis et sanctitatis gradum ut congrue posset esse mater Dei.
Il va un peu plus loin, In IIIum Sent., dist. IV, q. III, a. 1, ad 6um, en disant : B. Virgo non meruit incarnationem, sed supposita Incarnatione, meruit quod per eam fieret, non quidem merito condigni, sed merito congrui, in quantum decebat quod mater Dei esset purissima et perfectissima virgo. Plusieurs tho­mistes, comme Sylvius et Billuart, l'entendent d'un mérite de congruo late dicto. Cf. Contenson, loc. cit. Cette doctrine se concilie parfaitement avec cette autre que Marie nous a mérité de congruo proprie les grâces que nous recevons et que le Christ nous a méritées de condigno.


ARTICLE 2. - Dignité de la maternité divine (IIIa, q. XXXV, a. 4).

Il a été défini par le deuxième et le troisième con­ciles de Constantinople que « Marie doit être dite vraiment et proprement Mère de Dieu ». C'est qu'en effet le terme de la génération est, non pas la nature humaine, mais la personne engendrée ; or la per­sonne ici est celle du Verbe incarné, qui est Dieu.
Il suit de là que la maternité divine est une relation dont les deux extrêmes sont Marie et le Christ. Et comme le Christ appartient à l'ordre hypostatique, Marie par sa maternité a une relation à l'ordre hypos­tatique. Cette relation est réelle du côté de Marie, et elle est de raison du côté de la personne du Verbe incarné, comme la relation de Dieu créateur aux créatures.
Saint Thomas exprime bien la dignité de la mater­nité divine lorsqu'il dit, Ia, q. XXV, a. 6, ad 4um : Beata Virgo ex hoc quod est mater Dei, habet quamdam dignitatem infinitam ex bono infinito quod est Deus ; et ex hac parte non potest aliquid fieri melius sicut non potest aliquid esse melius Deo. Il dit aussi, à propos du culte d'hyperdulie dû à Marie, IIa IIae, q. CIII, a. 4, ad 2um : hyperdulia est potissima species duliæ communiter sumptæ ; maxima enim reverentia debetur homini ex affinitate quam habet ad Deum. La maternité divine a donc une dignité infinie à raison de son terme.
Est-ce que la maternité divine suffisait à sanctifier Marie indépendamment de la plénitude de grâce, comme l'union hypostatique donne au Christ une sainteté substantielle indépendamment de la pléni­tude de grâce habituelle ? Quelques théologiens comme Ripalda et Véga l'ont affirmé, mais la géné­ralité des théologiens le nie avec les Carmes de Salamanque et Contenson ; la raison en est que la maternité divine, à l'opposé de la grâce d'union dans le Christ et de la grâce sanctifiante dans le juste, n'est qu'une relation au Verbe incarné, relation qui ne semble pas pouvoir justifier formellement.
Cependant, comme le montre Contenson, loc. cit., IIa prærogativa, la maternité divine, si elle ne sanctifie pas formellement et immédiatement, sanc­tifie radicaliter et exigitive, car elle postule connatu­rellement toutes les grâces accordées à Marie pour qu'elle soit la digne mère de Dieu. Ainsi encore Hugon, loc. cit., et Merkelbach, loc. cit.
Pour le bien entendre, il ne suffit pas de considérer matériellement la maternité divine, de ce point de vue elle consiste à concevoir matériellement, à porter, engendrer, nourrir le Verbe de Dieu fait chair, et de ce point de vue il est plus parfait de faire par amour la volonté de Dieu que de l'engendrer matériel­lement, d'où la parole du Sauveur : Quinimo beati qui audiunt verbum Dei et custodiunt illud, Luc, XI, 28. Mais il faut considérer la maternité divine formel­lement, et de ce point de vue pour devenir mère de Dieu, Marie le jour de l'Annonciation a dû donner son consentement à la réalisation du mystère de l'Incarnation. En ce sens, comme le dit la tradition, elle a conçu son Fils de corps et d'esprit ; de corps, parce qu'il est la chair de sa chair ; d'esprit, parce qu'il a fallu son consentement, qu'elle a donné, dit saint Thomas, IIIa, q. XXX, a. 1, au nom de l'hu­manité ; et elle a consenti non seulement à la réalisa­tion de ce mystère mais à tout ce qu'il entraînait de souffrances selon les prophéties messianiques. A ce point de vue la maternité divine formellement considérée exige un très haut degré de grâce sancti­fiante pour que Marie soit la digne mère du Saveur et pour qu'elle puisse être associée à son ceuvre rédemp­trice, ut mater Redemptoris selon le plan providentiel. Cf. Hugon, loc. cit., p. 734; M. J. Nicolas, Le concept intégral de la maternité divine, dans Revue thomiste, 1937 ; Merkelbach, op. cit., p. 74-92, 297 ss.
Ajoutons que la maternité attribuable à une créa­ture raisonnable exige son consentement libre, et ici le consentement doit être surnaturel, car il est donné à la réalisation du mystère de l'Incarnation rédemptrice. Aussi la maternité divine prise formellement exige la grâce, et non pas inversement; la plénitude de grâce n'exige pas la maternité divine. Si l'on dit que de puissance absolue cette maternité divine pourrait être sans la grâce, c'est comme on le dit de l'annihilation d'une âme, même de l'âme du Christ, parce que cela ne répugne pas intrinsèque­ment, mais cela répugne du côté du motif ou de la fin, de sorte que ce n'est pas possible de potentia ordinata, sive ordinaria, sive extraordinaria.
On s'est demandé enfin si la dignité de la maternité divine, même sans considérer encore la plénitude de grâce, est purement et simplement supérieure à la grâce sanctifiante et à la vision béatifique. Bref, est-ce que la maternité divine qui exige la grâce, est supérieure à la grâce exigée par elle ?
Suarez le nie et avec lui Vasquez, les Carmes de Salamanque, Gonet, Mannens, Pesch, Van Noort, Terrien. Au contraire, parmi les thomistes, Conten­son, Gotti, Hugon, op. cit., p. 736 sq., Merkelbach, op cit., p. 64 sq., répondent affirmativement et sou­tiennent que c'est plus conforme à la doctrine tradi­tionnelle. Ils en donnent trois raisons convaincantes : 1° La maternité divine est par son terme d'ordre hypo­statique, elle atteint physiquement la personne du Verbe fait chair et lui donne sa nature humaine ; or cet ordre hypostatique dépasse de beaucoup celui de la grâce et de la gloire. Dès lors la maternité divine a une dignité infinie à raison de son terme et de plus elle est inamissible, tandis que la grâce peut se perdre. - 2° La maternité divine est la raison pour laquelle la plénitude de grâce a été accordée à Marie et non e converso ; elle en est la mesure et la fin, elle lui est donc supérieure, sim­pliciter. - 3° C'est à raison de la maternité divine qu'on doit à Marie un culte d'hyperdulie, supérieur à celui dû aux saints si éminents soient-ils comme degré de grâce et de gloire. Si ce culte d'hyperdulie est dû à Marie, ce n'est pas parce qu'elle est la plus grande sainte, mais parce qu'elle est la mère de Dieu. Et donc simpliciter loquendo la maternité divine, même nude spectata, est supérieure à la grâce sanctifiante et à la gloire. Et c'est pourquoi Marie a été prédestinée à la maternité divine avant de l'être à un très haut degré de gloire puis à la pléni­tude de grâce.
Cependant, secundum quid, à un point de vue secondaire, la grâce sanctifiante et la vision béatifique sont plus parfaites que la maternité divine ; la grâce habituelle en effet justifie formellement, et la vision béatifique unit immédiatement l'intel­ligence à l'essence divine sans l'intermédiaire de l'humanité du Christ. La maternité divine donne seulement droit à la grâce et à la gloire sans formel­lement justifier et béatifier. Mais il ne s'ensuit pas que la vision béatifique soit simpliciter plus parfaite que la maternité divine, autrement l'union hypos­tatique, qui ne béatifie pas formellement, serait inférieure à la vision béatifique, ce que personne n'admet.
Il suit de là que Marie appartenant par la mater­nité divine à l'ordre hypostatique est supérieure aux anges et au sacerdoce participé des prêtres du Christ. Cette maternité divine est le fondement, la racine et la source de toutes les grâces et privilèges de Marie, soit qu'ils la précèdent comme disposition, qu'ils l'accompagnent ou qu'ils la suivent comme résultante.


ARTICLE 3. - Sainteté de Marie.

On distingue la sainteté négative qui comporte les privilèges de l'Immaculée Conception et de l'exemption de tout péché actuel, et la sainteté positive ou plénitude de grâce.

1. Saint Thomas et l'Immaculée Conception. - Parmi les théologiens qui soutiennent que saint Thomas est plutôt favorable à ce privilège, il faut citer chez les dominicains, S. Capponi a Porrecta († 1614), Jean de Saint-Thomas († 1644), Curs. Theol., initio, De Approbatione doctrinæ S. Thomæ, d. II, a. 2 ; Noël Alexandre, plus récemment Spada, Rouant de Card, Berthier, et en ces derniers temps N. del Prado, Divus Thomas et Bulla « Ineffabilis Deus », 1919 ; Th. Pégues, Rev. Thom., 1909, P. 83-87 ; E. Hugon, op. cit., p. 748 ; P. Lumbreras, Saint Thomas and the Immaculate Conception, 1923 ; C. Frietoff, Quomodo caro B. M. V. in peccato originali concepta fuerit, in Angelicum, 1933, P. 321-­334 ; J. M. Vosté, Commentarius in IIIam P. Sum­mæ th. S. Thomæ, De mysteriis vitæ Christi, 2e éd. 1940, p. 13-20 ; et parmi les jésuites, Perrone, Palmieri, Hurter, Cornoldi. Au contraire parmi ceux qui pensent que saint Thomas n'était pas favorable au privilège de l'Immaculée Conception, il faut compter Suarez, Chr. Pesch, L. Billot, L. Janssens, Al. Lépicier, B. H. Merkelbach, op. cit., p. 127-130.
Pour quelles raisons saint Thomas a-t-il hésité à affirmer le privilège de l'immaculée-conception. A la suite de plusieurs thomistes, le P. P. Mandonnet l'a exposé Diction. de théol., art. FRÈRES PRÊCHEURS, col. 899, et depuis lors ont parlé dans le même sens, dans les publications que nous venons de citer, les Pè­res N. del Prado, E. Hugon, G. Frietoff, J. M. Vosté.
Nous exposerons brièvement cette interprétation qui paraît avoir une sérieuse probabilité. Saint Thomas au début de sa carrière théologique (1253-1254) affirma très explicitement le privilège, In Ium Sent., dist. XLIV, q. I, a. 3, ad 3um : talis fuit puritas beatæ Virginis, quæ a peccato originali et actuali immuns fuit. Mais il s'aperçut ensuite que la façon dont plusieurs entendaient ce privilège aboutissait à soustraire la sainte Vierge à la rédemp­tion du Christ, contrairement au principe formulé par saint Paul, Rom., V, 18 : Sicut per unius delictum in omnes homines in condemnationem, sic et per unius justitiam in omnes homines in justificationem vitæ, et I Tim., II, 5 : Unus enim Deus, unus et mediator Dei et hominum, homo Christus Jesus, qui dedit redemptionem semetipsum pro omnibus. Aussi saint Thomas s'est-il efforcé de montrer que Marie a été rachetée par les mérites de son Fils (ce que dira Pie IX dans la Bulle Ineffabilis Deus), et donc qu'elle avait besoin de rédemption à raison du debitum culpæ, qui provient de la descendance d'Adam par voie de génération ordinaire. Dès lors il a toujours dit que la Vierge Marie n'a pas été sanctifiée avant son animation, afin que le corps de Marie, conçu dans les conditions ordinaires, fût la cause instru­mentale qui transmît le debitum culpæ ; et l'on sait que pour saint Thomas la conception du corps ou fécondation précède dans le temps l'animation, par laquelle est constituée la personne engendrée, cf. IIIa, q. XXXIII, a. 2, ad 3um ; selon saint Thomas, c'est seulement la conception virginale du Christ qui eut lieu au même instant que son animation.
Si donc on trouve dans les œuvres de saint Thomas l'expression B. Maria Virgo concepta est in peccato originali, il faut se rappeler qu'il ne s'agit là que de la conception de son corps, qui a une priorité de temps sur l'animation.
Quant à la question de savoir à quel moment exact la Vierge Marie a été sanctifiée dans le sein de sa mère, saint Thomas l'écarta, sauf peut-être à la fin de sa vie où il paraît revenir à l'affirmation positive du privilège. Avant cette dernière période, il affirma seulement que la sanctification avait suivi rapide­ment l'animation, cito post. (Quodl., VI, q. V, a. 1). Mais il déclara qu'on en ignorait l'instant précis. C'est pour cela qu'il ne posa pas la question de savoir si la Vierge Marie a été sanctifiée à l'instant même de son animation. Saint Bonaventure avait posé ce problème et, comme plusieurs autres, l'avait résolu par la négative. Saint Thomas voulut laisser la question ouverte et ne se prononça pas.
Pour maintenir sa première affirmation du privi­lège citée plus haut, il aurait pu facilement user de la distinction qu'il fait fréquemment ailleurs entre la priorité de nature et celle de temps, pour mieux expliquer le cito post, et dire que la création de l'âme de Marie n'avait qu'une priorité de nature sur sa sanctification. Mais comme le remarque Jean de Saint-Thomas, loc. cit., voyant l'attitude réservée de l'Église romaine, qui ne célébrait pas la fête de la Conception, le silence de l'Écriture, et la position négative d'un grand nombre de théologiens, il s'abstint de se prononcer sur ce point précis. Telle est en substance l'interprétation donnée par le P. N. del Prado, op. cit., p XXI-XXXIII. Le P. Hugon, op. cit., p. 748 sq., parle de même et remarque l'insistance de saint Thomas sur le principe qui a été reconnu par la bulle Ineffabilis Deus, d'après lequel Marie a été sanctifiée par les mérites futurs de son Fils, mais le saint Docteur ne se serait pas prononcé sur la question de savoir si cette rédemption a préservé Marie du péché originel ou le lui a remis.
En d'autres termes, saint Thomas n'aurait pas nié le privilège, mais il lui serait plutôt favorable.
A cette interprétation on oppose surtout deux textes : dans la Somme théologique, IIIa, q. XXVII, a. 2, ad 2um, il est dit : B. Virgo contraxit quidem originale peccatum, sed ab eo fuit mundata, antequam ex utero nasceretur ; et In IIIum Sent., dist. III, q. I, a. 1, ad 2am quem on lit : sanctificatio B. Virginis non potuit esse decenter ante infusionem animæ, quia gratiæ capax nondum erat, sed nec in ipso instanti infusionis, ut scilicet per gratiam tunc sibi infusam conservaretur ne culpam originalem incurreret. Les PP. del Prado, Hugon et les autres théologiens cités plus haut entendent ainsi ces deux passages. Si l'on se rappelle l'affirmation du privilège formulée in I Sent., et les exigences du principe invoqué de la rédemption de Marie par le Christ, ce qui est dit en ces derniers textes doit s'entendre du debitum culpæ originalis plutôt que du péché originel lui-même, et de l'animation qui précède la sanctification selon une priorité de nature, non de temps.
Il faut avouer, comme le remarque le P. B. H. Mer­kelbach, op. cit., p. 129 sq., que ces distinctions opportunes n'ont pas été formulées par saint Thomas; il a écrit contraxit peccatum originale et non pas debebat contrahere, ou contraxisset si non præservata fuisset: Et Quodl. VI, q. V, a. 1, il a écrit : Creditur quod cito post conceptionem et animæ infusionem B. M. V. fuerit sanctificata, sans distinguer la priorité de nature et celle de temps.
Mais il faut ajouter avec le P. Vosté, op, cit., 2e éd. 1940, p. 18, qu'à la fin de sa vie, en 1272-1273, saint Thomas paraît bien revenir à l'affirmation de ses débuts, In Ium Sent., dist. XLIV, q. I, a. 3, ad 3um : talis fuit puritas B. M. V. quæ a peccato originali et actuali immuns fuit. Il écrit en effet In Ps. XIV (Déc. 1272), v. 2: Sed in Christo et in Virgine Maria nulla omnino macula fuit; in Ps. XVIII, v. 6 : In sole posuit, etc., id est corpus suum (Christus) posuit in sole, id est in B. Virgine, quaæ nullam habuit obscuritatem peccati (Cant. IV, 7) Tota pulchra es, arnica mea, et macula non est in te. - Compendium Theologiæ, c. 224 : Non solum a peccato actuali immunis fuit B. M. V., sed etiam ab originali speciali privilegio mundata ; si c'est speciali privilegio, ce ne fut pas comme Jérémie et Jean-Baptiste. Enfin in Expositione Salutationis angelicæ (3-4 avril 1273), selon l'édition critique récemment faite (Placenza 1931) par I. F. Rossi, C. M. (Gratia plena) on lit : Tertio excelluit Angelos quantum ad purita­tem, quia B. Virgo non solum fuit pura in se, sed etiam procuravit puritatem aliis. Ipsa enim purissima fuit et quantum ad culpam, quia nec originale, nec mortale, nec veniale peccatum incurrit. Item quantum ad pænam (scil. ad tres maledictiones, speciatim immu­nis fuit a corruptione sepulchri). Il est vrai que dans ce même endroit, plus haut, saint Thomas dit : B. M. V. in originali est concepta, sed non nata, mais nous savons que pour lui la conception du corps a une notable priorité de temps sur l'animation, et si l'on veut écarter de cet écrit une contradiction inadmis­sible à quelques lignes de distance, on doit voir dans les paroles in originali concepta le debitum contrahendi à raison du corps formé par génération ordinaire et non pas le péché originel lui-même, qui ne peut être que dans l'âme : cf. C. Frietoff, loc. cit., p. 329, et P. Mandonnet dans Bulletin thomiste, janvier-mars 1933, Notes et communications, p. 164­-167. Nous concluons avec le P. Vosté, op. cit., 2e éd. 1940, p. 19 : tendens ad finem cursus sui in hoc mundo, paulatim declinabat iterum Angelicus Doctor ad primam suam affirmationem : Talis fuit puritas beatæ Virginis, quæ a peecato originali et actuali immuns fuit (I Sent., 1254).

2. Sur la plénitude de grâce ou sainteté positive de Marie, saint Thomas dit, IIIa, q. XXVII, a. 5 : B. V. Maria tantam gratiæ obtinuit plenitudinem ut esset propinquissima auctori gratiæ. Il ajoute, ad 2um, au sujet de la plénitude initiale, per quam reddebatur idonea ad hoc quod esset mater Christi. Et comme la maternité divine est, par son terme, d'ordre hypostatique, la plénitude initiale de grâce en Marie dépassait déjà la grâce même finale des autres saints et des anges. En d'autres termes, Marie comme future Mère de Dieu, était plus aimée par Dieu que tout autre saint et que les anges ; or, la grâce est l'effet de l'amour de Dieu pour nous et lui est proportionnée. Il est même probable, selon bien des thomistes, que la plénitude initiale de grâce en Marie dépassait la grâce finale de tous les saints et anges réunis, car elle était déjà plus aimée de Dieu que tous les saints ensemble, cf. Contenson, Monsabré, E. Hugon, Merkelbach. De fait, selon la Tradition, Marie par ses mérites et sa prière, sans les autres saints et les anges, pouvait dès ici-bas plus obtenir que tous les saints et anges ensemble sans elle. Cette plénitude initiale de grâce habituelle s'accompagnait de la plénitude proportionnée des vertus infuses et des sept dons du Saint-Esprit, qui sont connexes avec la charité.
Ensuite Marie ne cessa, jusqu'à sa mort, de grandir dans la charité. En elle s'appliqua parfaitement le principe formulé par saint Thomas In Epist. ad Hebr., X, 25 : Motus naturalis (ut lapidis cadentis) quanto plus accedit ad terminum, magis intenditur. Contra­rium est de motu violento (v. g. lapidis sursum verti­caliter projecti). Gratia autem inclinat in modum naturæ. Ergo qui sunt in gratia, quanto plus accedunt ad finem, plus crescere debent. D'après ce principe, il y eut en Marie un progrès toujours plus rapide, car les âmes se portent d'autant plus promptement vers Dieu qu'elles se rapprochent de lui et qu'il les attire davantage.
Au moment de l'Incarnation, il y eut en la Mère de Dieu une grande augmentation de charité, pro­duite ex opere operato ; de même au Calvaire lors­qu'elle fut déclarée Mère de tous les hommes. Enfin la grâce ne cessa de grandir en elle jusqu'à sa mort.


ARTICLE 4. - Médiation universelle de Marie.

Par la maternité divine et la plénitude de grâce, Marie était désignée à la fonction de médiatrice universelle entre Dieu et les hommes. Elle a reçu de fait cette fonction, comme le montre la tradition, qui lui a donné ce titre de médiatrice universelle au sens propre du mot, quoique de façon subordonnée au Christ ; ce titre est consacré désormais par la fête spéciale qui se célèbre dans l'Église universelle.
Pour bien entendre le sens et la portée de ce titre, d'après les principes exposés plus haut, il faut con­sidérer qu'il convient à Marie pour deux raisons spéciales : 1° parce qu'elle a cooperé par la satisfsaction et le mérite au sacrifice de la Croix ; 2° parce qu'elle ne cesse d'intercéder pour nous, de nous obtenir et de nous distribuer toutes les grâces que nous recevons. Il y a là une double médiation, ascendante et descendante.
Marie a cooperé au sacrifice de la Croix par manière de satisfaction ou de réparation, en offrant pour nous à Dieu, avec une grande douleur et un très ardent amour, la vie de son Fils très cher et légi­timement adoré, plus cher que sa propre vie. Tandis que le Sauveur a satisfait pour nous en stricte justice, Marie sur le calvaire a offert pour nous une réparation et satisfaction fondée sur les droits de l'intime amitié ou charité qui l'unissait à Dieu, satisfactione fundata in jure amicabili. Elle a mérité ainsi le titre de corédemptrice, en ce sens qu'avec le Christ, par lui et en lui, elle a racheté le genre humain ; comme le dit Benoît XV (Denz., 3034, n. 4) : Filium immo­lavit, ut dici merito queat, ipsam cum Christo humanum genus redemisse.
Pour la même raison, tout ce que le Christ en croix nous a mérité en stricte justice, Marie nous l'a mérité d'un mérite de convenance fondé sur la charité qui l'unissait à Dieu ; c'est l'enseignement devenu com­mun, sanctionné par Pie X (cf. Denz., 3034) B. Maria Virgo de congruo, ut aiunt, promeruit nobis quæ Christus de condigno promeruit, est que princeps largiendarum gratiarum ministra. Pour bien entendre cette doctrine, il faut remarquer que pour saint Thomas et les thomistes (Ia IIae q. CXIV, a. 6), le mérite se dit non pas univoquement mais analo­giquement du mérite de condigno qui est un droit à la récompense fondé en justice, et du mérite de congruo fondé sur la charité in jure amicabili. Cepen­dant ce dernier s'il est pris au sens propre (proprie de congruo) est encore un mérite proprement dit, qui suppose l'état de grâce ; ce qui ne peut se dire par exemple de la prière de l'homme qui est en état de péché mortel; celle-ci a une force impétratoire, mais elle n'est dite méritoire de congruo qu'au sens large, fondé non pas sur la charité ou l'amitié divine, mais seulement sur la miséricorde de Dieu. La doctrine thomiste de l'analogie s'applique ici parfaitement entre le mérite de condigno et celui qui est proprie de congruo il y a analogie de proportionnalité propre, et dans les deux cas mérite proprement dit ; tandis que le mérite de congruo late dicto se dit ainsi selon une analogie seulement métaphorique. Et donc il faut maintenir que la sainte Vierge a mérité au sens propre du mot, d'un mérite de convenance de congruo, toutes les grâces que nous recevons.
De plus Marie exerce encore sa fonction de média­trice universelle en intercédant pour nous, et en nous obtenant toutes les grâces que nous recevons. Cet enseignement, contenu dans la foi de l'Église exprimée dans les prières communes adressées à Marie (lex orandi, lex credendi), est fondé sur l'Écri­ture et la Tradition. Plusieurs théologiens thomistes qui l'ont montré, admettent en outre que, comme l'humanité de Jésus est cause instrumentale physique de toutes les grâces que nous recevons (IIIa, q. XLVIII, a. 6 ; LXII, a. 5), tout porte à penser que Marie, d'une façon subordonnée à Notre-Seigneur, est aussi cause instrumentale physique, et non pas seulement morale, de la transmission de ces grâces. Nous ne croyons pas que la chose puisse s'établir avec une vraie certitude, mais les principes formulés par saint Thomas à ce sujet à propos de l'humanité du Christ inclinent à le penser. Ce qui est certain, c'est que Marie est la mère spirituelle de tous les hommes, qu'elle mérite le titre de Mater divinæ gratiæ, comme coadjutrice du Sauveur dans la Rédemption, et comme distributrice de la grâce, qu'elle fait dériver sur l'humanité entière. Parmi les auteurs spirituels qui ont le mieux montré les applications de cette doctrine, il faut citer le B. Grignion de Montfort : Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge.



SIXIÈME PARTIE - LES SACREMENTS DE L'EGLISE (Questions les plus importantes).

Pour achever l'exposé de la partie dogmatique de la synthèse thomiste, nous rappellerons ici ses principales thèses sur les sacrements en général, sur la transsubstantiation, le sacrifice de la Messe, sur l'attrition et sur la reviviscence des mérites par l'absolution sacramentelle.


CHAPITRE I - LES SACREMENTS EN GÉNÉRAL

Saint Thomas a précisé trois points importants relatifs à leur efficacité, à ce qu'on peut appeler en eux la matière et la forme, et à la raison d'être des sacrements.
Selon lui, les sacrements de la Loi nouvelle sont des signes efficaces de la grâce, qui la produisent ex opere operato, par une causalité physique instru­mentale. Cf. IIIa, q. LXII, a. 1-5. Il dit, ibid., a. 4 : in sacramento est quædam virtus instrumentalis ad inducendum sacramentalem effectum, et a. 5 : Principalis causa efficiens gratiæ est ipse Deus, ad quem comparatur humanitas Christi, sicut instrumentum conjunctum, sacramentum autem sicut instrumentum separatum. Le sens de ces textes et du contexte est des plus clairs, aussi l'ensemble des thomistes, à l'exception de Melchior Cano, admet que les sacre­ments sont cause physique instrumentale de la grâce ; le mot « physique » n'est pas chez saint Thomas, mais il affirme ici la causalité instrumen­tale réelle, qui n'est certes pas d'ordre moral.
Le saint Docteur, ibid., q. LX, applique aussi analogiquement aux sacrements la théorie de la matière et de la forme, et précise sur ce point ce qu'avaient dit Guillaume d'Auxerre et Alexandre de Halés. Il y a en effet analogie dans l'ordre de la signification entre les choses et les paroles du sacrement et la matière et la forme du corps ; les paroles déterminent la signification des choses sensibles, par exemple la formule baptismale détermine la signification de l'ablution qu'elle accompagne. De même, selon saint Thomas, l'absolution est la forme du sacrement de pénitence, qui a pour matière les actes extérieurs du pénitent. Quant au mariage (ce qui a été fort discuté), le consentement des conjoints seul contient la matière et la forme. In IVum Sent., dist. XXVI, q. II. Il y a là une analogie de proportionnalité qui ne doit pas être forcée, elle doit rester souple, c'est une manière légitime de s'exprimer fondée en réalité.
Chaque sacrement du reste est spécifié par l'effet spécial qu'il doit produire, chacun est essentiellement relatif à cet effet, et pour que le Christ ait institué un sacrement, il n'est pas nécessaire qu'il en ait déterminé lui-même la matière et la forme, il suffit qu'il ait manifesté qu'il voulait un signe sensible qui produisît tel effet spécial.
Quant au nombre des sacrements, saint Thomas en montre la convenance, par leur raison d'être, selon une analogie entre la vie naturelle et la vie surnaturelle. Q. LXV, a. 1. Dans l'ordre naturel, l'homme doit recevoir la vie, y croître, s'y main­tenir, et, au besoin, être guéri, puis rétabli ; ces mêmes besoins existent dans l'ordre surnaturel, c'est à eux que correspondent, pour le chrétien, le bap­tême, la confirmation, l'eucharistie, la pénitence, l'extrême-onction. De plus, dans ses rapports sociaux, l'homme, dans l'ordre naturel, est per­fectionné soit en vue d'exercer une fonction publique, soit en vue de la propagation ; à ce double but répondent, dans l'ordre surnaturel, les sacrements de l'ordre et du mariage.
Nous ne pouvons ici exposer le détail de la doc­trine de saint Thomas sur chacun des sept sacrements. Nous noterons seulement ce qu'il dit sur trois points particulièrement importants : sur la transsubstantiation, sur le sacrifice de la messe, et à propos du sacrement de pénitence sur la différence de l'attrition et de la contrition.


CHAPITRE II - LA TRANSSUBSTANTIATION

Selon saint Thomas, q. LXXV, a. 2, la transsub­stantiation ou conversion de toute la substance du pain au corps du Christ, et de toute la substance du vin à son précieux sang, est nécessaire pour expliquer la présence réelle. Si en effet le corps glorieux du Christ ne cesse pas d'être au ciel et s'il est impassible, il ne peut être rendu réellement présent sous les espèces du pain et du vin par une action divine, qui s'exercerait sur lui, comme le serait une action adductive, qui le ferait descendre du ciel vers chaque hostie consacrée. Si donc le corps du Christ lui-même n'est pas ici sujet de changement, il ne peut devenir réellement présent dans l'eucharistie que par le changement de la substance du pain et du vin en lui. Bref, si un corps devient présent là où il n'était pas, ce ne peut être, en vertu du principe d'identité, que par son propre changement ou par le changement d'un autre corps en lui ; tout comme une colonne immobile qui était à ma droite ne peut être à ma gauche que si j'ai changé par rapport à elle. Saint Thomas dit expres­sément, ibid.: Aliquid non potest esse alicubi, ubi prius non erat, nisi vel per loci mutationem, vel per alterius conversionem in ipsum, sicut in domo aliqua de novo incipit esse ignis, aut quia illuc defertur, aut quia ibi generatur.
Par cette conversion de la substance du pain au corps du Christ, celui-ci, sans être lui-même sujet de changement, est rendu réellement présent sous les accidents du pain, car ces derniers perdent la relation réelle de contenance qu'ils avaient à la sub­stance du pain et acquièrent une relation réelle de contenance au corps du Christ. Cette nouvelle rela­tion réelle demande un fondement réel qui n'est autre que la transsubstantiation. Celle-ci étant admise, saint Thomas en déduit tout ce qui con­cerne la présence réelle du corps du Christ et de ses accidents, et tout ce qui doit être admis pour les accidents eucharistiques. Cette doctrine est ainsi parfaitement conforme au principe d'économie, qui nous demande d'expliquer les faits sans multiplier inutilement leurs causes.
Duns Scot n'a pourtant pas admis cette doctrine, il a voulu expliquer la présence réelle par l'annihi­lation de la substance du pain et par l'adduction de la substance du corps du Christ. In IVum, dist. X, q. I ; dist. XI, q. III. Aussi plusieurs théologiens, qui l'ont en partie suivi, parlent de « transsub­stantiation adductive » : Bellarmin, De Lugo, Vasquez. Mais ce n'est plus conserver le sens propre des mots conversion et transsubstantiation, dont se sont servi les conciles. Parler en effet de trans­substantiation adductive, ce n'est plus admettre la conversion d'une substance en une autre, mais la substitution de l'une à l'autre.
De plus, on ne peut expliquer en quoi consiste cette adduction invisible du corps du Christ, lequel ne cesse pas d'être au ciel et est impassible. Aussi les thomistes maintiennent-ils ce qu'a affirmé saint Thomas : le corps du Sauveur n'est pas rendu présent dans l'eucharistie par une action divine qui s'exer­cerait sur lui-même, il ne devient pas sujet d'un changement, il n'est pas mu localement vers l'eucha­ristie, il n'est pas non plus physiquement changé dans sa quantité, dans ses qualités, ni dans sa sub­stance. Si donc la présence réelle ne peut s'expliquer par un changement dans le corps du Christ lui-même, elle ne peut provenir que de la conversion en lui de la substance du pain. On ne peut admettre non plus, selon les thomistes, que la transsubstantiation soit une action quasi reproductrice du corps du Christ (Suarez), car il préexiste au ciel et n'est pas multiplié ni changé. C'est numériquement le même corps glorieux qui est au ciel et qui est le terme de la conversion. Si Gonet et Billuart ont ici reproduit un peu la terminologie de Suarez, ils enseignent pourtant comme tous les thomistes la conversion proprement dite. Elle est nettement exprimée dans le catéchisme du concile de Trente, qui fut rédigé par des théologiens dominicains. Il y est dit, part. II, c. IV, n. 37-39 : Ita fit, ut tota panis substantia divina virtute, in totam corporis Christi substantiam, sine ulla Domini nostri mutatione, convertatur.
Enfin la formule sacramentelle hoc est corpus meum est manifestement vérifiée par la conversion de toute la substance du pain en celle du corps du Christ, tandis qu'elle n'exprime pas l'annihilation de la première, ni l'adduction de la seconde, lesquelles du reste sont sans lien entre elles : l'annihilation ne produit pas l'adduction, ni inversement. En réalité, il n'y a pas deux interventions divines distinctes et indépendantes, il n'y en a qu'une, la conversion, et c'est la seule dont parlent les conciles. En parti­culier le concile de Trente dit : si quis negaverit mirabilem et singularem conversionem totius sub­stantiæ panis in corpus et totius substantiæ vini in sanguinem, manentibus duntaxat speciebus panis et vini, quam quidem conversionem Ecclesia aptissime transsubstantiationem appellat, A. S. Denz.-Bannw., n. 834. Cf. Cajétan, Jean de Saint-Thomas, les Salmanticenses et plus récemment N. del Prado, L. Billot, Hugon, etc.
Quel est à proprement parler le terme « ad quem » de la transsubstantiation ? Les thomistes reprodui­sent généralement à ce sujet la formule de Cajétan, In IIIam, q. LXXV, a. 3, n. 8 : id quod erat panis, nunc est corpus Christi. Ce terme n'est pas préci­sément en effet le corps du Christ pris absolument, car il préexiste à la transsubstantiation, mais c'est le corps du Christ ut est ex pane. Plus explicitement le terme de la transsubstantiation, c'est que ce qui était la substance du pain soit maintenant le corps du Christ. Et comme la transsubstantiation se fait in instanti, cet instant, qui est celui du fieri et du factum esse, s'exprime ainsi : c'est le primum non esse pans et primum esse corporis Christi sub specie­bus panis ; sitôt auparavant il y a un temps divisible à l'infini (cf. ibid., a. 7).
Comment la transsubstantiation est-elle possible ? Saint Thomas, ibid., a. 4, corp., et ad 3um; cf. Cajétan, l'explique en rappelant que Dieu créateur a un pouvoir immédiat sur l'être en tant qu'être de toute chose créée ; c'est ainsi qu'il a pu le produire de rien, ex nullo præsupposito subjecto ; par suite Dieu peut convertir tout l'être d'une chose en l'être d'une autre : id quod entitatis est in una, potest auctor entis convertere in id quod est entitatis in altera, sublato eo per quod ab illa distinguebatur. A. 4, ad 3um. Tandis que dans la mutation substantielle il y a un sujet (la matière), qui reste sous les deux formes substantielles qui se succèdent, ici dans la transsubstantiation il n'y a pas de sujet permanent, mais toute la substance du pain (matière et forme) est convertie en celle du corps du Christ ; cf. ibid., a. 8. Ces formules de saint Thomas seront reproduites par le concile de Trente. Denz.-Bannw., n. 877, 884.
De là dérive dans la doctrine de saint Thomas tout ce qui y est affirmé ensuite sur la présence réelle de la substance du corps du Christ dans l'eucharistie, non sicut in loco, sed per modem substantiæ, q. LXXVI, a. 1, 2, 3, 5, sur la présence réelle de la quantité du corps du Christ, a. 3, 4, qui elle aussi est dans l'eucharistie per modum substantiæ, c'est-à-dire selon son rapport à la substance et non pas selon son rapport au lieu, car elle n'y est présente qu'à raison de la transsubstantiation, et non pas par adduction locale. De même on s'explique que ce soit numériquement le même corps du Christ qui est au ciel et dans l'eucharistie, sans être divisé ni distant de lui-même, puisqu'il est dans l'eucharistie, non sicut in loco, mais à la manière de la substance, qui est d'ordre supérieur à l'espace. Toujours par la même raison s'explique tout ce que le saint Docteur enseigne, q. LXXVII, a. 1, 2, 3, etc., sur les accidents eucharistiques, qui sont sine proprio subjecto et sine ullo subjecto. Toutes ces thèses ne sont que des corollaires de la doctrine de la transsubstantiation. On ne saurait mieux observer le principe d'économie, tandis qu'il ne l'est pas du tout en plusieurs théories qu'on a voulu substituer à la doctrine de saint Thomas ; elles sont d'une complication factice et inutile ; on y trouve une juxtaposition quasi méca­nique de raisons, et non pas une unité organique, qui ne peut provenir que d'une idée mère. Ici encore se manifeste admirablement la puissance de synthèse de saint Thomas.


CHAPITRE III - LE SACRIFICE DE LA MESSE

(IIIa, q. LXXXIII, a. 1)


La question principale relative à l'essence du sacri­fice de la messe ne se pose pas de la même manière à l'époque de saint Thomas et après l'apparition du protestantisme, mais au début de l'article I, qu'il consacre à ce problème, saint Thomas a formulé très explicitement l'objection qui sera reprise et déve­loppée par les protestants.
1° Au XIIIe siècle les théologiens posent générale­ment le problème en ces termes : Utrum in cele­bratione hujusce sacramenti (Eucharistiæ) Christus immoletur (loc. cit., a. 1) et ils répondent commu­nément avec Pierre Lombard par la distinction de saint Augustin, Lettre à Bonijace (cf. ibid. : sed contra) : Semel immolatus est in semetipso Christus, et tamen quotidie immolatur in sacramento ou immo­latur sacramentaliter, non realiter seu physice sicut in cruce. A la messe il y a, selon eux, immolation non pas réelle ou physique du corps du Christ, car il est maintenant glorieux et impassible, mais immolation sacramentelle. C'était déjà le langage commun des Pères, cf. M. Lepin, L'idée du sacrifice de la messe, 2e éd. 1926, p. 38. 51, 84-87, 103, 152 ; il est reproduit par Pierre Lombard, IV Sent., dist. VIII, n. 2, et par ses commentateurs, notam­ment par saint Bonaventure et saint Albert le Grand, cf. Lepin, op. cit., p. 158 sq., 164 sq.
Saint Thomas dit, loc. cit., au corps de l'article :
Respondeo dicendum, quod duplici ratione celebratio hujus sacramenti dicitur immolatio Christi. Primo qui­dem, quia, sicut dicit Augustinus ad Simplicianum, l. II, q. III, « solent imagines earum rerum nominibus appellari, quarum imagines sunt... » Celebratio autem hujus sacramenti, sicut supra dictum est q. LXXIX, a. 1, imago quædam est repræsentativa passionis Christi, quæ est vera immolatio... Alio modo quantum ad effectum passionis Christi, quia scilicet per hoc sacra­mentum participes efficimur fructus dominicae passionis.
Saint Thomas a dit plus haut (q. LXXIV, a. 1 ; LXXVI, a. 2, ad 1um) : comme sur la croix, le corps et le sang du Christ ont été séparés physiquement, à la messe ils sont séparés sacramentellement, par la double consécration, en ce sens que la substance du pain est convertie au corps du Christ, et la sub­stance du vin en celle de son précieux sang ; le Christ est ainsi réellement présent sur l'autel en état de mort, son sang n'est pas physiquement répandu, mais sacramentellement répandu, bien que le corps du Christ soit par concomitance sous les espèces du vin, et son sang sous celles du pain.
2° Après l'apparition du protestantisme, qui nia que la messe fût un vrai sacrifice, les théologiens catholiques posent la question un peu autrement, non plus : Utrum in celebratione hujus sacramenti Christus immoletur, mais : Utrum Missa sit verum sacrificium, an solum memoriale præteriti Crucis sacrificii.
Saint Thomas pourtant n'ignorait point l'objection principale qui sera faite par les protestants, il la formule en ces termes, loc. cit., a. 1, 2a, objectio Immolatio Christi facta est in cruce, in qua tradidit semetipsum oblationem et hostiam Deo in odorem suavitatis, ut dicitur ad Eph., v. Sed in celebratione hujusce mysterii Christus non crucifigitur, ergo nec immolatur. Le saint Docteur répond ad 2um, qu'il n'y a pas à la messe l'immolation sanglante de la croix, mais avec la présence réelle du Christ son immolation figurée, mémorial de la précédente.
L'objection reparaît en des formes variées chez Luther, chez Calvin, chez Zwingle. Ce dernier dit Christus semel tantum mactatus est, et sanguis semel tantum fusus est. Ergo semel tantum oblatus est. Zwinglii opera, t. II, fol. 183 ; cf. Lepin, op. cit., p. 248. Cette objection revient à dire : tout vrai sacrifice comporte une immolation réelle de la victime offerte ; or, à la messe, il n'y a pas immolation réelle du corps du Christ, qui est maintenant glorieux et impassible ; donc la messe n'est pas un vrai sacrifice.
A cette objection le concile de Trente répond en rappelant la doctrine communément enseignée par les Pères et par les théologiens du XIIIe siècle, notamment par saint Thomas, et il distingue l'immo­lation sanglante, et l'immolation non sanglante ou sacramentelle, cf. Conc. Trid., sess. XXII, cap. I.
Tout vrai sacrifice comporte-t-il l'immolation réelle de la victime offerte ? Cela est requis en tout sacrifice sanglant, mais non pas dans le sacrifice non sanglant de la messe, il suffit qu'il y ait une immolatio incruenta ou sacramentelle qui représente l'immolation san­glante de la croix et en applique les fruits. C'est en substance ce qu'avait dit saint Thomas, IIIa, q. LXXXIII, a. 1. Et c'est ainsi qu'ont répondu à l'objection protestante les meilleurs thomistes, notamment Cajétan, Opusc. De missæ sacrificio et ritu adversus Lutheranos, 1531, c. VI : modus incruen­tus sub specie panis et vini oblatum in cruce Christum immolatitio modo repræesentat, cité par M. Lepin, op. cit., p. 260, 280, 283. De même Jean de Saint-­Thomas, Cursus theol., De sacramentis, éd. Paris, 1667, disp. XXXII, p. 285. Concludo : essentialem rationem sacrificii consistere in consecratione, non absolute, sed prout separativa sanguinis a corpore sacramentaliter et mystice... Nam in cruce oblatum est sacrificium per separationem realem sanguinis Christi a corpore : ergo illa actio quæ separat mystice et sacramentaliter istum sanguinem, est idem sacri­ficium quod in cruce, solum diferens in modo, quia hic sacramentaliter, ibi realiter. Les Carmes de Sala­manque enseignent la même doctrine dans leur Cursus theol. (1679-1712, éd. Paris 1882), tr. 23, disp. 13, dub. 1, n. 2 ; t. XVIII, p. 759. Mais les Carmes de Salamanque ajoutent n. 29, ce qui n'est pas admis par tous les thomistes, sumptio sacra­menti a sacerdote facta pertinet ad essentiam hujus sacrificii, pour beaucoup d'autres thomistes la com­munion du prêtre n'appartient pas précisément à l'essence du sacrifice, mais à son intégrité (elle ne détruit du reste que les espèces eucharistiques et non pas le corps du Christ qui est la victime offerte dans le sacrifice). Quoi qu'il en soit de ce dernier point, les Carmes de Salamanque admettent bien que la double consécration constitue une immolation non pas réelle mais sacramentelle. C'est la même doctrine qui se trouve chez Bossuet dans ses Médita­tions sur l'Évangile, La Cène, Ire partie, 57e jour. Cette thèse est reproduite par la majorité des thomistes actuels et même des théologiens contem­porains, comme le cardinal Billot et ses disciples, Tanquerey, Pégues, Héris, etc. Elle nous paraît être la véritable expression de la pensée de saint Thomas.
Il faut reconnaître que certains thomistes, comme Gonet,.Billuart, Hugon, sous l'influence, semble-t-il, de Suarez, ont cherché dans la double consécration une immutation réelle ; ils ont dû reconnaître que seules la substance du pain et celle du vin sont réel­lement changées, or elles ne sont pas la chose offerte en sacrifice. Ils ont alors admis avec Lessius une immolation virtuelle du corps du Christ, en ce sens que vi verborum consecrationis, le corps du Christ serait réellement séparé du sang, s'il ne lui restait pas uni par concomitance du fait que le corps du Christ est maintenant glorieux et impassible. Cette innovation ne paraît pas heureuse, parce que cette immolation virtuelle de fait n'est pas réelle, elle reste seulement mystique ou sacramentelle ; et de plus elle renouvellerait virtuellement la mise à mort du Christ, or saint Thomas, IIIa, q. XLVIII, a 3, ad 3um, dit de cette mise à mort du Christ non fuit sacrificium, sed maleficium, elle n'est donc pas à renouveler ni réellement ni virtuellement.
Il reste donc qu'il n'y a à la messe que l'immo­lation sacramentelle du Christ, ou la séparation sacramentelle de son corps et de son sang, par la double consécration ; en ce sens, le sang du Christ est sacramentellement répandu.
Cette immolation sacramentelle suffit-elle pour que la messe soit un vrai sacrifice ? Elle suffit, selon les thomistes cités plus haut, pour deux raisons : c'est que dans le sacrifice en général l'immolation exté­rieure est toujours in genere signi, et de plus l'eucha­ristie est en même temps un sacrifice spécial et un sacrement.
Tout d'abord, il peut y avoir un vrai sacrifice sans immolation réelle, mais avec une immolation équiva­lente, surtout si elle est le signe d'une immolation sanglante passée. La raison en est que déjà dans le sacrifice en général l'immolation extérieure est tou­jours in genere signi ; elle est le signe de l'immolation intérieure « du cœur contrit et humilié » et, sans cette dernière, elle ne vaudrait rien comme le sacrifice de Caïn qui n'était que le simulacre d'un rite reli­gieux. Comme le dit saint Augustin en un texte souvent cité par saint Thomas : Sacrificium visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum, est. De civ. Dei, l. X, c. V. Cf. S. Thomas, IIa IIae, q. LXXXI, a. 7 ; q. LXXXV, a. 2, c. et ad 2um.
Même dans le sacrifice sanglant, l'immolation extérieure d'un animal est requise, non pas comme la mise à mort physique, condition préalable de la manducation de cet animal, mais comme signe d'une oblation, d'une adoration, d'une contrition inté­rieures, sans lesquelles elle n'a plus aucun sens religieux, ni aucune valeur. S'il en est ainsi, on comprend qu'il puisse y avoir un sacrifice réel et non sanglant, dont l'immolation soit seulement sacramentelle in genere signi, sans la séparation réelle ou physique du corps et du sang du Sauveur qui est maintenant impassible. Cette immolation sacramentelle est du reste ainsi le mémorial de l'immolation sanglante du Calvaire, dont elle nous applique les fruits, et l'eucharistie contient Christum passum, le Christ qui a réellement souffert autrefois. Bien plus cette immolation du Verbe fait chair à la messe, quoique seulement sacramentelle, est un signe d'adoration réparatrice beaucoup plus expressif que l'immolation sanglante de toutes les victimes de l'Ancien Testament. Saint Augustin et saint Thomas (Ia, q. LXXXIII, a. 1) ne requièrent certainement pour la messe rien de plus, comme immolation, que l'immolation sacramentelle.
Cela se conçoit aussi pour cette seconde raison que l'eucharistie est en même temps un sacrement et un sacrifice ; il ne faut pas s'étonner dès lors qu'en elle l'immolation extérieure de la victime offerte, soit non pas réelle ou physique, mais sacramentelle.
Il ne s'ensuit pas cependant que la messe ne soit aux yeux de saint Thomas qu'une oblation. Celui-ci écrit : IIa IIae, q. LXXXV, a. 3, ad 3um : Sacrificia proprie dicuntur quando circa res Deo oblatas aliquid fit, sicut quod animalia occidebantur et comburebantur, quod panis frangitur et comeditur et benedicitur. Et hoc ipsum nomen sonat, nam sacri­ficium dicitur ex hoc quod homo facit aliquid sacrum. Oblatio autem directe dicitur, cum Deo aliquid offertur, etiamsi nihil circa ipsum fiat ; sicut dicuntur offerri denarii, vel panes in altari, circa quos nihil fit. Unde omne sacrificium est oblatio, sed non convertitur.
Le sacrifice de la messe n'est pas une simple oblation, mais un vrai sacrifice, quia aliquid fit circa rem oblatam : la double transsubstantiation qui est la condition nécessaire de la présence réelle et le substratum indispensable de l'immolation sacra­mentelle.
3° A propos du sacrifice de la messe, le saint Docteur insiste sur un autre point capital : le prêtre principal qui offre actuellement la messe, c'est le Christ lui-même, dont le célébrant n'est que le ministre, et un ministre qui au moment de la consécration parle, non pas en son propre nom, ni même préci­sément au nom de l'Église, comme lorsqu'il dit oremus, mais au nom du Sauveur, « toujours vivant pour intercéder pour nous », Hebr., VII, 25.
Saint Thomas dit expressément, IIIa, q. LXXXII, a. 1 : Hoc sacramentum est tantæ dignitatis quod non conficitur nisi in persona Christi. Ibid., a. 7, ad 3um Sacerdos in missa in orationibus quidem loquitur in persona Ecclesiæ, in cujus unitate consistit; sed in consecratione sacramenti loquitur in persona Christi, cujus vicem in hoc gerit per ordinis potestatem; cf. q. LXXVIII, a. 1. Tandis que le prêtre qui baptise dit : ego te baptizo, lorsqu'il absout : ego te absolvo, lorsqu'il consacre il ne dit pas : ego panem hunc consecro, mais : Hoc est corpus meum, cf. ibid., a. 4. Le célébrant parle au nom du Christ dont il est le ministre et l'instrument. Il ne dit pas : « Ceci est le corps du Christ », mais Hoc est corpus meum, et il le dit, non pas comme un récitatif, en rapportant seulement des paroles passées, il le dit comme une formule pratique qui produit à l'instant ce qu'elle signifie, c'est-à-dire la transsubstantiation et la pré­sence réelle. Par la voix et par le ministère du célébrant, c'est le Christ lui-même, prêtre principal, qui consacre, si bien que la consécration faite par un prêtre légitimement ordonné est toujours valide, quelle que soit l'indignité personnelle de celui-ci. Q. LXXXII, a. 5 et 6 ; LXXXIII, a, 1 ad 3um.
Suffit-il dès lors avec certains théologiens, comme Scot, Amicus, M. de la Taille, de dire que le Christ offre, non pas actuellement, mais virtuellement la Messe, en tant qu'il l'a instituée autrefois en ordon­nant d'offrir ce sacrifice jusqu'à la fin du monde ?
Selon saint Thomas et ses disciples, ce serait diminuer l'influence du Christ ; en réalité il offre actuellement chaque messe, comme prêtre principal ; si le ministre, quelque peu distrait en cette minute, n'a plus qu'une intention virtuelle, le Christ, prêtre principal, veut actuellement cette consécration et cette transsubstantiation ; et en outre son humanité est, selon saint Thomas, la cause instrumentale physique de la double transsubstantiation ; cf. IIIa, q. LXII, a. 5.
C'est en ce sens que les thomistes avec la grande majorité des théologiens entendent ces paroles du concile de Trente : Una eademque est hostia, idem nunc offerens sacerdotum ministerio qui se ipsum tunc in cruce obtulit, sola oferendi ratione diversa.
Denz.-Bannw., n. 940. C'est le même sacrifice en substance, car c'est la même victime et le même prêtre principal qui l'offre actuellement, mais le mode diffère, car l'immolation n'est plus sanglante mais sacramentelle, et l'oblation n'est plus doulou­reuse, ni méritoire (le Christ n'est plus viator) ; cependant l'oblation d'adoration réparatrice, d'inter­cession, d'action de grâces est toujours vivante en son cœur; elle est comme l'âme du sacrifice de la messe. Que telle soit la pensée de saint Thomas, on peut s'en rendre compte par ce qu'il dit de l'inter­cession du Christ toujours vivant, dans son com­mentaire sur l'Épître aux Hébreux, VII, 25 ; sur l'Épître aux Romains, VIII, 34, et IIa IIae, q. LXXXIII, a. 11. Voir à ce sujet les Carmes de Salamanque, Cursus theol., De eucharistiæ Sacramento, disp. XIII, dub. III, n. 48 et 50 ; Gonet, De incarnatione, disp. XXII, a. 2 : Christus etiam nunc in cælo existens, vere et proprie orat (intercedendo), nobis divina bene­ficia postulando ; spécialement il intercède pour nous comme prêtre principal de la messe. Ainsi l'oblation intérieure toujours vivante au cœur du Christ, prêtre pour l'éternité, est l'âme du sacrifice de la messe ; elle suscite et entraîne l'oblation intérieure du célébrant et celle de tous les fidèles qui s'unissent à lui. Telle est à n'en pas douter la doctrine commune, exprimée à plusieurs reprises par saint Thomas et ses meilleurs commentateurs. Cf. R. Garrigou-Lagrange, O. P., Le Sauveur et son amour pour nous, Paris, 1933, P. 356-385.
La valeur infinie de chaque messe est affirmée par les plus grands thomistes contre Durand et Scot ; on trouvera les références à leurs ouvrages dans les Salmanticenses, De euch., disp. XIII, dub. I, n. 107. Cette valeur infinie est fondée sur la dignité de la victime offerte et sur celle du prêtre principal, puis­que c'est le même sacrifice en substance que celui de la croix, bien que l'immolation soit ici sacramen­telle et non plus sanglante. Le concile de Trente lui-même dit que la valeur de cette oblation ne peut être diminuée par l'indignité du ministre. Une seule messe peut être dès lors aussi profitable pour dix mille personnes bien disposées que pour une seule, comme le soleil éclaire et réchauffe aussi bien sur une place dix mille hommes qu'un seul. Les Carmes de Salamanque, ibid., examinent longuement les objections faites contre cette doctrine, objections qui perdent de vue la dignité infinie de la victime offerte (valeur objective) et celle du prêtre principal (valeur personnelle de tout acte théandrique du Christ).



CHAPITRE IV - ATTRITION ET CONTRITION

(IIIa, q. LXXXV, a. 3 et 4 ; Suppl., q. I, a. 1 ; q. II, a. 1, 2, 3, 4)


La contrition en tant qu'elle fait abstraction de la perfection ou de l'imperfection du repentir est communément définie : animi dolor et detestatio de peccato commisso cum proposito non peccandi de cetero ; ce sont les termes mêmes du concile de Trente, sess. XIV, c. 4. Quant à la contrition parfaite, elle procède de la charité, tandis que la contrition imparfaite ou attrition se trouve dans une âme qui est encore en état de péché mortel. De là naît un difficile problème sur le caractère surnaturel de l'attrition et sur ses rapports avec l'amour de Dieu.
1° Il faut ici éviter deux erreurs extrêmes, opposées entre elles, qui aboutissent l'une au laxisme, l'autre au jansénisme. Les laxistes ont soutenu qu'il est probable que l'attrition naturelle, pourvu qu'elle soit honnête, lorsqu'elle est unie à l'absolution sacra­mentelle, suffit à la justification : Probabile est suffi­cere attritionem naturalem, modo honestam. Denz.­Bannw., n. 1207. Les jansénistes au, contraire, ne voyant pas de milieu entre la charité et la cupidité souvent opposées par saint Augustin, ont dit que l'attrition qui ne s'accompagne pas de l'amour de bienveillance de Dieu pour lui-même n'est pas sur­naturelle : Attritio, quæ gehennæ et pœnarum metu concipitur, sine dilectione benevolentiæ Dei propter se non est bonus motus ac supernaturalis. Denz.Bannw., n. 1305. De ce point de vue il semble que l'attrition inclut un acte initial de charité, mais alors elle justifierait sans l'absolution, avec le simple vœu de recevoir ensuite le sacrement de pénitence.
Il s'agit donc de montrer que l'attrition sans la charité est bonne, qu'elle peut être surnaturelle et qu'elle suffit alors à recevoir fructueusement l'abso­lution sacramentelle.
L'enseignement des thomistes sur ce point est exposé par Cajétan. In IIIam, q. LXXXV, et surtout opuscule de contritione réimprimé dans l'édit. léonine de la Somme théol. à la suite du commentaire de Cajétan sur les articles de saint Thomas relatifs à la pénitence. Cajétan dit dans cet opuscule, q. I, que l'attrition est une contritio informis qui déteste déjà le péché ou l'offense faite à Dieu, à cause d'un amour initial de Dieu. Voir aussi les Carmes de Salamanque, De pænitentia, disp. VII, n. 50, et Billuart, De pænitentia, diss. IV, a. 7, et récemment P. J. Périnelle, O. P., L'attrition d'après le concile de Trente et d'après saint Thomas d'Aquin, 1927. Bibliothèque thomiste, X, sect. théol. I.
On se demande surtout si, pour recevoir avec fruit l'absolution, il suffit d'avoir l'attrition pure formi­dolosa, simplement inspirée par la crainte des châtiments de Dieu, ou s'il faut en outre un certain. amour de Dieu et lequel.
Les thomistes montrent contre les laxistes que certainement l'attrition qui serait seulement un acte naturel ethice bonus, un regret honnête, mais non surnaturel de nos fautes, ne suffit pas, même unie à l'absolution sacramentelle, car cet acte étant d'ordre naturel n'est pas encore un acte salutaire, ni une disposition à la justification qui est essentiel­lement surnaturelle.
D'autre part il est clair que l'attrition n'est pas un acte à la fois salutaire et méritoire, car le mérite supposant l'état de grâce, l'attrition ne se distin­guerait plus de la contrition. Il est certain aussi qu'elle n'inclut pas un acte minime de charité, si faible soit-il, parce que alors elle justifierait même avant de recevoir l'absolution.
2° La difficulté est donc de trouver un milieu entre la charité et la cupidité, pour employer les termes de saint Augustin. Cela paraît impossible, car il n'y a pas de milieu entre l'état de grâce inséparable de la charité, et l'état de péché mortel, où la cupidité, l'amour déréglé de soi-même, l'em­porte sur l'amour de Dieu. Comment peut-il y avoir dans une personne qui est encore en état de péché mortel, un acte qui ne soit pas seulement naturel­lement bon et honnête, ethice bonus, mais salutaire, quoique non méritoire ?
Tous les théologiens reconnaissent, et l'Église l'a défini, qu'il peut y avoir dans l'état de péché mortel, des actes informes de foi et d'espérance, qui sont des actes personnellement surnaturels et salutaires quoique non méritoires. De ce point de vue, il est certain que l'attrition peut être dès lors surnaturelle et salutaire sans être méritoire, et qu'elle suppose l'acte de foi, qui implique le pius credulitatis affectus ou appetitus boni credentibus repromissi, et l'acte d'espérance surnaturelle de la récompense promise par Dieu. Le concile de Trente le dit même expli­citement en énumérant dans la préparation à la justification de l'adulte par le baptême, les actes de foi, de crainte des justes châtiments de Dieu, et d'espérance, avant le regret et la détestation des péchés commis, Denz.-Bannw., n. 798; de même là où il est expressément question de la contrition et de l'attrition. Ibid., n. 898.
3° Faut-il aller plus loin et admettre que l'attri­tion, qui dispose à la justification sacramentelle, implique un amour initial de bienveillance de Dieu, qui n'est cependant pas un acte de charité si minime soit-il ? Les thomistes que nous avons cités plus haut répondent affirmativement. Les Carmes de Salamanque, loc. cit., n. 50 : attritio quæ est dispositio in sacramento pænitentiæ, importat necessario aliquem amorem erga Deum ut justitiæ fontem. De même, Billuart, De pænit., diss. IV, a. 7, § 3. C'est la même doctrine qu'a récemment défendue le P. J. Périnelle, op. cit., par une étude attentive et bien conduite des Actes du concile de Trente et Documents annexes.
Cette doctrine s'appuie sur le concile de Trente, sess. VI, c. VI, Denz.-Bannw., n. 798, qui, parlant des dispositions requises chez l'adulte pour recevoir le baptême, énumère les actes de foi, de crainte de la justice de Dieu, d'espérance, et ajoute : Deum, tanquam omnis justitiæ fontem diligere incipiunt ac propterea moventur adversus peccata per odium aliquod et detestationem... denique proponunt suscipere bap­tismum. Il est vrai que le Concile, sess. XIV, cap. IV, Denz.-Bannw., n. 898, en traitant de la contrition et de l'attrition, ne mentionne plus cet acte d'amour de Dieu, source de toute justice ; probablement que dans ce dernier endroit, le Concile ne veut pas résoudre la question discutée entre théologiens catho­liques, mais il ne modifie en rien ce qu'il avait affirmé, sess. VI, c. VI. C'est ce que fait observer le P. J. Périnelle, op. cit., dans son examen des textes du Concile.
De plus les thomistes que nous avons cités ajoutent cet argument théologique : l'attrition selon le concile de Trente, sess. XIV, cap. 4, contient la détestation du péché commis avec le propos de ne plus pécher. Or, cette détestation du péché, c'est-à-dire de l'offense ou injure faite à Dieu, ne peut exister sans un amour initial de bienveillance de Dieu comme source de toute justice, car l'amour est le premier des actes de la volonté et il précède la haine ou détestation, qui ne s'explique que par lui. On ne peut détester l'injustice que parce qu'on aime la justice, et on ne peut détester l'injure faite à Dieu que parce qu'on aime déjà la source de toute justice qui est Dieu. Cet argument théologique paraît très solide ; on ne déteste le mensonge que parce qu'on aime déjà la vérité, on ne déteste le mal du péché, que parce qu'on aime déjà le bien qui s'oppose à lui.
Telle paraît bien être la pensée de saint Thomas qui enseigne, IIIa, q. LXXXV, a. 2 et .3.; q. LXXXVI, a. 3, que la pénitence déteste le péché en tant qu'il est contra Deum super omnia dilectum (ou diligendum) et ejus offensa. Or, pour la justification, avec le sacrement ou sans le sacrement, il faut une vraie pénitence. Il paraît donc que, pour saint Thomas, l'attrition implique un amour initial de bienveillance de Dieu source de toute justice.
On a cependant objecté : cet amour initial de bienveillance serait déjà un acte imparfait de charité, et donc il justifierait déjà avant que soit reçue l'absolution sacramentelle. A cela les thomistes cités répondent : cet amour initial de bienveillance n'est pas un acte de charité, car celle-ci implique non seulement la bienveillance mutuelle de Dieu et de l'homme, mais de plus le convictus, le convivere, qui n'existe que par la grâce habituelle, racine de la charité infuse. Et de fait comme l'a montré saint Thomas, IIa IIae, q. XXIII, a. 1, la charité est une amitié, qui suppose non seulement une mutuelle bienveillance mais une communion de vie, un con­victus au moins habituel. Il peut y avoir entre deux hommes qui habitent des régions très éloignées l'une de l'autre et qui ne se connaissent que par ouï-dire, une bienveillance réciproque, mais il n'y a pas encore amitié entre eux. Et le convictus n'existe entre Dieu et l'homme que si l'homme reçoit cette participation de la vie divine qui est la grâce habituelle, racine de la charité et semen gloriæ. Il n'en est pas encore ainsi lorsqu'il y a seulement l'attrition, qui se dis­tingue en cela de la contrition.
On revient ainsi, par l'étude approfondie des textes de saint Thomas, à ce qu'enseignait avant le concile Cajétan dans son opuscule De contritione, q. I, cité plus haut : prima contritio (nondum caritate infor­mata) est acquisita displicentia peccati supra omne odibile, cum proposito vitandi peccatum supra omne vitabile, ex amore Dei supra omne amabile. Cet amour initial de bienveillance s'identifie avec ce que le concile de Trente, sess. VI, c. VI, exprime ainsi : Deum tanquam omnis justitiæ fontem diligere incipiunt ac propterea moventur adversus peccata per odium aliquod et detestationem. On ne peut détester l'in­justice que parce qu'on aime la justice, on ne peut détester l'injure ou l'offense faite à Dieu par le péché, que parce que déjà on aime Dieu, comme source de toute justice. C'est lui-même qui nous porte ainsi à l'attrition par la grâce actuelle avant de nous justifier par l'absolution sacramentelle. Telle est la haute idée que les meilleurs thomistes se sont faite de l'attrition, en considérant que le péché est essen­tiellement, non pas seulement un mal de l'âme, mais surtout une offense à Dieu, et qu'on ne peut détester cette offense sans un amour initial de Dieu, source de toute justice, sans un amour initial de bienveil­lance, qui dispose au convictus que suppose la charité.


CHAPITRE V - LA REVIVISCENCE DES MÉRITES PAR L'ABSOLUTION SACRAMENTELLE

(IIIa, q. LXXXIX, a. 2 et 5)


Nous noterons à ce sujet la principale différence qui existe entre la doctrine de saint Thomas et celle de plusieurs théologiens modernes qui ici s'inspirent moins de lui que de Suarez.
Tous les théologiens, surtout depuis le concile de Trente, admettent la reviviscence des mérites par l'absolution, car les définitions du concile, sess. VI, c. XVI, can. 32 et 26, Denz.-Bannw., n. 809, 842, 836, impliquent cette vérité. Mais tous les théologiens ne l'admettent pas de la même façon.
Suarez, Opusc. V, de Meritis mortificatis, disp. II, et beaucoup de modernes après lui tiennent que tous les mérites passés revivent à un égal degré dès que le pécheur pénitent est justifié par l'absolution, même avec une attrition juste suffisante pour que le sacre­ment ait son effet. Si par exemple quelqu'un avait cinq talents de charité, qu'il les ait perdus par un péché mortel, même avec une attrition juste suffi­sante, il recouvre par l'absolution non seulement l'état de grâce, mais le degré de grâce perdu, les cinq talents de charité. La raison en est, selon Suarez, que ces mérites restent acceptés par Dieu et leur effet, même quant à la gloire essentielle, n'étant empêché que par le péché mortel, ils revivent au même degré dès que le péché mortel est remis.
Saint Thomas comme bien des théologiens anciens s'exprime d'une façon notablement différente. Il se demande, IIa, q. LXXXIX, a. 2 : Utrum post pæniten­tiam resurgat homo in æquali virtute ? Il répond d'après un principe souvent invoqué dans le traité de la grâce, et expliqué Ia IIae, q. LII, a. 1 et 2 ; q. LXVI, a. 1 : une perfection, comme la grâce, est reçue dans un sujet d'une façon plus ou moins par­faite, selon la disposition présente de ce sujet. C'est pourquoi, selon que l'attrition ou la contrition est plus ou moins intense, le pénitent reçoit une grâce plus ou moins grande ; suivant sa disposition actuelle plus ou moins parfaite, il revit spirituellement quel­quefois avec un degré de grâce plus élevé, comme probablement l'apôtre Pierre après son reniement, quelquefois avec un degré de grâce égal, et quelque­fois avec un degré moindre.
La question est importante, et il faut chercher ici, non pas ce qui peut paraître consolant sans être fondé, mais ce qui est vrai. C'est particulièrement important en spiritualité ; si une âme avancée fait une faute grave, elle ne peut reprendre son ascension à l'endroit où elle a trébuché, que si elle a une contrition vraiment fervente qui lui fasse recouvrer non seulement l'état de grâce, mais le degré de grâce perdue ; autrement elle recommence l'ascension à un degré notablement inférieur. C'est du moins la pensée de beaucoup d'anciens théologiens, et notam­ment de saint Thomas, IIIa, q. LXXXIX, a. 2, dont il convient de rappeler en latin le texte un peu oublié :
Manifestum est quod formæ, quæ possunt recipere magis et minus, intenduntur et remittuntur secundum diversam dispositionem subjecti, ut supra habitum est Ia IIae, q. LII, a. 1 et 2 ; q. LXVI, a. 1. Et inde est, quod secundum quod motus liberi arbitrii in pœnitentia est intensior vel remissior, secundum hoc pœnitens consequitur majorem vel minorem gratiam. Contingit autem, intensionem motus pœnitentis quandoque pro­portionatam esse majori gratiæ, quam fuerit illa, a qua ceciderat per peccatum, quandoque autem æquali, quandoque vero minori. Et ideo pœnitens quandoque resurgit in majori gratia, quandoque autem in æquali, quandoque etiam in minori ; et eadem ratio est de virtutibus quæ ex gratia consequuntur.
Il faut remarquer que ceci n'est pas un obiter dictum, c'est la conclusion même de l'article. Saint
Thomas dit un peu plus loin, IIIa, q. LXXXIX, a. 5, ad 3um
Ille qui per pœnitentiam resurgit in minori caritate, consequetur quidem præmium essentiale, secundum quantitatem caritatis in qua invenitur ; habebit tamen gaudium majus de operibus in prima caritate factis, quam de operibus, quæ in secunda fecit, quod pertinet ad præmium accidentale.
Bañez semble avoir entendu cette dernière réponse ad 3um dans un sens trop restrictif, qui empêcherait en bien des cas la reviviscence quoad præmium essen­tiale. L. Billot, De sacramentis, t. II, 5e éd., p. 120, semble exagérer en sens contraire. Cajétan, In IIIam, q. LXXXIX, a. 1, n. 4, garde bien la pensée de saint Thomas en disant :
Cum mortificata reviviscunt, semper omnia opera meritoria quæ mortificata erant reviviscunt... sed quantitas operis meritorii non semper reviviscit sim­pliciter, quoniam non semper recuperat propriam efficaciam, quæ est perducere hunc ad tantum gradum beatitudinis æternæ ; ut patet in eo qui resurgit in minori gratia, ita quod in illa minore decedit. Et in promptu causa hujus non-reviviscentiæ est ipsa resur­gentis indispositio.
Ce que Cajétan explique bien au même endroit, et ce à quoi ne répond pas Suarez. Voir aussi les Salmanticenses, De merito, disp. V, n. 5, 6, 8. Billuart, De pœnit., diss. III, a. 5, paraît bien conserver la pensée de saint Thomas en disant :
1° Merita non semper reviviscunt in eodem gradu quem prius habebant sed secundum proportionem præsentis dispositionis. 2° Merita reviviscunt secundum quantitatem præsentis dispositionis, non in hoc sensu quod (ut vult Bannez) eadem gloria essentialis confera­tur poenitenti duplici titulo (scil. titulo præsentis dis­positionis et titulo meritorum mortificatorum), sed in hoc sensu, quod, ultra jus ad gloriam essentialem correspondentem præsenti dispositioni, conferatur aliquid de jure ad distinctam gloriam essentialem corres­pondentem præedentibus meritis.
Ainsi les mérites revivent, même quant à la récom­pense essentielle distincte (à la gloire essentielle), non pas toujours également au degré où ils étaient autrefois, mais proportionnellement à la ferveur de la contrition actuelle hic et nunc. Ainsi celui qui avait cinq talents et les a perdus, peut revivre par l'absolution à un degré moindre, et mourir dans cet état ; il aura alors un degré de gloire proportionné non pas à cinq talents, mais à une moindre charité, dont Dieu connaît la proportion, comme lui seul peut mesurer la ferveur du repentir.


CHAPITRE VI - LA PLACE DU TRAITÉ THÉOLOGIQUE DE L'ÉGLISE

On trouve dans la Somme théologique les premiers linéaments d'un traité de l'Église qui se constituera plus tard à l'occasion des erreurs protestantes. Mais on l'incorporera à l'Apologétique comme recherche de la véritable Église par ses notes, sans distinguer assez de cet aspect apologétique et extérieur le traité théologique proprement dit de la Constitution intime de l'Église et de sa vie. Ce traité théologique doit suivre normalement celui du Christ rédempteur, comme celui des sacrements. Le card. Billot et le P. Gardeil l'ont plusieurs fois remarqué, et plus récemment l'abbé Ch. Journet, qui conçoit de ce point de vue son traité de l'Église en cours de publi­cation : L'Église du Verbe incarné, t. I, Desclée, De Brouwer Bruges 1943. Saint Thomas a montré la voie à suivre.
Tout d'abord, il a écrit, IIIa, q. VIII, De gratia Christi secundum quod est caput Ecclesiæ (huit articles), où il dit que l'Église est le corps mystique du Christ et qu'elle comprend tous les hommes dans la mesure où ils participent à la grâce, qui vient du Sauveur. A. 3.
De plus au traité de la foi, IIa IIae, q. I, a. 10 ; q. II, a. 6, ad 3um, il reconnaît à l'Église une autorité doctrinale pleine et infaillible, qui s'étend jusqu'aux faits dogmatiques comme il le montre en traitant de la canonisation des saints. Quodl., IX, a. 16. Le pape a plein pouvoir et il peut même fixer les formules du symbole dans la mesure nécessaire pour condamner les hérésies.
Les relations de l'Église et de l'État sont comparées à celles de l'âme et du corps : « Le pouvoir séculier est soumis au spirituel, comme le corps à l'âme. » Ia IIae, q. LX, a. 6, ad 3um. Saint Thomas reconnaît à l'Église le pouvoir d'annuler l'autorité des princes qui deviennent infidèles ou apostats et de les excom­munier. IIa IIae, q. X, a. 10 ; q. XII, a. 2. La préémi­nence normale de l'Église dérive de la supériorité de sa fin propre : aussi les princes eux-mêmes doivent-­ils obéir au souverain pontife comme à Jésus-Christ dont il est le vicaire.
A partir du XVe siècle, les théologiens thomistes, devant réfuter les erreurs relatives à l'Église, ont mis en relief les principes formulés par saint Thomas sur ces sujets. Ce fut l'œuvre surtout de Torquemada (Turrecremata), Summa de Ecclesia, qui étudie atten­tivement les notes de l'Église, la manière dont les membres du corps mystique du Christ sont unis à leur chef, le pouvoir indirect de l'Église en matière temporelle. Cf. E. Dublanchy, Turrecremata et le pouvoir du pape dans les questions temporelles, dans Rev. thom., 1923, P. 74-101. Il faut citer aussi l'ouvrage de Cajétan, De auctoritate Papæ et Concilii; M. Cano, De locis theologicis. Parmi les ouvrages des thomistes récents, cf. J. V. De Groot, O. P., Summa de Ecclesia, 3e éd. Ratisbonne, 1906, et R. Schultes, O. P., De Ecclesia catholica, Paris, 1926 ; R. Garrigou-Lagrange, O. P., De Revelatione per Ecclesiam cath. proposita, Rome, 3e éd. 1935 ; A. de Poulpiquet, O. P., L'Église catholique, Paris, 1923.


CHAPITRE VII - L'AUTRE VIE : L'IMMUTABILITÉ DES AMES APRÈS LA MORT

Les limites de ce travail ne nous permettent pas de parler longuement de l'autre vie, mais nous signalerons ici, comme question capitale, celle de l'immutabilité des âmes dans le bien ou dans le mal sitôt après la mort. Ce problème est traité par saint Thomas surtout dans Cont. Gent., l. IV, c. XCI-XCVI. Il faut lire surtout le c. XCV. Il y est dit : « Tant que demeure dans notre volonté la disposition qui nous fait vouloir un objet comme fin ultime, le désir de cette fin ne change pas, et il ne pourrait changer que par le désir d'une chose plus désirable. Or l'âme humaine est dans un état variable tant qu'elle est unie au corps, mais pas lorsqu'elle est séparée du corps ; la disposition de l'âme est en effet changée accidentellement selon quelque mouvement du corps; comme en effet le corps est au service de l'âme pour ses propres opérations, il lui est donné naturellement pour que tant qu'elle est en lui elle se porte vers sa perfection. Aussi dès qu'elle est séparée du corps, l'âme n'est plus en état de mouvement vers sa fin. mais elle se repose dans la fin obtenue (à moins qu'elle ne l'ait manquée pour toujours). Et donc la volonté est alors immobile en son désir de la fin ultime, de laquelle dépend toute la bonté ou toute la malice de la volonté... La volonté de l'âme séparée est donc immuable dans le bien ou dans le mal, elle ne peut passer de l'un à l'autre ; elle peut seulement dans l'un ou l'autre de ces deux ordres, choisir librement tel ou tel moyen. » Et au c. XCI : Statim post mortem, animæ hominum recipiunt pro meritis vel pœnam vel præmium. On voit en cette raison profonde comment la révélation divine de cette immutabilité de l'âme séparée dans le bien ou dans le mal, s'harmonise avec la doctrine de l'âme forme du corps, selon laquelle le corps est uni, non pas accidentellement, mais naturellement à l'âme, pour l'aider à tendre à sa fin, de sorte que, lorsqu'elle est séparée de son corps, l'âme n'est plus à l'état de tendance vers sa fin.
Cajétan a proposé sur ce sujet une opinion parti­culière dans laquelle il paraît perdre de vue la distance qui sépare de l'ange l'âme humaine. Après avoir traité de l'immutabilité de l'ange dans le bien ou dans le mal après son choix irrévocable, il écrit In Iam, q. LXIV, a. 2, n. 18: Dico quod anima obstinata redditur per primum actum quem elicit in statu sepa­rationis; et quod anima tunc demeretur, non ut in via, sed ut in termino.
Cette opinion de Cajétan est généralement rejetée comme peu sûre par les thomistes, en particulier par Sylvestre de Ferrare et par les Salmanticenses. Sylvestre de Ferrare dit dans son commentaire sur le Cont. Gent., c. XCV :
Licet anima in instanti separationis habeat immo­bilem apprehensionem, et tunc primo incipiat esse obstinata, tamen in illo non habet demeritum, ut quidam dicunt, quia meritum et demeritum non est animæ solius, sed compositi, scilicet hominis ; in illo autem instanti homo non est, sed est primum instans sui non-esse, et primum instans in quo anima primo ponitur separata et obstinata... Homo non remanet, ut mereri possit... Unde pro homine obstinatio causatur inchoative ab apprehensione mobili talis finis in via, et completive ab immobili apprehensione existente in anima dum est separata.
Les Salmanticenses parlent de même, De Gratia, de merito, disp. I, dub. IV, 36 ; ils notent au sujet de l'opinion de Cajétan : Hic dicendi modus non admittitur roter testimonia Scripturæ, n. 26, 32 adducta. In quibus expresse dicitur, homines solum posse mereri, vel demereri ante mortem, non vero in morte. Et præcipue id sonant illa verba , Joannis IX, 4 : Oportet operari, donec dies est, veniet nox, in qua nemo potest operari, item, II Cor., V, 10. - Cajétan a considéré la chose d'une façon trop abstraite, il a remarqué que la via se termine par le dernier instant où elle cesse, per primum non esse via ; il n'a pas assez fait attention à ceci que le mérite ne peut appartenir qu'à l'homo viator, et non pas à l'âme séparée.
D'après saint Thomas et presque tous ses com­mentateurs, le dernier mérite ou démérite est un acte de l'âme encore unie au corps, et cet acte de volonté sur la fin ultime est rendu immuable par la séparation de l'âme et du corps et le mode de connaissance de l'âme séparée.
Il suit de là qu'il est faux de dire : l'âme damnée, voyant sa misère, peut se repentir. Il faut ici dire comme pour l'ange déchu : son orgueil dans lequel elle se fixe lui ferme la route du retour, qui ne pourrait être que la voie de l'humilité et de l'obéis­sance. Si l'âme de celui qui est mort dans l'impéni­tence finale, commençait de se repentir, elle ne serait déjà plus damnée.
Par contre l'immutabilité dans le bien de l'âme de ceux qui sont morts en état de grâce, l'immutabilité de leur choix libre du souverain Bien, aimé par dessus tout et plus qu'eux-mêmes, est un reflet admirable de l'immutabilité de l'élection incréée de Dieu ; cette élection est souverainement libre et pourtant immuable de toute éternité ; pour Dieu qui a prévu d'avance, voulu ou permis tout ce qui arrivera dans le temps, il ne peut y avoir aucune raison de la changer. Enfin lorsque l'âme séparée d'un élu reçoit la vision béatifique elle aime Dieu vu face à face d'un amour qui est au dessus de la liberté, d'un amour spontané, mais nécessaire et inamissible, Ia IIae, q. V, a. 4.
Cette question qui est celle de la grâce de la bonne mort, est un nouvel aspect du grand mystère que nous avons souligné plus haut, celui de la conciliation intime de l'infinie miséricorde, de l'infinie justice et de la souveraine liberté, conciliation qui se fait dans l'éminence de la Déité, laquelle reste obscure pour nous tant que nous ne sommes pas élevés à la vision béatifique.



SEPTIÈME PARTIE - THÉOLOGIE MORALE ET SPIRITUALITÉ

La Prima secundæ de la Somme théologique traite de la morale générale ou fondamentale : de la fin dernière ou béatitude; des actes humains ou volon­taires ; des passions ; des habitus en général ; des vertus (acquises et infuses) ; des dons du saint Esprit ; des vices ; enfin de la loi par laquelle Dieu nous instruit et de la grâce par laquelle il nous aide jusque dans notre activité la plus intime.
La Secunda-Secundæ traite de la morale spéciale, c'est-à-dire en particulier de chacune des vertus théologales, de chacune des vertus cardinales, des vertus annexes et des dons correspondants, finale­ment des grâces gratis datæ comme la prophétie, de la vie contemplative et de la vie active, de l'état de perfection, où se trouvent à des titres divers les évêques et les religieux. Ainsi, à propos surtout des vertus théologales, de la prudence, de la religion, de l'humilité, et des dons corrélatifs, sont formulés les principes d'une spiritualité solidement fondée sur la doctrine théologique ; ces principes apparaissent déjà dans la Prima secundæ à propos des diverses parties de l'organisme spirituel, c'est-à-dire de la grâce habituelle, des vertus infuses et des dons, à propos de leur subordination, de leur connexion, et de leur progrès simultané. Nous ne soulignerons ici que les doctrines fondamentales.


CHAPITRE I - FIN DERNIÈRE ET BÉATITUDE

(Ia IIae, q. I-V)


Dans le traité de la fin dernière et de la béatitude, saint Thomas s'inspire à la fois de saint Augustin, d'Aristote et de Boèce ; cf. A. Gardeil, Dict. théol., art. BÉATITUDE, Col. 510-513.
Saint Thomas montre d'abord (q. I) que. l'homme, être raisonnable, doit agir pour une fin, connue comme telle sub ratione finis, et pour une fin dernière, capable de le perfectionner pleinement, en laquelle il puisse se reposer. La fin est en effet ce pourquoi nous agissons et il faut un motif suprême d'agir au moins confusément connu. On ne peut en effet pro­céder à l'infini dans la subordination des fins, pas plus que dans la subordination des causes efficientes. Et, comme tout agent agit pour une fin propor­tionnée, la subordination des agents correspond à celle des fins, et le premier moteur au motif suprême d'agir. La fin dernière qui sera obtenue en dernier lieu dans l'ordre d'exécution, est ce qui, est d'abord désiré et voulu dans l'ordre d'intention ; elle est ce pour quoi on veut tout le reste ; elle doit donc être au moins confusément connue comme désirable ; telle est pour le chef d'armée la défense de la patrie. C'est ainsi que tout homme désire le bonheur, chacun désire être heureux, mais beaucoup ne se rendent pas compte que le vrai bonheur est en Dieu, souverain bien, aimé véritablement plus que nous-mêmes et par dessus tout.
Le saint Docteur montre ensuite, q. II, que les biens créés ne peuvent donner à l'homme le vrai bonheur, que celui-ci ne se trouve ni dans les richesses, les honneurs, la gloire, le pouvoir, les biens du corps, la volupté, la science, la vertu et autres biens créés de l'âme, parce que « l'objet de notre volonté est le bien universel, comme le vrai dans son universalité est l'objet de notre intelligence. La volonté ne peut donc se reposer pleinement que dans le bien universel. Or, celui-ci ne se trouve réellement dans aucun bien créé, mais seulement en Dieu, car toute créature a une bonté participée. » Q. II, a. 8. Pour le bien entendre, il faut remarquer que l'objet qui spécifie notre volonté n'est pas tel bien délectable, utile ou honnête, mais le bien dans son universalité, tel que le connaît notre intelligence, très supérieure aux sens et à l'imagination. Or, le bien se trouve de façon limitée en tout bien créé, et il ne peut se trouver comme universel ou sans limite que dans le souverain bien, source de tous les autres, qui est Dieu même.
Il y a là une preuve de l'existence de Dieu, sou­verain bien. Nous en avons examiné ailleurs la valeur, cf. Le réalisme du principe de finalité, Paris, 1932, p. 260-285. Cette preuve repose sur ce principe : un désir naturel, fondé non pas sur l'imagination ou l'égarement de la raison, mais sur la nature même de notre volonté et son amplitude universelle, ne peut être vain ou chimérique. Or, tout homme a le désir naturel du bonheur et l'expérience comme la raison montrent que le vrai bonheur ne se trouve en aucun bien limité ou fini, car, notre intelligence concevant le bien universel et sans limites, l'ampli­tude naturelle de notre volonté, éclairée par l'intel­ligence, est elle-même sans limites. De plus il ne s'agit pas ici d'un désir naturel conditionnel et inefficace, comme celui de la vision béatifique, fondé sur ce jugement conditionnel : cette vision serait la béatitude parfaite pour moi, s'il était possible que j'y sois élevé et si Dieu voulait bien m'y élever. Il s'agit ici d'un désir naturel inné, fondé non pas sur un jugement conditionnel, mais immédiatement sur la nature même de notre volonté et sur son amplitude universelle. Il n'y a pas de désir naturel sans un bien désirable, et sans un bien de même amplitude que ce désir naturel. Il faut donc qu'il existe un Bien sans limites, Bien pur, sans mélange de non-bien ou d'imperfection, car en lui seul se trouve réellement le bien universel qui spécifie notre volonté et il peut être connu naturellement d'une façon médiate, dans le miroir des choses créées.
Sans l'existence de Dieu, souverain bien, l'ampli­tude universelle de notre volonté, ou sa profondeur qu'aucun bien fini ne peut combler, serait une absur­dité radicale, ou un non-sens absolu. Il y a là une impossibilité absolue, qui est inscrite dans la nature même de notre volonté, dont le désir naturel tend, non pas vers l'idée du bien, mais vers un bien réel (car le bien est non dans l'esprit, mais dans les choses) et vers un bien réel non restreint, qui ait la même amplitude que le désir naturel qui se porte vers lui.
L'objet spécificateur de la volonté doit pourtant se distinguer de sa fin dernière même naturelle. Cet objet spécificateur n'est pas Dieu, souverain bien, qui spécifie immédiatement la charité infuse. C'est le bien universel connu naturellement par l'intel­ligence, lequel se trouve de façon participée en tout ce qui est bon, mais il ne se trouve comme bien à la fois réel et universel qu'en Dieu : Solus Deus est ipsum bonum universale, non in prædicando, sed in essendo et in causando. Cajétan l'a bien noté, In Iam IIae, q. II, a. 7, en disant avec Aristote dum verum est formaliter in mente, bonum est in rebus. On passe ainsi légitimement, par ce réalisme de la volonté et de la finalité, du bien universel in prædi­cando, au bien universel in essendo.
Si donc l'homme avait été créé dans un état pure­ment naturel, sans la grâce, il n'aurait trouvé le vrai bonheur que dans la connaissance naturelle de Dieu et l'amour naturel de Dieu, auteur de la nature, préféré à tout. Il est manifeste en effet que notre intelligence, immensément supérieure aux sens et à l'imagination, est faite par nature pour connaître la vérité, elle doit donc tendre à connaître la vérité suprême, telle du moins qu'elle est naturellement connaissable dans le miroir des choses créées ; pour la même raison, notre volonté, qui est faite pour aimer et vouloir le bien, tend naturellement à aimer par dessus tout le souverain bien, tel du moins qu'il est naturellement connaissable, cf. Ia, q. LX, a. 5 ; IIa IIae, q. XXVI, a. 4.
Mais la Révélation nous fait connaître que Dieu nous a gratuitement appelés à une béatitude essen­tiellement surnaturelle, à le voir immédiatement et à l'aimer d'un amour surnaturel, parfait et inamis­sible. Saint Thomas fait consister l'essence de la béatitude suprême dans l'acte essentiellement sur­naturel de la vision immédiate de l'essence divine, car c'est par cet acte que nous prendrons possession de Dieu ; l'amour précède la possession sous forme de désir et il la suit sous forme de jouissance, de très pure complaisance ; il ne la constitue pas for­mellement. Or, la béatitude est essentiellement la possession du souverain Bien. Q. III, a. 4-8. Mais si la béatitude est essentiellement constituée par la vision béatifique, elle comporte comme complément nécessaire l'amour du bien suprême, la délectation qui en résulte et aussi la glorification du corps et la société des saints (q. IV, a. 1-8).
Nous avons traité plus haut à propos de vision béatifique (Ia, q. XII, a. 1), du désir naturel (conditionnel et inefficace) de voir Dieu immédiatement. Ci-dessus, col. 2005-6 sq.


CHAPITRE II - LES ACTES HUMAINS

(Ia IIae, q. VI-XXI ; cf. A. Gardeil, O. P., Dict. théol. cath.,
art. ACTES HUMAINS, ici, t. I, col. 510-1515 ;
Dom Lottin, O. S. B., Les éléments de la moralité des actes chez saint Thomas,
dans Revue néo-scholast., 1922-1923)


ARTICLE I. - Psychologie des actes humains.

Les actes humains sont avant tout des actes de la volonté dirigée par l'intelligence. Saint Thomas les étudie d'abord au point de vue psychologique, q. VIII-XVII ; il distingue les actes élicités ou immédiatement produits par la volonté elle-même, et les actes des autres facultés en tant qu'ils sont impérés par la volonté.
Les actes élicités par la volonté regardent soit la fin, soit les moyens. Portent sur la fin : 1° le simple vouloir primum velle, qui de soi n'est pas encore efficace, q. VIII, a. 2 ; 2° l'intention efficace de la fin, q. XII; et 3° la jouissance (fruitio) de la fin obtenue, q. XI. - Portent sur les moyens : 1°. le con­sentement (consensus), qui accepte les moyens, q. XV ; 2° l'élection ou le choix (electio) d'un moyen déterminé, q. XIII.
Chacun de ces actes de volonté, relatifs soit à la fin, soit aux moyens, est précédé par un acte d'intel­ligence qui le dirige, le simple vouloir par la connais­sance du bien, q. IX, a. 1 ; l'intention parle jugement sur l'obtention de ce bien, q. XIX, a. 3 ; le consen­tement aux moyens par le conseil, q. XIV ; l'élection par le dernier jugement pratique, qui termine la délibération, q. XIII, a. 3 ; q. XIV, a. 6.
Enfin, après l'élection volontaire vient l'imperium, le commandement, acte d'intelligence qui dirige l'exécution des moyens choisis, en s'élevant des moyens infimes jusqu'aux plus élevés, plus proches de la fin à obtenir, et donc d'une façon ascendante, car l'ordre d'exécution est inverse de celui d'inten­tion qui descend de la fin désirée aux derniers moyens à employer pour la conquérir. Q. XVII.
l'imperium de l'intelligence est suivi de l'usus activus de la volonté, qui applique à l'acte les diverses facultés ; ici se trouvent à proprement parler les actes impérés qui appartiennent à ces différentes facultés appliquées à leur opération, usus passivus ; finalement la volonté se repose dans la possession de la fin obtenue, fruitio. La fin, qui est première dans l'ordre d'intention, est ainsi dernière dans l'ordre d'exécution. Cf. q. XVI, a. 1.
Ensuite saint Thomas considère les actes humains du point de vue moral, comme actes bons ou mau­vais, ou indifférents, ex objecto. Cette moralité est étudiée d'abord en général, q. XVIII, puis dans l'acte intérieur, q. XIX, et l'acte extérieur, q. XX, enfin dans ses conséquences, q. XXI. Ainsi sont étudiées la nature et les conditions de la moralité.
Saint Thomas considère de très près la spécification des actes humains par la fin et par l'objet. Rappelons que, selon lui, c'est l'objet qui donne aux actes leur spécification morale essentielle, leur bonté ou leur malice ; mais cette bonté ou cette malice dépend aussi de la fin et des circonstances. Q. XVIII, a. 2, 3. 4. Ainsi le même acte peut avoir une double bonté ou une double malice à raison de l'objet et à raison de la fin ; et un acte qui serait bon par son objet, peut devenir mauvais par sa fin, ainsi l'aumône faite par vaine gloire. Il résulte de là que, bien qu'il y ait des actes indifférents à raison de leur objet, comme le fait d'aller se promener, aucun acte délibéré con­crètement pris, n'est indifférent du côté de la fin, car il doit toujours être posé pour une fin honnête, faute de quoi il est moralement mauvais. Q. XVIII, a. 8, 9. Mais il suffit d'une intention virtuelle bonne, non rétractée. Dès lors dans le juste, tous les actes humains qui ne sont pas des péchés, sont surnatu­rellement méritoires de la vie éternelle, à raison de leur relation à Dieu fin dernière.
Saint Thomas, q. XX, appelle souvent acte intérieur celui auquel la volonté ne saurait se mouvoir en vertu d'un acte précédent, par exemple le premier vouloir de la fin. Par opposition il appelle souvent acte extérieur non seulement celui de nos membres corporels, mais aussi celui auquel la volonté se meut en vertu d'un acte précédent, par exemple lorsque, par le vouloir de la fin, elle se porte à vouloir les moyens. Il faut remarquer à ce sujet qu'un acte humain ou volontaire n'est pas toujours à propre­ment parler délibéré, c'est-à-dire précédé par une délibération discursive ; il peut être le fruit d'une inspiration spéciale du Saint-Esprit, qui est supé­rieure à la délibération humaine. Même dans ce dernier cas, il y a un acte vital, libre et méritoire, car la volonté humaine consent à suivre l'inspiration reçue ; c'est ainsi que les actes du don de conseil ne se font pas par délibération discursive comme ceux de la prudence, et les sept dons sont accordés au juste pour qu'il suive promptement et docilement les inspirations de l'Esprit saint ; il y a là des actes libres bien qu'ils ne soient pas à proprement parler délibérés, et nous verrons plus loin qu'ils sont le fruit, non pas d'une grâce coopérante, mais d'une grâce opérante. Cf. Ia IIae, q. CXI, a. 2.


ARTICLE 2. - La conscience et la question du probabilisme

Cette question qui, au sujet de la formation de la conscience, a été beaucoup discutée depuis le XVIe siècle, dépend de la définition de l'opinion, et de la probabilité.
Pour saint Thomas : opinio significat actum intel­lectus, qui fertur in unam partem contradictionis cum formidine alterius. Ia, q. LXXIX, a. 9, ad 4um ; IIa IIae, q. I, a. 4 ; q. II a. 1. L'opinion est un acte de l'intel­ligence qui se porte vers une des deux parties de la contradiction, avec crainte d'erreur. Dans l'opinion raisonnable l'inclination à adhérer doit évidemment l'emporter sur la crainte d'erreur. Il suit de là que, lorsque le oui est certainement plus probable, le non n'est pas probablement vrai, mais plutôt probable­ment faux, et il n'est pas raisonnable ni licite d'agir ainsi, tant que le oui nous apparaît plus probable. En d'autres termes, contre l'opinion probable, à laquelle les hommes sages donneraient leur appro­bation, il n'y a qu'une opinion improbable que l'on ne saurait suivre. Et cette position s'harmonise bien avec ce que dit saint Thomas de la certitude pru­dentielle qui est per conformitatem ad appetitum rectum par conformité avec l'intention droite Ia IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um. Là où nous ne pouvons trouver ce qui est évidemment vrai, nous devons suivre ce qui paraît le plus proche de la vérité évidente et le plus conforme à l'intention vertueuse ; le vertueux doit juger selon son penchant à la vertu, et non pas selon l'inclination de l'égoïsme.
En 1577, le dominicain espagnol Barthélemy de Médina dans son commentaire sur la Ia IIae, q. IX, a. 6, proposa une théorie bien différente : « Il me semble, dit-il, que si une opinion est probable, il est permis de la suivre, lors même que l'opinion opposée serait plus probable. » Mais pour fermer la porte au laxisme, Médina ajoutait : « Une opinion n'est pas dite probable par cela que l'on apporte en sa faveur des raisons apparentes, et qu'il y a des gens qui la soutiennent ; à ce compte, toutes les erreurs seraient des opinions probables. Une opinion est probable, qui est soutenue par des hommes sages et confirmée par d'excellents arguments qu'il n'est pas improbable de suivre. »
La position de Médina n'en restait pas moins très critiquable, car le sens moral du mot « probable » n'y est plus conforme à son sens philosophique que nous avons vu énoncer par saint Thomas dans sa définition de l'opinion. La théorie de Médina revient à dire que l'on peut, avec une suffisante justification, soutenir le oui et le non sur un même objet d'ordre moral.
Cependant Médina fit valoir l'utilité de cette théorie, et il fut suivi par un certain nombre de dominicains espagnols : Louis Lopez, Dominique Bañez, Diego Alvarez, Barthélemy et Pierre de Ledesma. Les jésuites adoptèrent généralement cette théorie connue de plus en plus sous le nom de probabilisme.
Mais la pente était glissante. Comme le dit ici le P. P. Mandonnet, art. FRÈRES PRÊCHEURS, col. 919 : « La facilité à rendre toutes les opinions probables dès que les contradictoires pouvaient l'être ne tarda pas à aboutir à de graves abus. Les Provinciales de Pascal, en 1656, jetèrent dans le domaine public ces questions demeurées jusqu'alors à l'intérieur des écoles. Le scandale fut grave, et Alexandre VII signifiait cette même année au chapitre général des dominicains sa volonté de voir l'ordre combattre efficacement les doctrines probabilistes. » Depuis lors, les frères prêcheurs ne comptèrent plus d'écrivains probabilistes. Cf. art. PROBABILISME.
En 1911, le P. A. Gardeil, O. P. publia un livre posthume de son maître le P. R. Beaudouin, O. P., Tractatus de conscientia, Paris, qui propose une conciliation intéressante des principes de saint Thomas avec l'équiprobabilisme de saint Alphonse de Liguori, considéré comme une forme du proba­biliorisme. Saint Alphonse en effet, là où l'usage de la probabilité est permis, demande de recourir au « principe de possession » pour se prononcer entre deux opinions équiprobables. Le principe de pos­session (qui, en ce système, paraît avoir une priorité sur cet autre : Lex dubia non obligat) dérive lui-même d'un principe reflexe plus général qui a toujours été admis : In dubio standum est pro quo stat præsumptio; cf. M. Prümmer, O. P., Manuale theol. mor., Fribourg-­Brisgau, 1815, t. I, p. 198.
Le P. Gardeil, comme le P. Beaudouin, maintient dès lors (ainsi que le P. Deman, O. P., art. PROBA­BILISME) le sens philosophique du mot « probable » bien expliqué par saint Thomas, de sorte que là où le oui est certainement plus probable, le non n'est pas probablement vrai, mais probablement faux. En d'autres termes, lorsque le oui est certainement plus probable, l'inclination raisonnable à adhérer l'emporte sur la crainte d'erreur; et alors, si con­naissant bien cela, on soutenait le non, la crainte d'erreur l'emporterait sur l'inclination à nier. Bref : in conflictu affirmationis qua certo probabilior est, negatio non est probabilis, id est non est probabiliter vera, sed potius probabiliter falsa.
Saint Thomas cite bien de temps à autre quelque principe réflexe, utile pour la formation de la con­science, par exemple : in dubio standum est pro quo stat præsumptio ; mais, s'il insiste peu sur ces prin­cipes réflexes, c'est qu'il lui paraît plus important de rappeler que la certitude prudentielle, qui est per conformitatem ad appetitum rectum, IIa IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um, se trouve en ce qui paraît le plus proche pe la vérité évidente et le plus conforme, non pas au penchant de l'égoïsme, mais à l'inclination ver­tueuse.


ARTICLE 3. - Les Passions

Aux actes proprement humains, se rattachent les passions. Ce sont des actes de l'appétit sensitif, communs à l'homme et à l'animal ; mais ces actes participent à la moralité en tant qu'ils sont réglés ou suscités par la droite raison, ou non réprimés par elle comme il le faudrait.
La volonté doit utiliser les passions, ainsi le cou­rage ou la vertu de force se sert de l'espoir et de l'audace, en les modérant ; de même la pitié sensible facilite en nous l'exercice de la vertu de miséricorde, et l'émotion louable de la pudeur facilite la vertu de chasteté. Saint Thomas s'élève ainsi au dessus des deux extrêmes opposés représentés par le stoï­cisme, qui juge mauvaises toutes les passions, et par l'épicurisme qui les glorifie. Il est clair que Dieu nous a donné la sensibilité, l'appétit sensitif, comme il nous a donné les sens intérieurs et l'imagination, comme il nous a donné nos deux bras pour que nous les utilisions en vue du bien moral. Ainsi utilisées, les passions bien réglées sont des forces. Et, tandis que la passion dite antécédente, qui précède le jugement, obnubile la raison, comme il arrive chez le fanatique et le sectaire, la passion dite consé­quente, qui suit le jugement de la droite raison éclairée par la foi, augmente le mérite et montre la force de la bonne volonté pour une grande cause. Q. XXIV, a. 3. Par contre les passions déréglées ou indisciplinées par leur dérèglement deviennent des vices ; l'amour sensible devient gourmandise ou luxure, l'audace devient témérité, la crainte devient lâcheté ou pusillanimité. Mises au service de la per­versité les passions augmentent la malice de l'acte.
Suivant en cela Aristote, saint Thomas rattache les passions à l'appétit concupiscible (amour et haine, désir et aversion, joie et tristesse) et à l'appétit irascible (espoir et désespoir, audace et crainte, enfin colère). L'amour est la première de toutes les pas­sions, toutes les autres en dépendent ; de l'amour procèdent le désir, l'espérance, l'audace, la joie, et aussi les passions contraires: la haine, l'aversion, le désespoir, la crainte, la colère, la tristesse. Saint Thomas étudie chacune de ces passions en parti­culier, c'est un modèle d'analyse psychologique, qui est resté trop peu connu. Il faut lire notamment ce qu'il a écrit sur l'amour, sa cause, ses effets, q. XXVI-XXVIII, d'autant qu'il y formule des principes généraux qui s'appliquent ensuite analogiquement à l'amour surnaturel de bienveillance, ou à la charité, tout comme ce qu'il dit de la passion de l'espoir s'applique analogiquement à la vertu infuse d'espérance.


CHAPITRE III - LES VERTUS EN GÉNÉRAL ET LEURS CONTRAIRES

Saint Thomas n'a pas divisé la partie morale de la Somme théologique comme on le fera souvent plus tard, selon les préceptes du décalogue, dont plusieurs sont négatifs. Il considère surtout les vertus théologales et morales, en montrant leur subordination et leur connexion ; il fait voir en elles comme autant de fonctions d'un même organisme spirituel, auquel se rattachent aussi les sept dons du Saint-Esprit, car ces derniers sont connexes avec la charité. De ce point de vue la théologie morale est moins la science du péché mortel à éviter, que celle des vertus à pratiquer. Elle s'élève ainsi très au dessus de la casuistique, qui n'est que son application pour la solution des cas de conscience.
La charité, qui anime ou informe toutes les autres vertus et rend leurs actes méritoires, apparaît alors très manifestement comme la plus haute des vertus, et, de par les préceptes suprêmes de l'amour de Dieu et du prochain, qui dominent de très haut le décalogue, tout chrétien, chacun selon sa condition, doit tendre à la perfection de la charité, Ia IIae, q. CLXXXIV, a. 3. La théologie morale s'achève ainsi dans une spiritualité qui met au dessus de tout l'amour de Dieu et la docilité au Saint-Esprit par les sept dons. De ce point de vue l'ascétique, qui indique la manière d'éviter le péché et de pratiquer les vertus, est ordonnée à la mystique, qui traite de la docilité au Saint-Esprit, de la contemplation infuse des mystères de la foi et de l'union intime avec Dieu. L'exercice éminent des dons d'intel­ligence et de sagesse, qui rendent la foi pénétrante et savoureuse, apparaît dès lors dans la voie normale de la sainteté et notablement différent des faveurs proprement extraordinaires, comme le sont les révé­lations, les visions, les stigmates, etc.


ARTICLE I. - Les « habitus ».

Saint Thomas fait précéder le traité des vertus en général de celui des habitus. Q. XLIX-LIV. Ce terme latin ne se traduirait qu'imparfaitement par le mot français habitude. Saint Thomas considère surtout les habitus comme des qualités opératives, ou prin­cipes d'opération soit acquis, soit infus, bien qu'il y ait des habitus entitatifs, comme l'est dans l'ordre surnaturel la grâce sanctifiante, reçue dans l'essence même de l'âme. Les habitus opératifs sont reçus dans les facultés ; ils se divisent au point de vue de la moralité, en habitus bons ou vertus et habitus mauvais ou vices.
Le traité des habitus montre quelle est leur nature, leur sujet, leur cause et il les divise à divers points de vue dans la question LIV. Le principe qui domine cette question est celui-ci : les habitus sont spécifiés par leur objet formel, a. 2, c'est-à-dire par l'objet propre (quod) qu'ils regardent, auquel ils sont essen­tiellement relatifs, et par le point de vue formel ou motif formel (quo ou sub quo), sous lequel ils l'at­teignent. Ce principe est capital, car il éclaire ensuite tous les traités suivants relatifs aux vertus théolo­gales, aux vertus morales et aux dons du Saint-­Esprit. Nous avons montré ailleurs le sens et la portée de ce principe, cf. Acta Pont. Academiæ romanæ S. Thomæ, 1934; Actus specificantur ab objecto formali, p. 139-153. Nous résumerons sur ce point la doctrine de saint Thomas et de ses commen­tateurs en suivant l'art. 2 de la question LIV.
1°. Les habitus peuvent être considérés comme forme passivement reçue en nous ; alors ils sont spécifiés par le principe actif qui les produit en nous comme une similitude de lui-même ; c'est ainsi que les habitus infus sont une participation de la vie intime de Dieu, que les habitus acquis des sciences sont spécifiés par les principes démonstratifs qui les engendrent, et les vertus morales acquises par l'acte de la raison qui les dirige.
2° Les habitus comme habitus, par rapport à la nature à laquelle ils conviennent ou disconviennent, se divisent en habitus infus, qui conviennent à la nature divine participée, et en habitus acquis, soit bons selon leur convenance à la nature humaine, soit mauvais selon leur disconvenance à cette même nature.
3° Les habitus comme habitus opératifs et par rapport à leur opération, sont spécifiés par leur objet formel, les habitus infus par un objet essen­tiellement surnaturel, inaccessible aux forces naturelies de nos facultés, et les habitus acquis par un objet naturellement accessible. Saint Thomas dit ibid.: habitus ut dispositiones ordinatæ ad opera­tionem, specie distinguuntur secundum objecta specie differentia.
Quelques théologiens suivant les directions du scotisme et du nominalisme ont voulu interpréter cet article de saint Thomas en disant que les vertus infuses peuvent être spécifiquement distinctes des vertus acquises par leurs principes actifs, tout en ayant le même objet formel. De ce point de vue l'objet formel des vertus infuses, même des vertus théologales, serait accessible aux forces naturelles de nos facultés, à supposer du moins que la révéla­tion divine nous soit extérieurement proposée par la lettre de l'Évangile, confirmée par les miracles naturellement connaissables.
Les thomistes et aussi Suarez se sont toujours fortement opposés à cette interprétation qui se rapproche du semipélagianisme en compromettant le caractère essentiellement surnaturel des vertus infuses, y compris les vertus théologales. Si l'objet formel de la foi infuse pouvait être atteint sans elle, elle-même serait inutile, ou ne serait utile que ad facilius credendum, comme le disaient les péla­giens ; et 1'initium fidei et salutis pourrait provenir de notre nature sans le secours de la grâce, comme le disaient les semi-pélagiens. Si l'objet formel de la foi chrétienne est accessible aux forces naturelles de notre intelligence aidée de la bonne volonté na­turelle, après la lecture de l'Évangile confirmé par les miracles, la foi ne paraît plus être, comme le dit saint Paul, « un don de Dieu » ; on ne voit plus tout au moins pourquoi la foi infuse est nécessaire au salut, si déjà une foi acquise suffit à atteindre formellement les mystères révélés.
Les commentateurs de saint Thomas montrent que, dans l'article que nous venons de citer, les trois points de vue considérés par le saint Docteur ne doivent pas être séparés les uns des autres, mais sont connexes. En d'autres termes, une vertu infuse n'est telle : 1° que si Dieu seul peut la produire en nous ; 2° que si elle est conforme à la nature divine participée en nous comme une seconde nature ; 3° que si elle a un objet essentiellement surnaturel inaccessible aux forces naturelles de nos facultés, de notre intelligence et de notre volonté. Méconnaître ce dernier point, c'est s'engager dans la direction du nominalisme, qui ne considère plus que les faits et non pas la nature des choses.


ARTICLE 2. - Les vertus : leur classification.

Dans le traité des vertus, saint Thomas distingue trois classes de vertus : intellectuelles, morales et théologales.
Les vertus intellectuelles perfectionnent l'intel­ligence ; ce sont : l'intellect des premiers principes ; la science qui déduit les conclusions de ces principes ; la sagesse qui par eux s'élève jusqu'à Dieu cause première et fin dernière ; la prudence, « recta ratio agibilium » qui dirige l'agir humain, et l'art « recta ratio facibilium » qui a pour objet l'oeuvre à faire. Ia IIae, q. LVII.
Les vertus morales perfectionnent soit la volonté, soit l'appétit sensitif dans la recherche du bien. Saint Thomas suit la division qui en a été donnée par les moralistes anciens, notamment par Aristote, et par les Pères, surtout par saint Ambroise et saint Augustin. Il distingue les quatre vertus dites cardi­nales : la prudence, qui, tout en étant vertu intel­lectuelle, est dite aussi vertu morale, parce qu'elle dirige la volonté et la sensibilité, en déterminant le choix des moyens à employer en vue d'une fin ; la justice, qui incline la volonté à rendre à chacun ce qui lui est dû ; la force, qui affermit l'appétit irascible contre la crainte déraisonnable, en le pré­servant aussi de la témérité ; la tempérance, qui modère l'appétit concupiscible. Ia IIae, q. LVIII-LXI.
Les vertus théologales élèvent nos facultés supé­rieures, l'intelligence et la volonté, en les proportionnant à notre fin surnaturelle, c'est-à-dire à Dieu considéré dans sa vie intime. La foi nous fait adhérer surnaturellement à ce qu'il révèle de lui-même et de ses oeuvres ; l'espérance tend à le posséder en s'ap­puyant sur son secours ; la charité nous le fait aimer plus que nous et par dessus tout, parce que sa bonté infinie est en soi souverainement aimable et parce qu'il nous a aimés le premier non seulement comme Créateur, mais comme Père. Q. LXII. Les vertus théologales sont donc essentiellement surnaturelles et infuses à raison de leur objet formel, qui est inaccessible sans elles. Q. LXII, a. I.
Saint Thomas distingue aussi spécifiquement à raison de leur objet formel, de leur règle et de leur fin, les vertus morales acquises et les vertus morales infuses. Q. LXIII, a. 4. Ce point est capital dans sa doctrine et il est trop peu connu ; il convient de le souligner. Les vertus morales acquises, décrites par Aristote, nous font vouloir sous la direction de la raison naturelle le bien honnête, au dessus de l'utile et du délectable, et elles constituent le parfait honnête homme ; mais elles ne suffisent pas à l'enfant de Dieu, pour qu'il veuille comme il convient, sous la direction de la foi infuse et de la prudence chré­tienne, les moyens surnaturels ordonnés à la vie éternelle. Il y a ainsi une différence spécifique entre la tempérance acquise et la tempérance infuse, dif­férence analogue à celle d'une octave, entre deux notes musicales de même nom, séparées par une gamme complète. C'est pourquoi on distingue la tempérance philosophique et la tempérance chré­tienne, ou encore la pauvreté philosophique de Cratès et la pauvreté évangélique des disciples du Christ. Comme le remarque saint Thomas, ibid., la tempé­rance acquise a une règle, un objet formel et une fin différents de ceux de la tempérance infuse. Elle garde le juste milieu dans la nourriture pour vivre raisonnablement, pour ne pas nuire à la santé ni à l'exercice de la raison. La tempérance infuse, elle, garde un juste milieu supérieur dans l'usage des aliments, pour vivre chrétiennement comme un enfant de Dieu, en marchant vers la vie toute sur­naturelle de l'éternité. La seconde implique ainsi une mortification plus sévère que la première ; elle demande, comme le dit saint Paul, que a l'homme châtie son corps et le réduise en servitude », I Cor., IX, 27, pour devenir, non pas seulement un citoyen vertueux dans la vie sociale d'ici-bas, mais un « con­citoyen des saints, et un membre de la famille de Dieu ». Éphés., II, 19.
Il y a la même différence spécifique entre la pru­dence acquise et la prudence infuse, entre la justice acquise et la justice infuse, entre la force acquise et la force infuse. La vertu morale acquise facilite l'exercice de la vertu morale infuse, comme chez le musicien l'agilité des doigts facilite l'exercice de l'art qui est dans l'intellect pratique.
Saint Thomas montre bien, à la suite d'Aristote, comment les vertus morales acquises sont connexes dans la prudence qui les dirige, et comment les vertus infuses sont connexes avec la charité ; si la foi et l'espérance peuvent exister sans la charité, elles ne sont plus, sans elle, à l'état de vertu, in statu virtutis, et leurs actes ne sont plus méritoires. Les actes des vertus morales soit acquises, soit infuses, doivent tenir un juste milieu, qui est aussi un sommet entre l'excès déraisonnable et le défaut répréhensible mais il ne peut y avoir à proprement parler excès par rapport aux vertus théologales, car nous ne pouvons trop croire en Dieu, trop espérer en lui, trop l'aimer. Q. LIV.


ARTICLE 3. - Les dons.

Tout cet organisme surnaturel des vertus infuses, théologales et morales, dérive de la grâce sanctifiante, comme les facultés de l'âme dérivent de l'essence de celle-ci. A cet organisme surnaturel se rattache le sacrum septenarium, les sept dons du Saint-Esprit, qui, à titre d'habitus infus, nous disposent à recevoir docilement et promptement les inspirations du Saint-­Esprit comme les voiles sur la barque la disposent à recevoir l'impulsion du vent favorable. Q. LXVIII. Ces sept dons sont en effet connexes avec la charité, car « la charité est répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné », Rom., V, 5 (ibid., a. 5). Tous ces habitus infus qui font partie de l'organisme spirituel, par cela même qu'ils sont connexes avec la charité, grandissent ensemble comme les cinq doigts de la main, q. LXVI, a. 2.


ARTICLE 4. - Les habitus mauvais ou vices.

Saint Thomas étudie longuement leur acte, qui est le péché. Ils détournent du bien et portent au mal. Q. LXXI-LXXXIX. Comme causes du péché, il signale : 1° l'ignorance plus ou moins volontaire ; 2° les passions dès qu'elles deviennent déréglées ; 3° la malice pure, qui est évidemment plus grave ; 4° le démon, qui porte au mal par suggestion en agissant sur les facultés sensibles. Dieu n'est jamais cause du péché, du désordre moral, bien qu'il soit cause première de l'entité de l'acte physique du péché, q. LXXIX, a. 1-4, et bien que, par le retrait mérité de ses grâces il aveugle et endurcisse les méchants.
Les péchés capitaux, qui inclinent à d'autres, dérivent de l'amour déréglé de soi-même, de la con­cupiscence de la chair, de celle des yeux, de l'orgueil de la vie ; ce sont, d'après saint Grégoire, la vaine gloire, l'envie, la colère, l'avarice, l'acedia ou paresse spirituelle, la gourmandise et la luxure. Q. LXXXIV. De ces péchés capitaux en dérivent d'autres souvent plus graves, comme la haine de Dieu et le désespoir, car l'homme n'arrive pas tout de suite à la complète perversité.
Saint Thomas étudie le péché non seulement dans ses causes, mais en lui-même comme acte. Q. LXXI, a. 3. Il admet la définition donnée par saint Augustin: « le péché est un acte ou une parole ou un désir contraire à la loi éternelle ». Comme les actes sont spécifiés par leur objet formel, les péchés sont ici distingués spécifiquement par leur objet, q. LXXII, a. 1, tandis que Scot les distingue plutôt par leur opposition à telle ou telle vertu, et Vasquez en tant qu'ils s'opposent à tel ou tel précepte.
Au sujet de la distinction du péché mortel et du péché véniel, saint Thomas fait cette remarque pro­fonde, que la notion de péché ne se trouve pas en eux univoquement, comme un genre en deux espèces, mais seulement d'une façon analogique. Ce qui en effet constitue le péché se trouve d'abord et surtout dans le péché mortel qui nous détourne de Dieu fin dernière, aversio a fine ultimo ; le péché mortel est donc proprement contra legem et il est de soi irréparable, tandis que le péché véniel est un désordre, non par rapport à la fin dernière, mais par rapport aux moyens, et il est plutôt præter legem, en ce sens qu'il ne détourne pas de Dieu, mais retarde notre marche vers lui, il est par suite réparable. Q. LXXXVIII, a. 1, corp. et ad Ium.
Le péché mortel a pour effet de priver l'âme de la grâce sanctifiante, de diminuer notre inclination naturelle à la vertu, et il nous rend dignes d'une peine éternelle, car il est un désordre tel que, s'il est sans repentance, il dure toujours comme péché habituel et entraîne une peine qui elle aussi dure toujours. Q. LXXXV-LXXXVII. Cependant, tous les péchés, même mortels, n'ont pas la même gravité ; ils sont d'autant plus graves qu'ils sont plus directe­ment contre Dieu, tels les péchés d'apostasie, de désespoir et de haine de Dieu.
Le péché véniel ternit l'éclat actuel que donnent à l'âme les actes des vertus, non l'éclat habituel de la grâce sanctifiante, q. LXXXIX, a. 1, mais il peut conduire insensiblement au péché mortel, q. LXXXVIII, a. 3, et il mérite une peine temporelle. Q. LXXXVII, a. 5. Un acte faible (remissus) de vertu contient une imperfection, qui n'est pas un péché véniel, c'est-à-dire un mal (privatio boni debiti), mais la négation d'une perfection désirable, il y a là un moindre bien, une moindre promptitude au service de Dieu. Voir sur la distinction du péché véniel et de l'imperfection ce que disent, parmi les thomistes, les Salmanticenses, Cursus theol., De peccatis, tr. XIII, disp. XIX, dub. I, n. 8 et 9, et De incar­natione, in IIIum, q. XV, a. 1, de impeccabilitate Christi.
Le péché originel, q. LXXXI-LXXXIII, est spéci­fiquement distinct des péchés actuels dont nous venons de parler, c'est un péché de nature; qui se transmet avec elle. C'est un désordre volontaire dans sa cause (dans la volonté du premier homme) ; il consiste formellement dans la privation de la justice originelle, par laquelle notre volonté était soumise à Dieu : Sic ergo privatio originalis justiticiæ, per quam voluntas subdebatur Deo, est formale in peccato originali. Q. LXXXII, a. 3. La concupiscence en est l'élément matériel (ibid.). Le péché originel, qui est remis par le baptême, est d'abord dans l'essence de l'âme (comme privation de la grâce habituelle ou sanctifiante), avant d'infecter la volonté et les autres puissances. Q. LXXXIII, a. 2-4. - Nous n'insistons pas ici sur ce point, car nous en avons parlé assez longuement plus haut, à propos du traité de l'homme et de l'état de justice ori­ginelle.


CHAPITRE IV - LA LOI

Après avoir considéré les vertus et les vices comme principes des actes humains, saint Thomas traite de Dieu en tant qu'il est cause des actes humains. par la loi et par la grâce.
La loi est définie « une ordination ou prescription de la raison en vue du bien commun, portée et promulguée par celui qui doit veiller sur la com­munauté ». Q, XC, a. 4. Sa violation mérite une peine, pour que l'ordre violé soit rétabli. Q. XCII, a. 2. Il y a plusieurs espèces de lois. La plus haute dont dérivent toutes les autres, est la loi éternelle, c'est l'ordination de la divine sagesse qui dirige tout : ratio divinæ sapientiæ, secundum quod est directiva omnium actuum et motionum. Cf. XCIII, a. 1. Toute créature rationnelle en connaît une certaine irradiation, au moins les principes communs de la loi naturelle. Ibid., a. 2. -- De la loi éternelle dérive d'abord en effet la loi naturelle : « participatio legis æternæ in rationali creatura ».; cette loi naturelle est imprimée dans nos facultés ordonnées et incli­nées à leurs actes propres et à la fin voulue par l'auteur de notre nature (ibid.). Elle est donc immuable comme notre nature, qui exprime une idée divine. Le premier précepte de la loi naturelle est : « il faut faire le bien et éviter le mal » ; il s'agit du bien honnête, conforme à la droite raison ; de ce principe se déduisent les autres préceptes de la loi naturelle relatifs à la vie individuelle, à la vie familiale, à la vie sociale, au culte dû à Dieu. Q. XCIV, a. 2.
Les lois positives divine et humaine présupposent la loi éternelle et la loi naturelle. Saint Thomas traite en détail de la loi de l'Ancien Testament et de celle du Nouveau ; il les compare en montrant que la loi nouvelle est d'abord inscrite dans nos âmes, avant de l'être sur le parchemin ; c'est la grâce elle-même et les vertus infuses ordonnées à leurs propres actes. Q. CVI, a. 1 ; elle est plus par­faite que l'ancienne loi, elle la perfectionne, car plus intérieure, plus élevée ; elle est surtout une loi d'amour, car elle rappelle constamment la préémi­nence de la charité et des deux grands préceptes de l'amour de Dieu et du prochain. Q. CVII. Les lois humaines, portées par une autorité humaine pour le bien commun de la société, doivent être conformes à la loi naturelle et à la loi divine posi­tive, q. XCV, a. 3 ; elles doivent être honnêtes, justes, possibles selon la nature et les coutumes de la région et du temps (ibid.). Les lois humaines justes obligent en conscience parce qu'elles dérivent de la loi éter­nelle ; les lois humaines injustes n'obligent pas en conscience, mais il convient de les observer lorsqu'on peut éviter ainsi un plus grand mal ; on cède alors quelque chose de son droit, sans céder sur son devoir. On ne doit pas obéir à une loi inférieure qui serait manifestement contraire à une loi plus élevée, sur­tout à une loi divine. Q. XCVI, a. 4.
On voit combien cette doctrine de saint Thomas, en particulier sur l'immutabilité de la loi naturelle, diffère de celle de Duns Scot, qui a soutenu que seuls les préceptes relatifs à Dieu sont nécessaires, et que si Dieu révoquait le précepte non occides, le meurtre d'un innocent ne serait pas un péché. De ce point de vue, la loi naturelle qui fixe les rapports des hommes entre eux ne se distingue plus de la loi positive. Ockam va encore plus loin et dit que Dieu, qui est infiniment libre, aurait pu nous commander de le haïr. « C'est déshonorer Dieu, dira Leibniz ; pourquoi ne serait-il donc pas aussi bien le mauvais principe des manichéens, que le bon principe des orthodoxes » (Théod., II, 176). Cette doctrine nomi­naliste arrive à un positivisme juridique complet ; d'après elle aucun acte n'est intrinsèquement bon, et aucun n'est intrinsèquement mauvais. Cette doctrine se retrouve même chez Gerson, pour lui, en dehors de l'amour de Dieu, il n'y a pas d'acte intrinsèquement bon, qui soit par nature opposé à un acte intrinsèquement mauvais. Voir Dict. théol., art. GERSON, c. 1322.
Saint Thomas maintient au contraire avec l'immu­tabilité de la nature humaine, celle du droit naturel, qui doit éclairer d'en haut toute législation digne de ce nom.


CHAPITRE V - TRAITÉ DE LA GRACE

Pour souligner les principes qui éclairent le traité de la grâce dans la Somme théologique de saint Thomas, nous parlerons, selon l'ordre qu'il a choisi, de la nécessité de la grâce, de son essence, de sa division, de sa cause et de ses effets : la justification et le mérite.


ARTICLE 1. - Nécessité de la grâce (Ia IIae, q. CIX)

Selon saint Thomas et ses commentateurs, l'homme déchu, sans une grâce spéciale, avec le seul concours naturel de Dieu, peut connaître certaines vérités naturelles, facilement accessibles ; ce concours natu­rel est pourtant spécial et gratuit en ce sens qu'il est accordé à tel homme plutôt qu'à tel autre. Mais sans une grâce spéciale surajoutée à la nature, il n'est pas moralement possible, que l'homme déchu connaisse tout l'ensemble des vérités naturelles, ni parmi elles les plus difficiles. Pour atteindre ces dernières il faut de longues études, un ardent amour de la vérité, une bonne volonté persévérante, le calme des passions, ce qui suppose, dans l'état actuel, un secours supérieur de Dieu (a. 1).
Après la révélation divine extérieurement proposée, l'homme ne peut croire aux vérités surnaturelles pour le motif surnaturel de la révélation divine, sans une grâce intérieure, qui éclaire son intelligence et fortifie sa volonté. Ce point de doctrine est très fermement défendu par les thomistes contre ce qui rappellerait de près ou de loin le pélagianisme et le semipélagianisme. Ils montrent que l'acte de foi par lequel nous adhérons aux vérités surnaturelles pour le motif de la révélation divine, est essentiellement surnaturel, supernaturalis quoad substantiam vel essentiam, à raison de son objet propre et du motif formel qui le spécifient. Un objet formellement surnaturel ne peut en effet être atteint comme tel que par un acte essentiel­lement surnaturel. Les mystères de la foi ne sont pas seulement surnaturels comme le miracle, qui, lui, est naturellement connaissable ; le miracle n'est surnaturel que par le mode de sa production, non pas par l'essence même de l'effet produit ; par exemple le miracle de la résurrection rend sur­naturellement à un cadavre la vie naturelle. Au contraire la vie de la grâce, participation de la vie intime de Dieu, est essentiellement surnaturelle ; de même les mystères de la Trinité, de l'Incar­nation, de la Rédemption. Ils sont surnaturels par leur essence même, et dépassent par suite toute connaissance naturelle, soit humaine, soit angé­lique. Cf. les Salmanticenses, Jean de Saint-Thomas, Gonet, Billuart, in Iam, IIae; q. CXX, a. 1.
En cela les thomistes se séparent nettement de Scot, des nominalistes, de Molina, qui soutiennent que l'assentiment de la foi pour le motif de la révélation divine est naturel en substance et surnaturel par une modalité surajoutée. Cela fait penser à du « surnaturel plaqué », et c'est contraire au principe « les actes et les habitus sont spécifiés par leur objet formel » ; un objet surnaturel ne peut donc être atteint comme tel que par un acte essentiellement surnaturel. Si du reste l'acte de foi était naturel en substance, il faudrait en dire autant des actes d'espérance et de charité, et la charité d'ici-bas ne serait plus la même qu'au ciel, car au ciel elle sera, comme la vision béatifique, essentiellement surnaturelle.
Ce que les thomistes concèdent, c'est que, après la prédication de la doctrine révélée, l'homme déchu peut sans la grâce, avec le seul concours naturel de Dieu, connaître et admettre les vérités surnaturelles matériellement, par un assentiment imparfait et pour un motif humain. Ainsi les hérétiques formels retiennent certains dogmes par jugement propre et volonté propre, après avoir rejeté les vérités qui leur déplaisent. Ce n'est plus là la foi infuse, c'est une foi humaine, qui rappelle la foi acquise des démons, ces derniers admettent les mystères surnaturels à cause de l'évidence des miracles qui confirment la révélation. La foi qui se fonde sur la seule évidence de ces signes est possible sans la grâce, mais non pas la foi qui se fonde formellement sur la véracité de Dieu auteur de la vie surnaturelle.
La grâce est donc nécessaire pour croire les vérités de foi à cause de l'autorité de Dieu révélateur, et cette grâce ne manque à aucun adulte que par sa faute, car si l'adulte ne résistait pas à la voix de sa conscience et aux premières grâces prévenantes, il serait conduit jusqu'à celle de la foi. IIa IIae q. II, a. 5, ad 1um.
L'homme en état de péché mortel, ou privé de la grâce sanctifiante et de la charité, peut faire certains actes moralement bons d'ordre naturel, et, s'il con­serve la foi et l'espérance infuses, il peut avec une grâce actuelle en faire les actes surnaturels.
Sans la grâce de la foi, l'homme déchu peut faire certains actes naturels moralement bons : honorer ses parents, payer ses dettes, etc.; tous les actes des infidèles ne sont donc pas des péchés. La raison en est que l'inclination naturelle au bien moral existe encore en eux, bien qu'elle soit affaiblie. L'infidèle n'est pas immuablement fixé dans le mal. Pour accomplir ces actes ethice bonos, il a besoin cependant de la motion naturelle de Dieu, qui est gratuite en ce sens seulement qu'elle est accordée à tel homme plutôt qu'à tel autre en qui Dieu permet plus de fautes. Ia IIae, q. CIX, a. 2.
L'homme déchu ne peut par les seules forces de sa nature, sans la grâce qui guérit, aimer plus que soi et par dessus tout, d'un amour d'estime « affectivement efficace », Dieu auteur de sa nature, et à plus forte raison Dieu auteur de la grâce (ibid., a. 3).
Scot, Biel et Molina concèdent que, sans la grâce, l'homme ne peut aimer Dieu, auteur de la nature, d'un amour effectivement efficace, qui soit non seulement un ferme propos, mais l'exécution de celui-ci, ce qui implique l'accomplissement de toute la loi naturelle. Les thomistes tiennent que la grâce qui guérit, gratia sanans, est nécessaire pour arriver même à ce ferme propos, antérieur à son exécution. Saint Thomas dit, ibid., a. 3 : Ad diligendum Deum naturaliter super omnia, in statu naturæ corruptæ, indiget homo auxilio gratiæ sanantis. La raison en est que dans l'état de nature corrompue ou blessée, l'homme est incliné à son bien propre plus qu'à Dieu, tant qu'il n'est pas guéri par la grâce, in statu naturæ corruptæ, homo ab hoc (amore Dei super omnia) deficit secundum appetitum voluntatis ratio­nalis, quæ propter corruptionem naturæ sequitur bonum privatum nisi sanetur per gratiam Dei.
Il est clair en effet qu'une faculté blessée ou infirme ne peut exercer à l'égard de Dieu, auteur de la nature, le plus élevé des actes qu'elle produirait si elle était parfaitement saine. Cette faiblesse de la volonté de l'homme déchu consiste selon les tho­mistes en ce qu'elle est directement détournée de la fin dernière surnaturelle, et au moins indirecte­ment de la fin dernière naturelle. Tout péché contre la fin dernière surnaturelle est en effet indirectement contre la loi naturelle, qui nous oblige d'obéir à Dieu quoi qu'il commande, soit dans l'ordre naturel, soit dans un ordre supérieur.
C'est pourquoi les thomistes tiennent générale­ment contre Molina et ses disciples que, dans l'état de déchéance, l'homme a moins de forces pour l'accomplissement de la loi morale naturelle, qu'il en aurait eu dans l'état de pure nature. Dans cet état purement naturel en effet, il aurait eu une volonté, non pas détournée au moins indirectement de la fin dernière naturelle, mais une volonté capable soit de se porter vers cette fin, soit de s'en détourner. Cf. Billuart, De gratia, diss. II, a. 3.
D'après ce qui précède, on s'explique que, selon saint Thomas, q. CIX, a. 4, l'homme déchu ne peut, sans la grâce qui guérit, accomplir toute la loi natu­relle ; ce serait en effet l'exécution du ferme propos dont nous venons de parler, lequel n'est pas possible sans la grâce qui guérit.
Il suit de là que l'homme déchu et en état de péché mortel ne peut sans une grâce spéciale éviter tous les péchés mortels contre la loi naturelle et vaincre toutes les tentations. Ia, IIae, q. CIX, a. 8.
Quant au juste, il peut avec les concours ordinaires de la grâce et sans privilège spécial, éviter chaque péché véniel, car si ceux-ci étaient inévitables ils ne seraient plus des péchés ; mais il ne peut longtemps les éviter tous, la raison ne pouvant être toujours vigilante pour réprimer tous les premiers mouvements désordonnés, ibid.
L'homme déchu peut-il se préparer à la grâce sans le secours d'une grâce actuelle ? On sait que les semi­pélagiens répondirent affirmativement en soutenant que l'initium salutis, le commencement de bonne volonté salutaire vient de notre nature et que la grâce nous est donnée à l'occasion de ce bon mouve­ment naturel. Ils furent condamnés par le IIe concile d'Orange, qui affirma la nécessité de la grâce actuelle prévenante pour se préparer à la conversion. Saint Thomas insiste sur ce point, ibid., a. 6, et q. CXII, a. 3, en rappelant la parole du Sauveur : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père ne l'attire », Joa, VI, et celle de Jérémie : « Convertissez-nous, Seigneur, et nous serons convertis », Lament., IV. La raison en est que, selon le principe de finalité, tout agent agit pour une fin proportionnée et que par suite la subordination des agents correspond à celle des fins. Or, la fin de la disposition à la grâce est surnaturelle. Cette disposition dépend donc d'un principe surnaturel, de Dieu auteur de la grâce. Des actes naturels n'ont aucune proportion avec le don surnaturel de la grâce et ne peuvent donc nous y disposer. Entre les deux ordres il y a une distance sans mesure.
Comment dès lors faut-il entendre l'axiome communément reçu : Facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam ? Saint Thomas et ses commentateurs, pour être fidèles au IIe concile d'Orange, croient devoir l'entendre ainsi : « A celui qui fait ce qu'il peut avec le secours de la grâce actuelle, Dieu ne refuse pas la grâce habituelle » ; mais on ne saurait admettre que Dieu confère cette grâce actuelle parce que l'homme fait par lui seul un bon usage de sa volonté naturelle. Ia, IIae, q. CIX, a. 6 ; q. CXII, a. 3. Saint Augustin dit en effet : Quare hunc trahat Deus, et illum non trahat, noli judicare, si non vis errare. In Joa., tr. XXVI. Il y a là une miséricorde spéciale qui, par un jugement inscru­table de Dieu, est faite à ce pécheur plutôt qu'à tel autre. Ce jugement divin ne serait plus inscru­table, si la grâce était donnée à cause de la bonne disposition naturelle. A la question : pourquoi Dieu attire-t-il celui-ci plutôt que celui-là ? il faudrait simplement répondre : parce que celui-ci par ses propres forces naturelles s'y est diposé et non pas l'autre.
Cette explication supprimerait le mystère et perdrait de vue la distance sans mesure qui existe entre les deux ordres de la nature et de la grâce.
On sait que Molina et ses disciples entendent autrement l'axiome cité. Selon eux, à celui qui fait ce qu'il peut par ses forces naturelles, Dieu donne la grâce actuelle, à cause des mérites du Sauveur, et s'il en fait bon usage, il donne aussi la grâce habituelle. Cette divergence entre les deux écoles provient de celle qui existe entre leurs principes relativement à la science de Dieu et à l'efficacité des décrets de sa volonté. Molina applique ici sa théorie de la science moyenne, que les thomistes ont toujours rejetée, parce que, à leurs yeux, elle pose une passivité en Dieu. Il résulte de ce qui précède que l'homme ne peut sortir de l'état de péché, sans le secours de la grâce. Q. CIX, a. 7.
L'homme déjà justifié, si élevé que soit en lui le degré de grâce habituelle, a besoin pour chaque acte méritoire d'une grâce actuelle. La grâce habituelle en effet et les vertus infuses qui dérivent d'elle ne donnent que la faculté ou le pouvoir de bien agir surnaturellement ; mais pour l'action même il faut une motion divine comme dans l'ordre naturel.
Le juste a-t-il besoin enfin d'un secours spécial de la grâce pour persévérer jusqu'à la mort ? C'est la question traitée par saint Augustin dans son livre De dono perseverantiæ, écrit pour affirmer la nécessité de ce grand don de Dieu, contre les semipélagiens. Ultérieurement ceux-ci furent condamnés au IIe concile d'Orange, can. 10. C'est ce don spécial que nous demandons tous dans le Pater, en disant : Adveniat regnum tuum. La grâce de la persévérance finale est la conjonction de l'état de grâce et de la mort, soit que le juste soit adulte ou non, et soit qu'il ait été justifié un moment auparavant ou depuis des années. Or cette conjonction de la grâce et de la mort est manifestement un effet spécial de la Providence, et même de la Prédestination, puisque ce don n'est accordé qu'aux prédestinés ?
En quoi consiste-t-il ? Pour l'enfant qui meurt peu après le baptême, c'est l'état de grâce qui dure au moment de la mort, permise par la Providence à tel moment déterminé, avant que l'enfant n'ait perdu la grâce sanctifiante. Pour les adultes ce don com­porte non seulement une grâce suffisante, qui donne la faculté ou le pouvoir de persévérer, mais une grâce efficace, par laquelle l'adulte prédestiné per­sévère de fait, au milieu même de grandes tentations, par un dernier acte méritoire. Les thomistes et les molinistes se divisent ici sur la manière dont cette grâce est efficace : pour les premiers, elle l'est par elle-même ; pour les seconds, elle le devient par le consentement humain prévu par la science moyenne.
Telle est la doctrine thomiste de la nécessité de la grâce pour connaître les vérités surnaturelles, pour faire le bien, pour éviter le péché, pour se disposer à la justification, pour accomplir chaque acte méri­toire et pour persévérer jusqu'à la fin.


ARTICLE 2. - L'essence de la grâce.

Il s'agit ici surtout de la grâce habituelle, qui est la grâce par excellence, celle qui fait de nous les enfants de Dieu et ses héritiers ; la grâce actuelle se rattache à elle comme la disposition à la forme et comme le secours qui fait agir surnaturellement.
Saint Thomas, q. CX, a. 1, montre d'abord que la grâce habituelle, qui nous rend agréables aux yeux de Dieu qui nous aime, n'est pas en notre âme une simple dénomination extrinsèque, comme lorsqu'on dit que nous sommes vus et aimés par une autre personne humaine, ou qu'un enfant pauvre est adopté par un riche. La grâce est en nous quelque chose de réel, selon ces paroles de saint Pierre, II Petr., I, 4.: Maxima et pretiosa promissa nobis donavit, ut per hæc efficiamini divinæ consortes naturæ.
Par la grâce nous participons à la nature divine. La raison en est que tandis que l'amour humain, par exemple celui du riche qui adopte un enfant, suppose l'amabilité en cet enfant, l'amour de Dieu, qui nous adopte, ne suppose pas l'amabilité en nous, mais il la pose ou la produit. Ce n'est pas un amour stérile ou seulement affectif, c'est un amour effectif et efficace qui, loin de supposer le bien, le réalise. Aussi Dieu ne peut aimer l'homme sans produire en lui un bien, soit un bien d'ordre naturel, comme lorsqu'il lui donne l'existence, la vie, l'intelligence, soit un bien d'ordre surnaturel, lorsqu'il fait de lui son enfant adoptif ou son ami en vue d'une béatitude toute surnaturelle, où il se donne lui-même éter­nellement.
Par cette raison très profonde, saint Thomas rat­tache le traité de la grâce à celui de Dieu, notamment à la question XX, de Amore Dei, où il est dit, a. 2 : amor Dei est infundens et creans bonitatem in rebus.
Cet amour incréé ne suppose pas l'amabilité en nous, mais il nous rend aimables aux yeux de Dieu.
Par là même saint Thomas exclut d'avance l'erreur de Luther, qui dira que les hommes sont justifiés par la seule imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ, sans que la grâce et la charité soient répandues dans leur cœur ; ce qui est mani­festement, contraire à l'enseignement de l'Écriture, qui affirme que la grâce et la charité nous ont été données avec le Saint-Esprit, Rom., V, 5.
La grâce sanctifiante est-elle dans l'âme une qualité, un don habituel permanent ? Elle est appelée par l'Écriture l'eau vive qui jaillit en vie éternelle, Joa., IV, 14, la semence de Dieu, I Joa., III, 9, que la tradition explique en disant semen gloriæ, le germe de la gloire ou de la vie éternelle. Saint Thomas, ibid., a. 2, précise, en formulant une doctrine qui sera de plus en plus reçue et approuvée en quelque sorte par le concile de Trente, sess. VI, can. II, et c. XVI. Il ne convient pas, remarque-t-il, que Dieu pourvoie moins aux besoins de ceux qu'il aime dans l'ordre surnaturel que dans l'ordre naturel. Or, dans ce dernier, il nous a donné la nature et ses facultés comme principe radical et comme principes prochains d'opérations. Il convient donc grandement qu'il nous donne en vue de la fin surnaturelle la grâce et les vertus infuses comme principe radical et comme principes prochains d'opérations surnaturelles. Ainsi la grâce sanctifiante est une qualité spirituelle et surnaturelle permanente, principe radical des actes méritoires de la vie éternelle. La grâce habituelle est donc dans le juste comme une seconde nature, qui lui fait connaturellement connaître et aimer Dieu dans un ordre supérieur à celui de nos facultés naturelles.
En réunissant les textes de saint Thomas relatifs à l'essence de la grâce sanctifiante, q. CX, a. 1, 2, 3, 4 ; q. CXII, a. 1, on voit que, pour lui, comme l'enseignent ses commentateurs, elle est une parti­cipation formelle et physique de la nature divine, mais seulement analogique. C'est ainsi qu'il entend les paroles de saint Pierre, II Petri, I., 4. Ces paroles inspirées, loin d'exagérer les dons surnaturels de Dieu, ne parviennent pas à les exprimer parfaite­ment. Pour les bien entendre, il faut remarquer que la nature divine est le principe des opérations divines par lesquelles Dieu se voit immédiatement et s'aime de toute éternité. Or, la grâce sanctifiante est le principe radical qui nous dispose à voir Dieu immé­diatement, à l'aimer éternellement, et à tout faire pour lui. Elle est donc une participation de la nature divine.
Elle n'est pas seulement une participation morale, par imitation des mœurs divines, de la bonté de Dieu. C'est une participation réelle et physique d'ordre spirituel et surnaturel, car c'est un principe radical d'opérations réelles et physiques, essentiel­lement surnaturelles. En d'autres termes, tandis que l'adoption humaine d'un enfant pauvre par un riche ne lui confère qu'un droit moral à un héritage, lorsque Dieu nous aime et nous adopte, son amour produit un effet réel dans notre âme, ibid., a. 1.
C'est une participation non pas virtuelle et tran­sitoire (comme la grâce atuelle qui dispose à la justification), mais formelle et permanente. C'est enfin une participation non pas univoque, mais analogique, car la nature divine est en soi absolu­ment indépendante et infinie, tandis que la grâce est essentiellement dépendante de Dieu et finie ou limitée ; de plus elle n'est qu'un accident en notre âme, non pas une substance, et jamais elle ne pourra nous faire parvenir à une connaissance absolument compréhensive, mais seulement intuitive de Dieu.
C'est pourtant une participation analogique de la Déité telle qu'elle est en soi, et non pas seulement telle qu'elle est conçue par nous, puisque c'est le principe radical qui nous dispose à voir la Déité immédiatement. De la grâce habituelle consommée dérive en effet dans l'intelligence des bienheureux la lumière de gloire qui leur fait voir immédiate­ment l'essence divine, sicuti est, telle qu'elle est en soi.
Il faut remarquer attentivement que la grâce sanctifiante est ainsi une participation à la Déité, en tant que celle-ci est supérieure à l'être, à la vie, à l'intelligence, à toutes les perfections naturel­lement participables et naturellement connaissables, que la Déité contient dans son éminence formaliter eminenter. Deitas ut sic est super ens et unum, super esse, vivere, intelligere. La pierre participe à l'être et ressemble analogiquement à Dieu comme être ; la plante participe à la vie, et ressemble analogi­quement à Dieu comme vivant ; notre âme par sa nature même participe à l'intellectualité et ressemble analogiquement à Dieu comme intelligent, ou comme naturelle intellectuelle. Seule la grâce sanctifiante participe à la Déité comme Déité, à la nature divine comme divine, à la vie intime de Dieu comme Dieu. En d'autres termes, la Déité comme telle, Deitas sub ratione Deitatis, n'est pas participable naturellement, ni par suite naturellement connaissable. Seule la foi infuse peut ici-bas nous la faire connaître posi­tivement et obscurément, et seule la lumière de gloire peut nous la faire voir.
Nous sommes ici dans l'ordre de la vérité et de la vie essentiellement surnaturelles, qui dépasse les dé­monstrations pour et contre de la raison. Autrement dit : les adversaires de la foi ne peuvent démontrer que la grâce sanctifiante telle que la conçoit l'Église est impossible. Mais sa possibilité n'est pas non plus rigoureusement démontrable par la seule raison, aux yeux des thomistes, car elle est d'ordre essentiel­lement surnaturel. Cependant cette possibilité intrin­sèque de la grâce se manifeste par les arguments de convenance très profonds que nous venons de rap­peler ; on peut même toujours les approfondir ; ils ne seront jamais des démonstrations rigoureuses d'ordre purement rationnel. ou philosophique, car ils dépassent cet ordre, ils sont au dessus de la sphère du démontrable. La possibilité intrinsèque et l'existence de la grâce sont affirmées avec certi­tude, non par la raison, mais par la foi. Cela se résume en cette formule généralement reçue : pos­sibilitas intrinseca gratiæ non proprie probatur, nec improbatur, sed suadetur et sola fide firmissime tenetur. Nous avons exposé longuement ailleurs cette doc­trine : La possibilité de la grâce est-elle rigoureusement démontrable ?, dans Revue thomiste, mars 1936. Voir aussi l'ouvrage Le sens du mystère, Paris, 1937, p. 224-233.
Il résulte de ce qui précède que la grâce sanctifiante est surnaturelle par son essence même, et qu'elle dépasse toutes les natures créées et créables. La nature angélique est relativement surnaturelle par rapport à la nôtre, mais elle ne l'est pas essentiel­lement. Le miracle n'est surnaturel que par le mode de sa production et non pas par la nature de l'effet produit ; par exemple la résurrection rend surnaturel­lement au cadavre la vie naturelle (végétative et sensitive), elle ne lui donne pas une vie surnaturelle. La grâce au contraire est surnaturelle par son essence même, ce qui fait dire à saint Thomas que le moindre degré de grâce sanctifiante vaut plus que toutes les natures créées prises ensemble, y compris les natures angéliques : Bonum gratiæ unius (hominis), majus est quam bonum naturæ totius universi, Ia IIae q. CXIII, a. 9, ad 2um ; Gratia nihil aliud est quam quædam inchoatio gloriæ in nobis. IIa IIae, q. XXIV, a. 3, ad 2um. Pour savoir tout le prix de la grâce, semen gloriæ, germe de la vie éternelle, il faudrait avoir joui de la vision béatifique.
Ainsi Dieu aime plus le juste, en qui il habite par la grâce, que toutes les créatures qui n'ont qu'une vie naturelle, comme le père aime plus ses enfants que sa maison, ses champs et ses troupeaux. De ce point de vue saint Paul nous dit que Dieu a tout fait pour les élus.
La distinction des deux ordres de la nature et de la grâce est ici beaucoup plus affirmée que chez Duns Scot, qui en fait une distinction contingente ; d'après lui Dieu aurait pu, s'il l'avait voulu, nous donner la lumière de gloire comme une propriété de notre nature ; de ce point de vue la grâce et la gloire seraient surnaturelles de fait seulement, non pas de droit, non pas par leur essence même. Les nominalistes ont dit aussi que la grâce habituelle n'est pas nécessairement surnaturelle dans son être même, dans sa réalité, mais qu'elle donne un droit moral à la vie éternelle, un peu comme le papier monnaie, bien qu'il ne soit que du papier, donne droit à telle somme d'argent ou d'or. Cette thèse nominaliste préparait celle de Luther d'après la­quelle la grâce n'est que l'imputation morale ou l'attribution qui nous est faite des mérites du Christ. Saint Thomas avait au contraire profondément mis en relief la différence de l'adoption humaine qui n'enrichit pas l'âme de l'enfant adopté, et l'adop­tion divine qui lui donne le germe de la vie éter­nelle.
Il suit de ce qui précède que la grâce sanctifiante est distinte de la charité, car la charité est une vertu infuse, qui perfectionne une faculté, une puissance opérative, la volonté ; et comme la vertu humaine acquise suppose la nature humaine, de même une vertu infuse suppose la nature élevée à la vie sur­naturelle en vue d'une fin divine, et cette vie sur­naturelle est donnée à l'âme par la grâce sancti­fiante. En tout ordre, l'agir suppose l'être qui agit, et Dieu ne pourvoit pas moins à nos besoins dans l'ordre surnaturel que dans celui de la nature. Ibid., a 3. La grâce est donc reçue dans l'essence même de l'âme, tandis que la charité est reçue dans la volonté. Ibid., a. 4. Cette grâce consommée s'appelle la gloire, elle est le principe radical dont dérive, dans l'intelligence, la lumière de gloire, et, dans la volonté, la charité inamissible.


ARTICLE 3. - Divisions de la grâce (q. CXI)

Les principales divisions de la grâce mentionnées et expliquées par saint Thomas sont les suivantes. La grâce sanctifiante, dont dérivent les vertus infuses et les sept dons, est une vie nouvelle, qui nous unit à Dieu ; elle se distingue donc des grâces en quelque sorte extérieures dites grâces gratis datæ ou cha­rismes, comme la prophétie et le don des miracles, qui fournissent seulement des signes de l'intervention divine. Ces signes par eux-mêmes ne sont pas une vie nouvelle qui unit à Dieu, et même des hommes en état de péché mortel ont pu les recevoir. Saint Thomas insiste beaucoup sur ce point que la grâce sanctifiante est bien plus excellente que les grâces gratis datæ. Il suit de là que la contemplation infuse, qui procède de la foi éclairée par les dons du Saint­-Esprit, est de l'ordre non pas des charismes, mais de la grâce sanctifiante et qu'elle appartient au développement de celle-ci, comme le prélude normal de la vie du ciel.
Saint Thomas a déjà indiqué plus haut la dis­tinction entre la grâce habituelle permanente, principe radical des vertus infuses et des sept dons, et la grâce actuelle transitoire qui porte aux actes sur­naturels. Cette distinction repose sur le principe : l'agir suppose l'être, operari sequitur esse, et modus operandi modum essendi.
Le saint Docteur insiste, ibid., a. 2, sur la dis­tinction entre la grâce actuelle opérante et la grâce actuelle coopérante. Sous la seconde la volonté se meut elle-même à son acte, en vertu d'un acte antérieur, par exemple, du fait qu'elle veut une fin elle se porte au choix des moyens, comme lorsque, voyant que l'heure de notre prière quotidienne arrive, nous nous mettons à prier. Sous la grâce actuelle opérante au contraire, la volonté ne se meut pas elle-même à son acte en vertu d'un acte antérieur, mais elle est mue par une inspiration spéciale, notam­ment par celle des dons du Saint-Esprit, comme lorsque, au milieu d'un travail absorbant, nous recevons l'inspiration imprévue de prier, et sous cette inspiration docilement reçue nous prions libre­ment. Dans ce dernier cas l'acte est libre, mais il n'est pas le fruit d'une délibération discursive ; comme il arrive dans la contemplation infuse et l'amour infus, l'acte lui-même est dit infus, car nous ne pouvons nous y porter de nous-mêmes avec une grâce coopérante, il est le fruit d'une grâce opérante ou inspiration spéciale.
Parmi les divisions de la grâce, celle qui a provoqué le plus de discussions est celle de la grâce suffisante et de la grâce efficace ; nous exposerons sur ce point la doctrine thomiste classique.


ARTICLE 4. - Grâce suffisante et grâce efficace.

La doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante, qui peut rester stérile, et la grâce efficace qui fait accomplir l'acte salutaire, soutient que la grâce efficace, ou suivie de son effet, est intrin­sèquement efficace parce que Dieu le veut, et non pas seulement extrinsèquement efficace parce que la créature libre veut y consentir ; en d'autres termes, c'est la grâce efficace qui suscite le consentement de notre volonté, tandis que la grâce suffisante donne seulement le pouvoir d'agir, sans nous faire poser l'acte lui-même.
Notons les principaux textes de saint Thomas où est exprimée cette doctrine, nous verrons ensuite sur quels textes scripturaires elle repose, qu'elle dérive immédiatement de la distinction entre la volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente, telle que l'a formulée le saint docteur, et qu'elle est pleinement conforme à la distinction de l'acte et de la puissance.
Saint Thomas distingue entre grâce suffisante et grâce efficace, lorsqu'il dit : In Ep. I ad Tim, II, 6 : Christus est propitiatio pro peccatis nostris, pro aliqui­bus efficaciter, pro omnibus sufficienter, quia pretium sanguins ejus est sufficiens ad salutem omnium, sed non habet efficaciam nisi in electis, propter impedi­mentum. A cet impedimentum Dieu remédie souvent, pas toujours. C'est là le mystère. Il dit encore, Ia, q. XXIII, a. 5, ad 3um : Deus nulli subtrahit debitum ; et, Ia IIae, q. CVI, a. 2, ad 2um : lex nova, quantum est de se sufficiens auxilium dat ad non peccandum, et, ibid., a. 1 et 2 : lex nova est prin­cipaliter lex indita in corde, et justificat. Saint Thomas précise encore lorsqu'il dit In Ep. ad Ephes., III, 7, lect. 3 : Auxilium Dei est duplex. Unum quidem ipsa facultas exequendi, aliud ipsa operatio, sive actualitas. Facultatem autem dat Deus infundendo virtutem et gratiam per quas efficitur homo potens et aptus ad operandum. Sed ipsam operationem confert in quantum in nobis interius operatur movendo et instigando ad bonum... Operationem Deus efficit, in quantum virtus ejus operatur in nobis velle et perficere pro bona voluntate ; voir aussi Ia IIae, q. CIX, a. 1, 2, 9, 10 ; q. CXIII, a. 7, 10.
A tous les hommes est donné un secours suffisant pour qu'ils puissent accomplir les préceptes divins qu'ils connaissent, car Dieu ne commande pas l'impossible ; et quant au secours efficace par lequel ils les accomplissent effectivement, « s'il est donné à ce pécheur c'est par miséricorde, s'il est refusé à tel autre c'est par justice ». IIa IIae, q. II, a. 5, ad 1um. Si en effet l'homme résiste de fait à la grâce qui lui donne le pouvoir de bien agir, il mérite d'être privé de celle qui le ferait bien agir effectivement. Cf. Ia IIae, q. LXXIX, a. 2 : Deus proprio judicio lumen gratiæ non immittit illis in quibus obstaculum invenit.
Cette distinction de la grâce suffisante et de l'efficace repose, selon les thomistes, sur les textes scripturaires suivants. L'Écriture parle souvent de la grâce qui ne produit pas son effet par suite de la résistance de l'homme. On lit dans les Proverbes, I, 24 : « J'appelle et vous résistez » ; de même, Isaïe, LXV, 2 ; dans Matth., XXIII, 37, Jésus dit : « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l'as pas voulu ! » Étienne dit aux juifs avant de mourir, Act., VII, 51 : « Vous vous opposez toujours au Saint-Esprit », cf. II Cor., VI, 1. Il y a donc des grâces qui restent stériles par suite de notre résis­tance. Elles sont pourtant suffisantes, quoi qu'en aient dit les jansénistes, car par elles l'accomplis­sement des préceptes divins est réellement possible, sans quoi Dieu commanderait l'impossible, contrai­rement à ce qui est dit I Tim., II, 4 : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité..., car Jésus s'est donné lui-même en rançon pour tous. » C'est dire équivalemment ce qu'affirme le concile de Trente, dans les termes même de saint Augustin (De nat. et gratia, c. XLIII, n. 50) : Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet et facere quod possis et postulare quod non possis. [Dieu n'ordonne rien d'impossible, mais avertit en ordonnant et de faire ce que l'on peut et de demander ce que l'on ne peut pas] Sess. VI, c. XI, Denz.­Bannw., n. 804; La grâce à laquelle le pécheur résiste et qu'il rend stérile, était vraiment suffisante, en ce sens qu'elle rendait l'accomplissement du précepte ou du devoir, non pas effectit, mais réellement pos­sible, elle donnait le pouvoir réel et souvent le pouvoir prochain de bien consentir et de bien agir.
Par ailleurs l'Écriture parle souvent de la grâce efficace qui produit son effet, l'acte salutaire. C'est particulièrement clair dans les textes scripturaires cités par le lie concile d'Orange contre les semi­pélagiens : Ez., XXXVI, 27 : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j'ôterai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes ordonnances et que vous observiez et pratiquiez mes lois » ; Eccli., XXXIII, 13 : « Comme l'argile est dans la main du potier et qu'il en dispose selon son bon plaisir, ainsi les hommes sont dans la main de celui qui les a faits », cf. Esth., XIII, 9 ; XIV, 13. De même Jésus dit, Joa.. X, 27 : « Mes brebis ne périront jamais, personne ne les ravira de ma main » et saint Paul ajoute, Phil., II, 13 : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » - D'où ces paroles du IIe concile d'Orange : Quoties bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum ut operemur, operatur. Denz.-Bannw., n. 182.
Il semble bien, d'après la façon dont s'exprime l'Écriture et ce concile que la grâce efficace, dont il est parlé en ces textes, est efficace par elle-même ou intrinsèquement, c'est-à-dire parce que Dieu veut qu'elle le soit, et non pas seulement parce qu'il a prévu que nous y consentirions sans résistance.
De plus la doctrine thomiste de l'efficacité intrin­sèque de la grâce dite efficace, distincte de la grâce suffisante, dérive immédiatement de la distinction entre la volonté divine antécédente et la volonté divine conséquente, telle qu'elle a été formulée par saint Thomas, Ia, q. XIX, a. 6, ad 1, que nous avons exposée plus haut, pag. 168 sq., en parlant de la volonté de Dieu. La volonté antécédente porte sur le bien pris absolument et non pas en telles circonstances déterminées, par exemple sur le salut de tous les hommes, en tant qu'il est bon que tout homme soit sauvé, de même pour le navigateur il est bon de conserver toutes les marchandises qu'il transporte. La volonté conséquente porte sur le bien à réaliser hic et nunc, et le bien ne se réalise que hic et nunc ; ainsi le navigateur qui voudrait (au conditionnel) conserver toutes les marchandises qu'il transporte, de fait, pendant une tempête, veut hic et nunc les jeter à la mer pour sauver la vie des voyageurs. Proportionnellement ou analogiquement, Dieu, qui veut de volonté antécédente ou condi­tionnelle le salut de tous les hommes, permet cepen­dant, pour manifester sa justice, l'impénitence finale de certains pécheurs comme Judas, tandis qu'il veut de volonté conséquente et efficace la persévérance finale hic et nunc d'autres hommes, pour manifester sa miséricorde.
De la volonté divine antécédente ou salvifique universelle dérivent donc les grâces suffisantes qui rendent l'accomplissement des préceptes réellement possible, sans les faire pourtant accomplir effecti­vement. De la volonté divine conséquente relative à nos actes salutaires dérive au contraire la grâce intrinsèquement efficace, qui nous fait accomplir effectivement les préceptes.
Il faut remarquer, pour voir le fondement suprême de cette doctrine, que, comme il est dit Ps. CXXXIV, 6 : In cælo et in terra omnia quæcumque voluit Deus, fecit. Tout ce que Dieu veut de volonté conséquente comme devant arriver hic et nunc, s'accomplit tou­jours. C'est ce que rappelle pour finir les controverses soulevées par les écrits de Gottschalck, le concile de Tuzey, en 860 ; cf. P. L., t. CXXVI, col. 123 ; et le même concile ajoute : Nihil enim in cælo vel in terra fit, nisi quod ipse Deus aut propitius facit, aut fieri juste permittit. Il suit manifestement de là 1° qu'aucun bien n'arrive de fait hic et nunc, en cet homme plutôt qu'en tel autre, sans que Dieu ne l'ait efficacement voulu de toute éternité ; et 2° aucun mal n'arrive hic et nunc en cet homme plutôt qu'en tel autre, sans que Dieu ne l'ait permis. Le pécheur, à l'instant précis où il pèche, peut éviter le péché, et de toute éternité Dieu a voulu qu'il puisse réellement l'éviter par la grâce suffisante ; mais Dieu n'a pas voulu efficacement que ce pécheur, par exemple Judas, en cet instant évite de fait ce péché ; et si Dieu l'avait efficacement voulu, ce pécheur non seulement pourrait éviter cette faute, mais il l'éviterait de fait.
Tels sont les principes certains et généralement reçus, sur lesquels repose la doctrine thomiste de la distinction entre la grâce suffisante qui donne le pouvoir de bien agir et la grâce de soi efficace, qui, loin de violenter notre liberté, l'actualise ou nous porte fortiter et suaviter [fortement et agréablement] à donner librement le con­sentement salutaire. Nous avons exposé plus longue­ment ailleurs ce fondement suprême de la distinction des deux grâces, dans un livre récent La Prédesti­nation des saints et la grâce, 1936, p. 257-264 ; 341-335 ; 141-169 ; voir aussi Le fondement suprême de la distinction des deux grâces suffisante et efficace, dans Rev. thom., mai-juin 1937 ; Le dilemme : Dieu déterminant ou déterminé, ibid., 1928, p. 193-210.­
Cette doctrine se résume en la parole de saint Paul, I Cor., IV, 7 : Quid habes quod non accepisti ? Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Certainement ce qu'il y a de meilleur dans les cœurs des justes qui tendent à la vie éternelle, vient de Dieu. Or, ce qu'il y a de meilleur dans leur cœur, c'est la déter­mination libre de leurs actes salutaires et méritoires. Il est manifeste que cette détermination libre, sans laquelle il n'y a pas de mérite, est plus que la proposition du précepte, que la pieuse pensée ou la pieuse velléité qui incline au bon consentement, car tout cela peut se trouver en celui qui ne donne pas ce bon consentement. Il y a manifestement plus en celui qui accomplit de fait le précepte, qu'en celui qui, pouvant réellement l'accomplir, ne l'accom­plit pas, et ce « plus » ne peut venir uniquement de nous, mais doit venir de Dieu source de tout bien, et cause première de tout acte bon.
C'est ce que dit saint Thomas, Ia, q. XX, a. 4 : Cum amor Dei sit causa bonitatis rerum, non esset aliquid alio melius, si Deus non vellet uni majus bonum quam alteri. Nul ne serait meilleur qu'un autre s'il n'était plus aimé et plus aidé par Dieu. Si du reste cette détermination libre, sans laquelle il n'y aurait pas de mérite, ne venait pas de Dieu, il ne pourrait la connaître de toute éternité dans sa causa­lité divine ; dès lors sa présence des futuribles et des futurs serait dépendante ou passive à l'égard de cette détermination qui ne viendrait pas de lui.
C'est pourquoi les thomistes n'ont jamais pu ad­mettre la théorie moliniste de «la science moyenne » ni ces deux propositions de Molina : Auxilio æquali fieri pot est ut unus vocatorum convertatur, alius non. - Auxilio gratiæ minori potest quis adjutus resurgere, quando alios majori auxilio non resurgit, durusque perseverat, cf. Concordia, éd. Paris, 1876, p. 51. 565, 617 sq. - D'après l'enseignement commun des thomistes, des augustiniens et des scotistes, il faut, comme l'a formulé Bossuet, admettre deux grâces, « dont l'une (la suffisante) laisse notre volonté sans excuse devant Dieu, et dont l'autre (l'efficace) ne lui permet pas de se glorifier en elle même ».
Pour bien entendre cette doctrine il faut ajouter les cinq remarques suivantes.
1° La grâce suffisante, qui donne de pouvoir agir, sans nous faire encore poser librement l'acte salu­taire, est multiple ; elle est soit extérieure, comme la prédication, les miracles qui confirment la parole de Dieu ; soit intérieure, comme les vertus infuses, les sept dons du Saint-Esprit, ou encore la grâce actuelle qui suscite en nous une bonne pensée ou un bon mouvement de volonté antérieur au consen­tement salutaire. Toutes ces grâces donnent à des degrés divers le pouvoir de bien agir, les dernières donnent le pouvoir prochain. Elles diffèrent intrin­sèquement de la grâce de soi efficace, qui, elle, en actualisant notre liberté au lieu de la détruire, nous meut à poser librement l'acte salutaire. Entre ces deux grâces suffisante et efficace, la différence est notable ; on peut accorder le plus possible à la grâce suffisante dans l'ordre du pouvoir le plus prochain, le plus immédiat, le plus prêt à l'action (potentia proxima et expedita), ce pouvoir d'agir ne sera jamais l'acte même, l'agir lui-même. Affirmer le contraire serait confondre la puissance et l'acte. Dire que la grâce qui donne le pouvoir réel de bien agir (antérieur à l'acte lui-même) ne suffit pas dans son ordre, c'est dire que l'homme qui dort est aveugle, c'est lui refuser la puissance réelle de voir du fait qu'il n'a pas l'acte de la vision. Cf. E. Hugon, de Gratia, q. IV, n° IX.
2° Il faut noter aussi que la grâce actuelle suffi­sante pour un acte parfait comme la contrition, est efficace pour un acte moins parfait comme l'attrition ; elle produit au moins de fait une bonne pensée et souvent un bon mouvement de volonté, qui dispose au plein consentement. Tous les thomistes même les plus rigides s'accordent sur ce point, et disent avec Alvarez, De auxiliis, l. III, disp. LXXX : Auxilium omne quod respectu unius actus est sufficiens, esse simul etiam efficax in ordine ad alium (minus per­fectum), ad quem efficiendum, per absolutum divinæ providentiæ decretum ordinatur, ita ut simpliciter sit sufficiens et efficax secundum quid. De même, Gonet, Clypeus, De voluntate Dei, disp. IV, n. 147.
Tout acte salutaire, même facile, requiert une grâce de soi et infailliblement efficace vis-à-vis de lui ; il est en effet un bien réalisé hic et nunc et il suppose que de toute éternité Dieu l'a efficacement voulu de volonté conséquente. Nihil fit hic et nunc nisi quod Deus efficaciter voluit (si agitur de bono) aut permisit (si agitur de malo). Cf. N. del Prado, De gratia, 1907, t. III, p. 423. Et comme le dit Bossuet, Traité du libre arbitre, c. VIII, on ne peut refuser à Dieu la puissance d'actualiser notre liberté, de produire en nous et avec nous notre détermination libre et salutaire, sans laquelle le mérite n'existerait pas.
3° Résister à la grâce suffisante est un mal qui ne vient que de nous, de notre défectibilité et de notre déficience. Au contraire, ne pas résister à la grâce suffisante est un bien, qui ne peut venir uniquement de nous, mais qui vient de Dieu source de tout bien, comme de sa cause première. De plus c'est un bien réalisé hic et nunc, ce qui suppose que Dieu de toute éternité l'a efficacement voulu.
Comme le dit Billuart : Non diffitemur, imo pro certo tenemus, quod, ut homo gratiæ sufficienti non desit, eique consentiat, requiritur gratia efficax; sed quod bene averte, ut illi desit, ut illi resistat, ut peccet, non requiritur gratia efficax, sed sufficit defectiva ejus voluntas ; et quia illa resistentia, istud peccatum præ­cedit natura et ordine privationem gratiæ eficacis, ideo verum est dicere hominem privari gratia efficaci, quia peccando sufficienti resistit, non vero peccare, quia privatur gratia efficaci. De gratia, diss. V, a. 4.
4° La grâce efficace nous est offerte dans la grâce suffisante comme le fruit dans la fleur, comme l'acte dans la puissance ; mais si l'on résiste à la grâce suffisante on mérite d'être privé de la grâce efficace. La résistance tombe sur la grâce suffisante, comme la grêle sur un arbre en fleur qui promettait beaucoup de fruits. Cf. Lemos, Panoplia gratiæ, l. IV, tr. III, C. VI, n. 78.
5° Il n'est pas surprenant qu'il reste ici un grand mystère, c'est celui de l'intime conciliation de la volonté salvifique universelle et de la prédilection divine à l'égard des élus ; en d'autres termes c'est celui de l'intime conciliation de l'infinie justice, de l'infinie miséricorde et de la souveraine liberté ; or cette conciliation ne peut se faire que dans l'éminence de la Déité ou de la vie intime de Dieu qui reste cachée pour nous, tant que nous n'avons pas reçu la vision béatifique. Comme le disait saint Prosper en une proposition conservée par le concile de Quiersy : Quod quidam salvantur, salvantis est donum; quod autem quidam pereunt, pereuntium est meritum. Denz.­ Bannw., n. 318. C'est ce que dit le sens chrétien, lorsque de deux pécheurs également mal disposés, l'un se convertit plutôt que l'autre ; c'est, dit-on, l'effet d'une miséricorde spéciale de Dieu à l'égard de celui-ci plutôt que de celui-là. Tout ce qu'il y a en nous de réel et de bon vient de Dieu, seul le mal ne peut venir de lui.
Tels sont les principes qui commandent la doctrine thomiste de l'efficacité de la grâce, laquelle se réclame de saint Augustin et de saint Paul.


ARTICLE 5. - La cause principale de la grâce.

D'après ce qui précède, cette cause ne peut être que Dieu, considéré dans sa vie intime, puisque la grâce est une participation de la nature divine. Comme seul le feu peut ignifier, Dieu seul peut déifier. Q. CXII, a. 1.
La grâce n'est pas créée de rien, ni concréée, car elle n'est pas une réalité subsistante; elle suppose un sujet dont elle dépend dans son devenir et dans son être : l'âme même, dont elle est un accident. Cependant, à titre d'accident essentiellement sur­naturel et non pas naturel, ni acquis, elle est tirée de la puissance obédientielle de l'âme. Cette puis­sance obédientielle est l'aptitude de l'âme à recevoir tout ce que Dieu voudra lui donner, et la puissance divine n'est limitée que par la contradiction. Aussi l'âme a-t-elle une puissance obédientielle à recevoir de Dieu tout ce qui ne répugne pas, non seulement la grâce et la gloire, mais l'union hypostatique, et un degré toujours plus élevé de gloire, car de puis­sance absolue, Dieu peut toujours augmenter en nous la grâce et l'intensité de la lumière de gloire ; à ce dernier point de vue la puissance obédientielle ne peut être comblée ou actualisée au point de n'être plus actualisable. Cette puissance obédientielle est formellement passive, puisque c'est l'âme même en tant qu'elle est apte à recevoir un don supérieur. Cependant la puissance obédientielle peut être matériellement active si elle est dans une faculté active comme la volonté ; telle est l'aptitude de la volonté à recevoir la charité infuse.
Cette notion thomiste de la puissance obédientielle, notablement différente de la conception scotiste et de l'idée suarézienne de la puissance obédientielle active, se trouve dans un grand nombre de textes de saint Thomas réunis par ses commentateurs dans la question qui nous occupe.
Selon le cours ordinaire de la providence, la pro­duction de la grâce requiert chez l'adulte conscient une disposition, qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu, ibid., a. 2, selon la parole de l'Écriture : præparate corda vestra Domino, I Reg., VII. Dieu meut en effet les êtres conscients et libres conformément à leur nature. Mais tandis qu'un acte bon répété engendre une vertu acquise, la disposition dont nous parlons ne peut engendrer la grâce, qui est un habitus infus.
A l'homme qui, avec la grâce actuelle, fait ce qu'il peut pour se préparer à la justification, la grâce habituelle est donnée infailliblement, non pas en tant que cette préparation procède de notre libre-­arbitre, mais en tant qu'elle provient de Dieu, qui meut efficacement et dont l'intention efficace ne peut être frustrée. Unde, dit saint Thomas, si ex intentione Dei moventis est quod homo cujus cor movet, gratiam consequatur, infallibiliter ipsam consequetur. Ibid., a. 3.
Suivant que l'homme se dispose plus ou moins bien, il reçoit la grâce à un degré plus ou moins élevé ; mais la cause première de sa disposition plus ou moins parfaite est Dieu, qui distribue ses dons plus ou moins abondamment, comme il le veut, pour qu'il y ait divers degrés de grâce et de charité dans l'Église, corps mystique du Christ. Ibid., a. 4.
Personne ne peut, sans une révélation spéciale, avoir la certitude absolue d'être en état de grâce, c'est-à-dire d'une certitude qui exclut toute crainte d'erreur ; on ne peut en avoir qu'une certitude relative, dite morale et conjecturale. C'est ce qui fait dire à saint Paul : « Je ne me juge pas moi-même ; je n'ai conscience d'aucun péché mortel, mais il ne s'ensuit pas que je sois justifié ; celui qui me juge, c'est le Seigneur. » I Cor., IV, 4. On peut en effet toujours craindre d'oublier quelque faute cachée, de n'avoir pas eu une contrition suffisante des péchés avoués, de confondre l'amour de charité avec un amour naturel qui lui ressemble. De plus Dieu, auteur de la grâce, dépasse notre connaissance naturelle et, sans révélation spéciale, on ne peut connaître avec une vraie certitude, s'il habite encore en nous ou s'il s'est retiré. Mais cependant il y a des signes qui permettent de conjecturer l'état de grâce : n'avoir conscience d'aucun péché mortel, mépriser les choses terrestres et trouver sa joie dans le Seigneur.
Les effets de la grâce sont la justification et le mérite dont il nous reste à parler.


ARTICLE 6. - La justification (Ia IIae, q. CXIII)

1. Ce qu'elle est. - Dans la justification de l'impie ou du pécheur, selon le témoignage de l'Écriture, les péchés sont vraiment remis, effacés, enlevés, et non pas seulement couverts et non imputés comme le diront les luthériens. S'il en était autrement, il s'en­suivrait que l'homme serait en même temps juste et injuste, que Dieu aimerait les pécheurs comme ses amis et ses enfants, et que ceux-ci, tout en restant dans l'état de péché, seraient dignes de recevoir la vie éternelle. Il s'ensuivrait aussi que Jésus-Christ ne serait pas vraiment «l'Agneau de Dieu qui efface les péchés du monde ». Cf. Ibid., a. 1.
Pour cette rémission des péchés, qui est la justi­fication du pécheur, l'infusion de la grâce habituelle ou sanctifiante est requise, si bien que, même de puissance absolue, il ne peut y avoir de justification sans infusion de la grâce. Ibid., a. 2. Les thomistes ont fortement défendu ce point de doctrine contre les scotistes, les nominalistes et leurs successeurs. La raison en est que la justification du pécheur est l'effet de l'amour de Dieu pour lui ; or l'amour de Dieu, comme il a été dit plus haut, n'est pas seulement affectif, mais effectif, en ce sens qu'il produit la grâce qui justifie et qui sanctifie ; c'est la grande différence entre l'adoption humaine et l'adoption divine qui seule enrichit et vivifie l'âme de celui qui est adopté.
D'autre part le péché grave habituel implique que la volonté de l'homme est habituellement, sinon actuellement, détournée de Dieu, fin ultime ; elle reste dans un état d'éloignement habituel. Or, il est impossible que ce péché habituel soit effacé sans que la volonté soit convertie vers Dieu, et donc sans qu'elle soit changée réellement par l'infusion de la grâce habituelle et de la charité, qui tourne l'âme vers Dieu. La cause formelle de la justification est donc la grâce sanctifiante, comme l'a défini le concile de Trente, sess. VI, c. VII, can. 10 et 11.
Les thomistes soutiennent par voie de conséquence contre les scotistes et Suarez, que même de puissance absolue Dieu ne peut faire que le péché mortel, soit actuel soit habituel, et la grâce sanctifiante coexistent dans un même sujet. La grâce sanctifiante est en effet par son essence même justice, sainteté et rectitude, tandis que le péché est par nature iniquité, souillure et désordre ; ils sont donc abso­lument incompossibles. Un même homme ne peut au même instant être ami de Dieu, agréable à Dieu, et ne pas l'être, en état de grâce et en état de péché mortel ou de mort spirituelle.
La production de la grâce habituelle requiert, nous l'avons vu, chez l'adulte conscient une disposition, qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu, car lui-même meut les êtres conscients et libres conformément à leur nature. Ibid., a. 3.
2. Quels sont les actes -requis à la justification de l'adulte ? - Le concile de Trente, sess. VI, c. VI, énumérera les six actes de foi, de crainte, d'espérance, d'amour de Dieu, de pénitence ou de contrition et de ferme propos de commencer une vie nouvelle, en recevant les sacrements et en obéissant aux pré­ceptes.
Saint Thomas insiste, ibid., a. 4 et 5, sur les actes de foi et de contrition ; mais il note aussi les actes de crainte filiale et d'humilité, d'espérance, d'amour de Dieu ; quant au ferme propos il est inclus dans la contrition.
La foi éclaire l'esprit sur la justice divine qui châtie le péché et sur la miséricorde qui offre le pardon. De là naît l'acte de crainte filiale de la justice divine et l'espérance du pardon. L'acte d'espérance dispose à l'amour de Dieu source de toute justice et plus aimable que ses bienfaits. De là naît enfin la détes­tation du péché comme nuisible à l'âme et comme offense à Dieu ; cette détestation du péché est la contrition, soit parfaite si le péché déplaît surtout comme offense à Dieu, soit imparfaite, s'il déplaît surtout comme nuisible au pécheur. Cette douleur du péché n'est pas sincère, si elle n'implique pas le ferme propos de commencer une vie nouvelle.
Selon les thomistes, parmi ces six actes, deux certainement doivent exister formellement ou expli­citement : les actes de foi et d'amour de Dieu, car ce sont, dans l'intelligence et la volonté, les deux actes principaux qui ne peuvent être contenus vir­tuellement en d'autres. Quant à l'acte de contrition, il semble qu'il doit être lui aussi explicite, car il faut regretter le péché comme offense à Dieu, à moins que l'homme ne pense pas alors à ses péchés et fasse un acte de charité qui contient virtuellement la con­trition. De même l'acte de charité peut contenir virtuellement celui d'espérance.
3. De quel principe procèdent effectivement les actes de contrition et de charité qui sont la disposition ultime à la grâce habituelle, à l'instant même de la justi­fication ? - Parmi les thomistes, Jean de Saint-­Thomas et Contenson disent que ces actes procèdent d'un secours actuel transitoire, tandis que Gonet et plusieurs autres soutiennent qu'ils dérivent de la grâce habituelle et des vertus infuses à l'instant précis et indivisible de leur infusion, c'est-à-dire de la motion divine qui produit ces habitus infus comme actuellement opérants.
Cette seconde interprétation paraît plus conforme à ce que dit saint Thomas, ibid., a. 8, ad 2um : « La disposition du sujet précède la forme selon une priorité de nature (dans l'ordre de la causalité maté­rielle et dispositive),et pourtant elle suit (dans l'ordre de causalité efficiente et formelle) l'action de l'agent qui dispose le sujet ; aussi le mouvement du libre arbitre procède d'une priorité de nature (dans l'ordre de causalité matérielle et dispositive) la réception de la grâce habituelle, mais suit l'infusion de la grâce (dans l'ordre de la causalité efficiente et for­melle) ». Ce que nous ajoutons entre parenthèses est dit explicitement, ibid., a. 8, ad 1um.
En ce passage saint Thomas dit expressément, au sujet de l'instant indivisible où s'accomplit la justi­fication : « Au même instant, le soleil, selon une priorité de nature, éclaire d'abord et par suite chasse les ténèbres ; tandis que l'air, selon une autre priorité de nature, cesse d'être obscur avant d'être éclairé. De même, en un seul instant, Dieu, selon une priorité de nature, infuse la grâce avant de remettre le péché, tandis que l'homme, selon une autre priorité de nature, cesse d'être pécheur avant de recevoir la grâce. » Ainsi s'applique le principe général qui joue partout où interviennent les quatre causes : causæ ad invicem sunt causæ, in diverso genere, il y a une priorité mutuelle entre la matière qui reçoit la forme et la forme qui détermine la matière, et aussi entre la fin qui attire l'agent et l'agent qui réalise ou obtient la fin. Selon ce principe, dans l'ordre de causalité matérielle et dispositive, la disposition ultime précède la forme, mais elle la suit, comme sa propriété, dans l'ordre de causalité formelle. Ainsi dans l'embryon humain, l'ultime disposition à l'âme humaine la précède et la suit à des points de vue divers ; ou encore, c'est un exemple plus sensible, l'air n'entrerait pas si la fenêtre ne s'ouvrait pas, mais la fenêtre ne s'ouvrirait pas, si l'air n'entrait pas. Il n'y a pas là contradiction, ni cercle vicieux, car la priorité mutuelle est affirmée à des points de vue différents, in diverso genere, causæ ad invicem sunt causæ. Cf. Aristote, Metaph., l. V, c. II, comm. De saint Thomas, leç. II.
Telle est la doctrine thomiste de la justification ou de la conversion. On voit qu'elle s'oppose nettement aux théories nominalistes qui ont préparé la doctrine luthérienne de la justification sans infu­sion de la grâce, par simple imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ. Les thomistes ont toujours affirmé dès avant le concile de Trente ce qui a été défini par lui, sess. VI, c. VII et can. 10, 11, que la cause formelle de la justification est la grâce sanctifiante qui nous justifie et qui exclut l'état de péché.
Pour mieux faire voir le sens profond et la portée de cette doctrine les thomistes ont toujours soutenu que, même de puissance absolue, Dieu ne peut faire que le péché mortel, soit habituel soit actuel, coexiste avec la grâce sanctifiante dans un même sujet. En d'autres termes, il est contradictoire dans les termes qu'un même homme, au même instant, soit juste, enfant et ami de Dieu, et ne le soit pas. Il suit de là que dans le plan actuel de la Providence, où l'état de nature pure n'a jamais existé, tout homme est soit en état de péché mortel, soit en état de grâce, il n'y a pas de milieu. Ainsi s'appliquent les paroles de Notre Seigneur : qui non est mecum, contra me est, celui qui n'aime pas Dieu, fin dernière, par dessus tout, est détourné de Dieu. Mais aussi celui qui n'est pas contre Dieu, est pour lui. En ce sens Jésus a pu dire à ses apôtres : « celui qui n'est pas contre nous est pour nous ». Marc., IX, 40. En ce dernier sens se vérifie la parole bien connue : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé. » Cette parole est vraie de celui qui se dispose, par la grâce actuelle, à la conversion, surtout s'il arrive à la disposition ultime, qui n'est réalisée qu'à l'instant même de l'infusion de la grâce sanctifiante, instant où commence l'habitation de la sainte Trinité dans l'âme juste.


ARTICLE 7. - Le mérite du juste (Ia IIae, q. CXIV).

Le mérite suit la justification comme l'agir suit l'être, car la grâce habituelle, qui constitue le juste, est principe radical d'œuvres justes et méritoires.
1. Notion et division. - Saint Thomas considère d'abord ce qu'est le mérite, quel est son principe, quelles en sont les différentes espèces, quelles sont les diverses conditions du mérite de condignité ; il examine en dernier lieu ce qui tombe sous le mérite. Dans l'explication de ces articles, les thomistes s'accordent à reconnaître les points de doctrine suivants ; cf. Cajétan, Jean de Saint-Thomas, les Salmanticenses, Gotti, Billuart, N. del Prado, E. Hugon, etc.
Le mérite concrètement pris est une bonne œuvre qui confère un droit à une récompense. Abstraite­ment pris, le mérite est « un droit à une récompense ». C'est là sa raison formelle à laquelle s'oppose le reatus pœnæ ou ce par quoi le péché mérite une peine. On a ainsi le fondement de la division du mérite, car la division se fonde sur la définition du tout à diviser.
Cette division est contenue dans les a. 1 et 6 de la q. CXIV. Pour la bien entendre, il faut remarquer que la notion de mérite n'est pas univoque, mais analogique, car elle se dit, selon des sens divers mais proportionnellement semblables, des mérites du Christ, puis des mérites de condigno du juste et enfin des mérites de congruo. Il y a là une subor­dination manifeste. De même, nous l'avons vu, le péché se dit, non pas univoquement, mais analogi­quement du péché mortel et du péché véniel, la connaissance se dit analogiquement de la sensation et de l'intellection, et l'amour se dit de même de l'amour sensible et de l'amour spirituel. Beaucoup d'erreurs viennent de ce que l'on prend univoque­ment ce qu'il faut entendre analogiquement.
Le mérite se divise, de ce point de vue, selon qu'il est un droit à une récompense fondé, soit en justice, soit non pas en justice, mais sur l'amitié, ou encore sur la libéralité.
Le mérite fondé en justice peut être un droit en stricte justice ; il est alors absolument égal à la récompense, tel fut le mérite du Christ à raison de sa personne divine, qui est égale au Père. Le mérite fondé en justice peut être seulement de condigno, de condignité ; il a alors une valeur, non pas égale à la récompense, mais proportionnée, selon une ordination et une promesse de Dieu, sans lesquelles il n'y aurait pas à proprement parler un droit ; tels sont les mérites du juste à l'égard de la vie éternelle, et de l'augmentation de la grâce et de la charité.
Par opposition, le mérite fondé, non pas sur la justice, mais soit sur l'amitié, soit sur la libéralité, est appelé de congruo ou de convenance ; s'il se fonde sur les droits de l'amitié, in jure amicabili, il suppose l'état de grâce et la charité, qui est une amitié divine, et on l'appelle mérite de congruo proprie dictum. S'il se fonde seulement sur la libé­ralité ou la miséricorde de Dieu et ne suppose pas l'état de grâce, mais une certaine disposition à rece­voir celle-ci, on l'appelle de congruo late dictum.
Il y a ainsi quatre acceptions du terme mérite ; on voit mieux dès lors que c'est une notion, non pas univoque, mais analogique, qui a quatre sens proportionnellement semblables. Dans les trois premiers sens, il y a, à des degrés divers, mérite proprement dit, lequel suppose toujours l'état de grâce, même s'il est seulement de congruo proprie. Dans le quatrième sens, meritum de congruo late dictum, il n'y a mérite que selon une analogie éloignée, qui, ne conservant plus le sens propre du mot, touche à la métaphore.
Sur ces différentes espèces de mérite, les thomistes se séparent notablement de Scot. Ils soutiennent contre lui que les mérites du Christ ont, à raison de sa personne divine, une valeur surabondante, intrinsèquement infinie, selon la rigueur de la justice, indépendamment de l'acceptation divine ; cette valeur est donc pour eux au moins égale à la vie éternelle de tous les élus, et elle est de soi intrin­sèquement suffisante pour le salut de tous les hommes. - Pour le mérite de condignité du juste, les thomistes enseignent aussi, contre Scot et les nominalistes, que l'acte de charité du viateur est proprement et intrinsèquement méritoire de la vie éternelle, et non pas seulement de façon extrinsèque par l'ordination et l'acceptation de Dieu. Ils tiennent enfin que Dieu ne pourrait accepter comme méri­toires de la vie éternelle des bonnes œuvres purement naturelles. On retrouve ainsi la distinction très nette des deux ordres de la nature et de la grâce, car celle-ci pour les thomistes est surnaturelle par son essence même et non seulement par le mode de sa production comme la vie naturelle miraculeusement restituée à un mort. Selon saint Thomas et ses disciples, l'acte de charité du viateur est donc proprement et intrinsèquement méritoire de con­digno de la vie éternelle, de par la nature de la charité infuse et de la grâce, germe de la gloire, en supposant cependant l'ordination divine de la grâce à la gloire et la promesse du salut à ceux qui méritent ainsi ; cf. a. 1.
Le mérite de congruo proprie dictum ou de conve­nance proprement dit, qui est fondé in jure amicabili sur les droits, non pas de la justice, mais de l'amitié, se trouve dans les actes qui procèdent immédiate­ment de la charité et dans ceux qui sont au moins impérés par elle. De cette façon le juste peut mériter à un autre homme la première grâce ; ainsi sainte Monique a mérité la conversion d'Augustin, et Marie médiatrice universelle a mérité de congruo proprie toutes les grâces que reçoivent tous les hommes et que le Christ nous a méritées de condigno ; cf. a. 6. - Le mérite de congruo late dictum ou de convenance au sens large ne suppose pas la grâce habituelle, mais seulement une certaine disposition à la rece­voir ou encore la prière telle qu'elle peut se trouver chez le pécheur ; aussi ne peut-il se fonder sur les droits de l'amitié, mais seulement sur la libéralité ou la miséricorde de Dieu. A. 3. De cette façon, par les bonnes oeuvres accomplies en dehors de l'état de grâce, l'homme peut mériter au sens large la grâce de la conversion.
2. Principe et conditions du mérite. - On voit par là que le principe du mérite proprement dit (soit de condignité, soit de convenance) est l'état de grâce et la charité. Mais, si l'on veut énumérer toutes les conditions du mérite selon les quatre premiers articles de la q. CXIV de saint Thomas, elles se réduisent, d'après les thomistes, à six pour le mérite de condigno. L'acte méritoire doit être 1° libre, 2° bon, 3° accompli par respect pour celui qui récompense, 4° pendant la vie présente, 5° il doit procéder de la grâce habituelle et de la charité, 6° avoir été ordonné par Dieu à une récompense promise.
Sans cette dernière condition, nos bonnes œuvres ne nous donneraient pas droit à une récompense, car elles sont déjà dues à Dieu à plusieurs autres titres, parce qu'il est créateur, maître et fin ultime. C'est ainsi que les bonnes œuvres des âmes du pur­gatoire et celles des bienheureux ne sont plus méri­toires, car Dieu ne les a pas ordonnées à une récom­pense. Aux yeux des thomistes, Scot et les nomina­listes ont mal entendu cette dernière condition en disant que l'acte de charité du viateur n'est pas intrinsèquement méritoire de condigno de la vie éternelle, mais seulement extrinsèquement par l'ordination et l'acceptation de Dieu. La doctrine exacte de saint Thomas est que, en dehors de la dignité intrinsèque que cet acte tient de la grâce et de la charité, il faut la promesse divine d'une récompense pour qu'il y ait proprement un droit à celle-ci, pour que Dieu se doive à lui-même de nous récompenser.
D'après ces notions et ces principes, on saisit le sens et la portée des conclusions contenues dans les quatre premiers articles de la q. CXIV de saint Thomas. L'homme sans la grâce habituelle ne peut mériter la vie éternelle, car le mérite doit avoir une proportion avec la récompense ; or, aucune nature créée n'a de proportion avec la vie surnaturelle de l'éternité. - Le juste par la grâce et la charité peut vraiment et proprement mériter de condigno la vie éternelle, selon la parole du Sauveur : « réjouissez-­vous et soyez dans l'allégresse, car votre récompense est grande dans le ciel ». Matth., V, 12. La raison en est que les œuvres qui procèdent de la grâce et de la charité sont ordonnées par Dieu à la vie éternelle et lui sont intrinsèquement proportionnées en justice. A. 1 et 3. Mais, si le juste pèche ensuite mortellement et persévère dans le péché jusqu'à la mort, il perd pour toujours ses mérites, d'où la nécessité de la grâce de la persévérance finale pour conserver ses mérites ou les recouvrer et obtenir de fait la vie éternelle.
C'est surtout par la charité que la grâce habituelle est principe du mérite, de nombreux textes scripturaires le disent, et la raison en est que l'acte est méritoire, de par l'ordination divine, selon qu'il tend à la fin dernière surnaturelle ; or, cette tendance vient de la charité, qui fait aimer Dieu pour lui-même et par dessus tout. A. 4. Il faut, selon les thomistes, un influx au moins virtuel de la charité. D'où il suit que le mérite est plus grand selon que la charité est plus élevée et influe davantage. Un acte facile provenant d'une grande charité est donc plus méri­toire qu'un acte difficile provenant d'une charité moindre. Ainsi Marie, Mère de Dieu, a plus mérité, même par ses actes faciles, que les martyrs dans leurs tourments, car elle avait une charité bien supérieure à la leur.
3. Qu'est-ce qui tombe sous le mérite du juste ? - Saint Thomas examine ce sujet dans les dix derniers articles de la q. CXIV. Le principe qui les domine est le suivant : le juste peut mériter ce à quoi son mérite a été ordonné par Dieu, mais le principe du mérite ne peut être lui-même mérité.
Le juste peut donc mériter de condigno, et c'est de foi, la vie éternelle, l'augmentation de la grâce et de la charité et le degré de gloire correspondant, car les actes méritoires sont ordonnés par Dieu à la vie éternelle et au progrès spirituel qui y conduit. A. 8. Le juste peut aussi mériter pour un autre, non pas de condigno, mais de congruo proprie la grâce de la conversion et celle de l'avancement, comme sainte Monique pour Augustin, et Marie médiatrice pour tous les hommes. A. 6. Le juste peut mériter enfin les biens temporels dans la mesure où ils sont utiles au salut. A. 10.
Mais, comme le principe du mérite ne peut pas être mérité, l'homme ne peut mériter ni de condigno, ni de congruo proprie, pour lui-même la première grâce soit actuelle, soit habituelle. C'est une vérité de foi, qui se trouve ainsi théologiquement expliquée. Les bonnes œuvres naturelles n'ont pas en effet de proportion avec la grâce, et celle-ci, étant le principe du mérite, ne peut être méritée. A. 5. Le juste étant encore en état de grâce ne peut mériter d'avance ni de condigno, ni de congruo proprie, d'obtenir plus tard, s'il vient à tomber dans le péché mortel, la grâce de la contrition. A. 7. Ce point de doctrine n'a pas été admis par tous les théologiens. Saint Thomas pense l'établir en notant que les mérites du juste sont perdus par le péché mortel ; dès lors la restauration du principe du mérite ne peut être méritée d'avance. De plus si le juste méritait pour plus tard, en cas de chute, la grâce de la contrition, il l'obtiendrait infailliblement, et ainsi tous les justes persévéreraient jusqu'à la mort, ils seraient donc tous prédestinés. Cette grâce de la contrition, l'homme peut l'obtenir autrement, par la prière qui s'adresse à la miséricorde divine.
Enfin le juste ne peut mériter ni de condigno, ni de congruo proprie la grâce de la persévérance finale ou de la bonne mort. Ce point de doctrine, particu­lièrement depuis le concile de Trente, sess. VI, c. XIII, est de l'aveu de tous les théologiens au moins théologiquement certain, s'il s'agit du mérite de condigno. Il s'appuie sur plusieurs textes de l'Écriture cités par saint Augustin dans son traité De dono perseverantiæ (c. II, VI, XVII) et dont quelques-uns sont rappelés par le concile de Trente en particulier celui-ci : Quod quidem donum aliunde haberi non potest, nisi ab eo qui potens est, eum qui stat statuere ut perseveranter stet, et eum qui cadit restituere (Rom., XIV, 4). Saint Thomas, q. CXIV, a. 9, explique cette vérité certaine et communément reçue, par l'axiome : « le principe du mérite ne peut être mérité », il serait l'effet de lui-même ; or le don de la persévérance finale ou de la bonne mort n'est autre que l'état de grâce, principe du mérite, conservé par Dieu à, l'instant même de la mort. Ce don ne peut dès lors être mérité. Cela est surtout vrai du mérite de condigno, mais aussi de celui de congruo proprie, car le principe de ce dernier est aussi la grâce habituelle et la charité. Dieu du reste n'a pas promis la grâce de la bonne mort au juste qui aurait fait des actes méritoires pendant un temps plus ou moins long, après lequel il aurait droit à cette grâce. Enfin si ce don de la persévérance finale ou de la préser­vation du péché pouvait être mérité de condigno par le juste, il serait infailliblement obtenu par tous les justes, et tous seraient prédestinés, ce qui n'est pas. Pour la même raison, le juste ne peut pas mériter de condigno, ni de congruo proprie le secours efficace qui le conserverait dans l'état de grâce et le préserverait du péché mortel : si du reste, il méritait ce secours efficace, il l'obtiendrait infail­liblement, et par lui il mériterait le suivant, et ainsi de suite jusqu'à mériter et à obtenir infailliblement le don de la persévérance finale.
Cependant celui-ci peut être obtenu par la prière humble, confiante, persévérante, et en ce sens on dit qu'il peut être mérité de congruo improprie. Ce n'est pas alors l'objet d'un mérite proprement dit s'adressant à la justice divine, mais de la force impétratoire de la prière, qui s'adresse à la miséricorde. C'est en ce sens qu'on peut entendre la promesse faite par le Sacré-Cœur à sainte Marguerite-­Marie d'accorder la grâce de la bonne mort à ceux qui auront reçu la sainte communion le premier vendredi du mois neuf fois de suite ; Contre l'impossibilité de mériter par un mérite proprement dit la persévérance finale, on a objecté qui peut mériter plus, peut mériter moins ; or le juste peut mériter la vie éternelle, qui est plus que la persévérance finale. - On répond que le principe invoqué n'est vrai que toutes choses égales d'ailleurs, et que s'il s'agit des objets auxquels le mérite est ordonné par Dieu, mais non pas du principe du mérite, lequel ne peut être mérité. - Il n'est pas nécessaire du reste que la grâce de la bonne mort soit méritée comme moyen en vue de la vie éternelle, car elle peut être obtenue autrement que par le mérite : par la prière.
On insiste en disant : mais on ne peut mériter l'obtention de la vie éternelle, sans mériter la persé­vérance finale qui en est la condition. A cela il faut répondre qu'on ne mérite l'obtention même de la vie éternelle qu'à condition de ne pas perdre ses mérites, ce dont la grâce de la persévérance finale préserve les élus ; cela revient encore à dire que cette grâce n'est autre que la conservation du prin­cipe du mérite et qu'elle ne peut être méritée. Le concile de Trente, sess. VI, c. XVI, et can 32, dit du juste : meretur vitam æternam et ipsius vitæ æternæ, si tamen in gratia decesserit, consecutionem.
Tels sont les principes qui dominent le traité de la grâce de saint Thomas. On voit que, selon lui, la doctrine chrétienne s'élève ici comme un sommet entre deux hérésies radicalement opposées, au dessus du pélagianisme et du semipélagianisme, qui nient l'élévation de la grâce, sa nécessité et sa gratuité, et au dessus du prédestinatianisme, renouvelé par le protestantisme, qui nie la volonté salvifique uni­verselle.
Contre la première de ces hérésies, saint Thomas affirme très nettement la distinction sans mesure des deux ordres de la nature et de la grâce ; celle-ci est déclarée participation formelle de la Déité telle qu'elle est en soi. A propos de la nécessité de la grâce, le saint Docteur souligne la parole du Sauveur « Sans moi vous ne pouvez rien faire » dans l'ordre du salut. En traitant de la gratuité de la grâce, il revient constamment aussi à cette parole de saint Paul : « Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? » Nul ne serait donc meilleur qu'un autre, s'il n'était pas aimé et plus aidé par Dieu. La subordination des agents correspond à celle des fins ; par suite Dieu seul, auteur de la grâce, peut mouvoir vers la fin surnaturelle, et la grâce actuelle efficace est efficace par elle-même, elle porte effectivement à l'acte salu­taire, en actualisant notre liberté.
Mais, contre le prédestinatianisme, qui reparaîtra dans le protestantisme et le jansénisme, saint Thomas affirme nettement que Dieu ne commande jamais l'impossible, et que la grâce suffisante offerte ou même accordée à tous les adultes, donne le pouvoir réel d'agir de façon salutaire. Mais si l'homme lui résiste, il mérite d'être privé de la grâce efficace qui lui aurait fait accomplir librement l'acte salutaire. Le juste peut mériter ce à quoi l'acte méritoire est ordonné, mais non pas le principe même du mérite.
Entre ces affirmations contre chacune des deux hérésies opposées le mystère reste ; pour avoir ici l'évidence il faudrait voir comment se concilient dans l'éminence de la Déité l'infinie miséricorde, l'infinie justice et la souveraine liberté.


CHAPITRE VI - LES VERTUS THÉOLOGALES

ARTICLE 1. - La foi et son motif formel (IIa IIae, q. I-XVI)

Après avoir parlé dans la Ia IIae des principes des actes humains en général, saint Thomas, dans la IIa IIae, traite de chaque vertu en particulier et d'abord de chacune des trois vertus théologales.
Comme nous l'avons indiqué en parlant des vertus en général, le principe qui domine toutes ces ques­tions est celui de la spécification des habitus et de leur acte par leur objet formel, principe dont le sens profond et la portée ont été méconnus par Scot, par les nominalistes et leurs successeurs. On peut s'en rendre compte par les controverses qui ont eu lieu depuis le XIVe siècle et qui durent encore sur le motif formel de la foi et l'ultime résolution ou fondement de la certitude de celle-ci. Ce sont seule­ment ces points capitaux que nous soulignerons au sujet de chacune des principales vertus.
Saint Thomas, IIa IIae, q. I, a. 1, montre d'abord que la foi a pour objet matériel tout ce qui est révélé par Dieu, et surtout les mystères surnaturels inaccessibles à l'intelligence naturelle de l'homme ou de l'ange. Elle a pour objet formel ou motif formel de son adhésion, la véracité de Dieu (veritas prima in dicendo), qui suppose son infaillibilité (veritas prima in intelligendo), bref l'autorité de Dieu révé­lateur, auctoritas Dei revelantis, comme le dira le concile du Vatican, sess. III, c. III. Il s'agit manifes­tement de la véracité de Dieu auteur non pas seulement de la nature, mais de la grâce et de la gloire, car c'est ainsi que Dieu intervient pour nous révéler les mystères essentiellement surnaturels de la Sainte Trinité, de l'Incarnation rédemptrice, etc. Saint Thomas dit, ibid., q. I, a. 1 : In fide, si consi­deremus formalem rationem objecti, nihil aliud est, quam veritas prima. Non enim fides, de qua loquimur, assentit alicui, nisi quia est a Deo revelatum. Unde ipsi veritati divinæ fides innititur, tan quam medio. Et q. V, a. 2 : Formale objectum fidei est veritas prima, cui inhæret homo, ut propter eam creditis assentiat. Voir aussi, q. V, a. 1 : In objecto fidei est aliquid quasi formale, scilicet veritas prima super omnem naturalem cognitionem creaturæ existens; et aliquid materiale, sicut id, cui assentimus, inhærendo primæ veritati ; et encore, q. IV, a. 1 : Veritas prima est objectum fidei secundum quod ipsa non est visa et ea quibus propter ipsam inhæretur. Le motif formel d'une vertu théologique, disent les thomistes, doit être incréé, il ne peut être que Dieu même ; la proposition infaillible de l'Église et les miracles qui la confirment, ne peuvent être que des conditions sine qua non, mais pas le motif formel de la foi.
Il suit de là que la foi spécifiée par un tel objet formel, essentiellement surnaturel, est elle-même sur­naturelle, quoad essentiam, vi objecti formalis speci­ficativi ; cf. ibid., q. VI, a. 1 : Cum homo assentiendo his quæ sunt fidei elevetur supra naturam suam, oportet quod hoc ei insit ex supernaturali principio interius movente quod est Deus. Et encore, q. V, a. 3, ad 1um : Articulos fidei... tenet fidelis simpliciter inhærendo primæ veritati, ad quod indiget adjuvari per habitum fidei.
En d'autres termes le fidèle, par la foi infuse et une grâce actuelle, adhère surnaturellement au motif formel de cette vertu théologale, dans un ordre très supérieur à celui de la raison ou des raisonnements apologétiques fondés sur l'évidence des miracles et autres signes de la révélation. Il y adhère par un acte simple, et non pas discursif, bien plus par le même acte surnaturel qui le fait adhérer aux mystères révélés ; cf. ibid., q. II, a. 2, ad 3um : Per ista tria (credere Deo revelanti, credere Deum revelatum, credere in Deum) non designaritur diversi actus fidei, sed unus et idem actus habens diversam relationem ad fidei objectum. Par un seul et même acte simple et sur­naturel le fidèle croit à Dieu révélant et Dieu révélé, comme par un même acte de vision l'oeil voit la lumière et par elle les couleurs.
D'où il résulte que, malgré l'obscurité du motif (non vu, mais cru) et des mystères révélés, la foi infuse a une certitude essentiellement surnaturelle, supérieure à toute certitude naturelle si évident que soit l'objet de celle-ci ; cf. ibid., q. IV, a. 8 : Fides est certior quam sapientia, scientia et intellectus, quia fides innititur veritati divinæ ; tria autem prædicta innituntur rationi humanæ. La foi se fonde immé­diatement non pas sur un motif créé, mais sur l'autorité de Dieu révélateur. A ce motif la foi infuse sous la grâce actuelle nous fait infailliblement adhérer dans un ordre très supérieur au raisonnement apologétique prérequis, qui aboutit seulement au jugement de crédibilité (ces mystères proposés par l'Église, garantis par des signes divins manifestes, sont évidemment croyables). Déjà la grâce actuelle du pius credulitatis affectus est requise pour le jugement de crédentité (ces mystères doivent être crus par moi hic et nunc).
Cette doctrine de la surnataralité essentielle de la foi à raison de son objet formel, inaccessible à toute intelligence créée laissée à ses forces naturelles, et de la certitude de foi supérieure à toute certitude naturelle, n'a pas été suivie par Scot, ni par les nominalistes et leurs successeurs.
Pour Scot, la distinction de la nature et de la grâce n'est pas nécessaire, mais contingente, elle dépend du libre-arbitre de Dieu, qui aurait pu nous accorder la lumière de gloire comme une propriété de notre nature. In Ium Sent., dist. III, q. III, n. 24, 25. Selon lui un acte naturel et un acte sur­naturel peuvent avoir le même objet formel. In IIIum Sent., dist. XXXI, n. 4. Aussi la foi infuse n'est pas nécessaire à cause de la surnaturalité de son objet, car l'objet formel de la foi théologale ne dépasse pas la foi acquise In IIIum Sent., dist. XXIII, q. 1, n. 8. Enfin la certitude de la foi infuse se fonde sur la foi acquise à la véracité de l'Église, fondée elle-même sur les miracles et autres signes de la révélation, autrement, dit-il, on procéderait à l'infini. C'est la même doctrine qui se trouve chez les nominalistes, cf. Biel, In IIIum Sent., dist. XXIII, q. II. De là elle est passée chez Molina, Concordia, q. XIV, a. 13, disp. XXXVIII, Paris, éd. 1876, p. 213 sq., pour lui l'objet formel de la foi infuse est accessible à la foi acquise ; chez Ripalda, De ente supernaturali, l. III, dist. XLIV, n. 2 ; dist. XLV, n. 37, et avec une légère modi­fication chez de Lugo, De fide, disp. IX, sect. I, n. 3, 2 ; disp. I, sect. I, n. 77, 100, 104, et chez Franzelin, De divina Traditione, p. 692, 616. Cf. Vacant, Études sur le concile du Vatican, t. II, p. 75 sq. qui a assez bien noté ce en quoi ces théories diffèrent de l'explication donnée par les disciples de saint Thomas.
Les thomistes ont toujours répondu : le motif formel de la foi infuse est la véracité de Dieu auteur de la grâce, et non seulement auteur de la nature ; ce motif est donc inaccessible à l'intelligence naturelle de l'homme ou même de l'ange ; pour l'atteindre il faut la vertu infuse de foi ; si la foi acquise, telle qu'elle est dans le démon, suffisait, alors la foi infuse ne serait pas absolument nécessaire, mais seulement ad facilius credendum comme le disaient les péla­giens. Le IIe concile d'Orange a défini contre les semipélagiens que la grâce est nécessaire même pour l'initium fidei, pour le pius credulitatis affectus.
S'appuyant sur le principe de la spécification des habitus par leur objet formel, les thomistes depuis Capréolus jusqu'à nos jours n'ont pas cessé de défendre la surnaturalité essentielle de la foi infuse à raison de son objet formel, et sa certitude supé­rieure à toute certitude naturelle. En cela Suarez, De gratia, l. II, c. XI ; De fide, part. I, disp. III, sect. VI, VIII, XII, est d'accord avec eux, sauf sur un point : il met des actes distincts là où saint Thomas et ses disciples n'en mettent qu'un : credere Deo revelanti et Deum revelatum.
Les thomistes s'accordent à reconnaître que l'acte de foi infuse se fonde (ultimo resolvitur) sur l'autorité de Dieu révélateur, qui est id quo et quod creditur, sen concreditur mysteriis, comme le lumière est id quo et quod videtur simul cum coloribus. Pour eux, le motif formel de la foi, l'autorité de Dieu révélateur, ne meut ou n'influe qu'en tant qu'il est connu, et il n'influe infailliblement qu'en tant qu'il est connu infailliblement par la foi infuse elle-même, qui adhère à lui, et qui n'atteint rien que par lui. Si ce motif formel de la foi infuse n'était connu que de façon naturelle et faillible, il ne pourrait fonder une certi­tude essentiellement surnaturelle et supérieure à toute certitude naturelle.
Cet enseignement se trouve très explicitement chez les thomistes suivants : chez Capréolus, In IIIum Sent., dist. XXIV, q. I, a. 3 : unico acta assentio quod Deus est trinus et unus quod Deus hoc revelatit ; sicut idem accus est, quo credo Deo et credo Deum ; chez Cajétan, In IIam IIae, q. I, a. 1, n. 11 : Divina revelatio est quo et quod creditur; ita quod, sicut unitas est una seipsa et ibi est status, ita divina revelatio, qua cetera creduntur, est credita seipsa et non per aliam revelationem. Unus enim et idem actus fidei credit Deum et Deo, ut inferius q. II, a. 2, palet... In hac adhæsione ad primam veritatem ut revelatricem stat resolutio ultima creditorum ; et non ad fidem acquisitam, qua credo Joanni Evangelistæ aut Paulo Apostolo, aut communitati Ecclesiæ... Facit ergo habi­tus fidei infusæ hominem inhærere Deo ut testificanti tanquam in ratione omnium credendorum : juxta illud I Joa., V, 10 : Qui credit in Filium Dei, habet testi­monium Dei in se. Même doctrine dans Sylvestre de Ferrare, In Summam Cont. Gent., l. I, c. VI ; l. III, c. XL, § 3 ; dans Jean de Saint-Thomas, De gratia, disp. XX, a 1, n. 7, 9 ; De fide, q. I, disp. I, a. 2, n. 1, 4 : Testimonium divinum est ratio formalis credendi res testificatas et ipsummet testi­monium; cf. ibid., n. 7 : fides divina non potest sumere firmitatem ex aliqua cognitione luminis natu­ralis, cum certitudo ejus sit generis longe superioris scilicet supernaturalis ; dans Gonet, De gratia, disp. I, a. 2, § I, n. 78, 79, 93 ; De fide, disp. I, a. 2, n. 55 ; dans les Salmanticenses, De gratia, disp. III, dub. III, n. 28, 37, 40, 45, 48, 49, 52, 58, 60, 61 ; De fide, disp. I, dub. V, n. 163, 193 ; dans Billuart, De gratia, diss. III, a. 2, § 2 ; De fide, diss. I, a. 1, obj. 3, inst. I. Voir aussi Gardeil, La crédibilité et l'apologétique, 2e éd. Paris, 1912, p. 61..., 92, 96, et dans le Dict. de théol. cath., art. CRÉDIBILITÉ ; Scheeben, Dogmatik, I, § 40, n. 681, 689... ; § 44, n. 779-805. Nous avons longuement étudié ailleurs ce point de doctrine en rapportant ces témoignages, cf. De Revelatione, Rome, 3e éd. 1935, t. I, p. 458-511.
On voit que tous ces thomistes s'appuient sur le principe si souvent cité par saint Thomas : les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel, et sont donc du même ordre que lui. Cet enseignement paraît être la plus haute expression de la doctrine traditionnelle sur la surnaturalité essen­tielle de la foi et sa certitude supérieure à toute certitude naturelle. On peut s'en rendre compte si l'on examine de près la preuve suivante dont la majeure et la mineure sont admises par tous les théologiens.
Nous croyons infailliblement ce qui est révélé par Dieu, à cause de l'autorité de la Révélation divine et selon la proposition infaillible de l'Église. Or, la Révélation et l'Église infaillible n'affirment pas seule­ment les mystères, mais que c'est Dieu même qui les a révélés (cela est certain non seulement par l'examen rationnel des miracles, mais parce que Dieu et l'Église l'affirment). Donc nous devons croire infailliblement que c'est Dieu même qui a révélé ces mystères, et le moindre doute sur l'existence de la Révélation engendrerait un doute sur les mystères eux-mêmes. Du reste la foi infaillible à un mystère révélé comme tel, suppose que de fait (in actu exercito) on croit infailliblement à la révélation divi­ne, sans toujours y bien réfléchir (in acta signato).
On a objecté : d'après saint Thomas un même objet ne peut être en même temps scitum et creditum, su et cru, car il serait en même temps vu et non vu, évident et non évident. Or, le fait de la révélation est su ou connu naturellement par les miracles qui le confirment ; il ne peut donc en même temps être cru de façon surnaturelle. A cela les thomistes répondent que ce n'est pas sous le même point de vue, que la révélation est naturellement connue et crue surnaturellement. Elle est naturellement connue comme intervention miraculeuse de Dieu auteur et maître de la nature et du miracle, et en ce sens elle est surnaturelle quoad modum quant à son mode de production, comme le miracle lui-même. Et cela n'empêche pas qu'elle soit crue surnaturellement, en tant qu'elle est la parole incréée de Dieu auteur de la grâce, en ce sens elle est surnaturelle quoad essentiam ; elle s'identifie avec la vie intime de Dieu, inaccessible à la connaissance naturelle de l'homme et de l'ange. C'est de ce point de vue que selon saint Thomas uno et eodem actu credimus Deo revelanti et Deum revelatum, IIa IIae, q. II, a. 2, ad 3um,
Cette doctrine est celle qui conserve le mieux le sens obvie des termes du concile du Vatican, sess. III, c. III : Hanc vero fidem, quæ humanæ salutis initium est, Ecclesia catholica profitetur, virtutem esse super­naturalem, qua, Dei aspirante et adjuvante gratia, ab eo revelata vera esse credimus non propter intrinsecam rerum veritatem naturali rationis lumine perspectam, sed propter auctoritatem Dei revelantis, qui nec falli nec fallere potest. Il est clair, disent les thomistes, que l'autorité de Dieu révélateur dont parle ici le concile n'est pas seulement celle de Dieu auteur de la nature et du miracle naturellement connaissable, mais l'autorité de Dieu auteur de la grâce, puisque la révélation nous manifeste non seulement les vérités naturelles de la religion, mais surtout et per se les mystères essentiellement surnaturels de la vie intime de Dieu et du salut.
Cette distinction entre Dieu auteur de la nature et Dieu auteur de la grâce n'est certes pas une distinction artificielle, elle domine toute la théologie et revient constamment dans le traité de la grâce.
C'est pourquoi les thomistes, en reconnaissant tout ce que comporte l'analyse de l'acte de foi, concluent avec saint Thomas que le fidèle ne peut adhérer au motif formel de la foi, sans la grâce de la foi infuse, qui est précisément spécifiée par ce motif formel, tout différent de l'évidence des miracles qui motivent le jugement de crédibilité. Comme le dit saint Thomas, IIa IIae, q. V, a. 3, ad 1um : Articulos fidei... tenet fidelis simpliciter inhærendo primæ Veritati, ad quod indiget adjuvari per habitum fidei. En cela, comme il est dit ibid., l'adhésion essen­tiellement surnaturelle et infaillible du fidèle diffère sans mesure de la foi acquise du démon fondée directement sur l'évidence des miracles, et de l'ad­hésion humaine par laquelle l'hérétique formel main­tient encore certains dogmes ex propria voluntate et proprio judicio et non plus ex auctoritate Dei revelantis qu'il a rejetée sur d'autres points, cf. IIa IIae, q. V, a. 3.
Cette doctrine thomiste de la surnaturalité de la foi a été exposée dans toute son élévation et son ampleur, après le concile de Trente, par Jean de Saint-Thomas, De gratia, disp. XX, a. 1, n. 7-9 ; De fide, q. I, disp. I, a. 2, n. 1-8, et par les Salman­ticenses, De gratia, disp. III, dub. III, n. 28-37, 40-49, 52-61.
Les conséquences de cette doctrine en spiritualité sont particulièrement remarquables. On s'explique ainsi notamment que dans la purification passive de l'esprit dont parle saint Jean de la Croix, la foi infuse est purifiée de tout alliage humain, dans la mesure où, sous les inspirations du don d'intelligence, l'âme discerne de mieux en mieux l'élévation du motif formel de la foi infuse au dessus des motifs de crédibilité (miracles et autres signes) et des motifs accessoires qui peuvent faciliter l'acte de foi, par exemple par ce que l'on croit dans le milieu où nous vivons. Nous avons longuement étudié ailleurs cette application de la doctrine de la surnaturalité essen­tielle de la foi et de sa certitude supérieure à toute certitude naturelle, cf. L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, 2e éd. 1939 t. II, P. 575-597. Les mêmes principes manifestent la surnaturalité essen­tielle de l'espérance et de la charité et la même application doit s'en faire à la purification passive de ces vertus, cf. ibid.
A la vertu de foi correspondent le don d'intelligence, qui nous fait pénétrer les mystères révélés, q. VIII, et celui de science qui nous éclaire spécialement sur ce qui relève des causes secondes, sur leur défecti­bilité et leurs déficiences, par suite sur la gravité du péché mortel, sur la vanité des choses terrestres, l'inefficacité des secours humains pour atteindre une fin surnaturelle. Cf. q. IX. Par là ce don de science facilite l'exercice de l'espérance des biens divins et de la vie éternelle.


ARTICLE 2. - L'espérance (IIa IIae, q. XVII-XXII)

Pour souligner ce qu'il y a de plus important dans l'enseignement de saint Thomas et de son école sur l'espérance, nous parlerons surtout de son objet, de son motif formel, puis de sa certitude sui generis.
1. Motif formel de l'espérance. - Cette vertu théologale est essentiellement surnaturelle de par l'objet qui la spécifie, car par elle nous tendons vers la vie éternelle, vers la béatitude surnaturelle, qui n'est autre que la possession de Dieu par la vision béatifique, ou mieux encore qui n'est autre que Dieu ainsi possédé éternellement. Nous tendons vers lui, en nous appuyant sur le secours divin qu'il nous a promis. Le motif formel de l'espérance théologale n'est pas notre effort, ni un secours créé, c'est Dieu toujours secourable, selon sa bonté, sa miséricorde, sa fidélité à tenir ses promesses et sa toute puissance. Toutes ces perfections divines ainsi ordonnées sont supposées par ce motif formel : Deus auxilians, cf. ibid., q. XVII, a. 1, 2, 4, 5. Dieu seul en effet peut nous faire parvenir à la béatitude sur­naturelle et nous la donner : la subordination des agents correspond à celle des fins, et seul l'agent suprême peut conduire à la fin suprême. Les thomistes remarquent, comme pour la foi, que le motif formel d'une vertu théologale ne peut être quelque chose de créé, si noble que ce soit ; il ne peut être que Dieu même, ici Dieu toujours secou­rable, dont le secours cependant nous est transmis par la sainte humanité du Sauveur et par Marie auxiliatrice. Ibid., a. 4.
L'espérance infuse, qui nous préserve de la pré­somption et du désespoir, dépasse donc immensément le désir naturel d'être heureux, et le désir naturel conditionnel et inefficace de voir Dieu, s'il voulait nous élever à la béatitude surnaturelle ; l'espérance infuse dépasse enfin sans mesure une confiance na­turelle en, Dieu, qui peut naître de la connaissance naturelle de la bonté divine. L'espérance infuse suppose nécessairement la foi infuse, qui nous fait connaître la fin surnaturelle à laquelle Dieu nous a appelés et le secours surnaturel promis à ceux qui l'implorent pour atteindre la vie de l'éternité.
De ce que l'espérance est inférieure à la charité, il ne faudrait pas supposer, ont remarqué plusieurs thomistes contre les quiétistes, qu'elle contiendrait un désordre, et qu'il faudrait en faire le sacrifice pour arriver à l'amour désintéressé. Il faut noter à ce sujet avec Cajétan, In IIam IIae, q. XVII, a. 5, n. 6, que par l'espérance infuse desidero Deum mihi, non propter me, sed propter Deum. Par l'espé­rance, nous désirons Dieu à nous, comme notre souverain Bien, sans le subordonner à nous, mais en nous subordonnant à lui, tandis que nous désirons un fruit, qui nous est inférieur, à nous et pour nous, nobis et propter nos, en le subordonnant à nous. C'est ce que les quiétistes n'ont pas assez remarqué. En d'autres termes la fin dernière de l'acte d'espé­rance est Dieu même. Par l'espérance nous désirons notre fin ultime, non pas certes en la subordonnant à nous comme la nourriture nécessaire à notre sub­sistance, mais en nous subordonnant à elle. De même Dieu le Père a voulu nous donner son Fils unique comme Rédempteur, sans le subordonner à nous, mais en nous subordonnant à lui, selon cette parole de saint Paul : Omnia enim vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei.
Bien qu'elle soit inférieure à la charité, l'espérance, quoi qu'en aient dit les quiétistes, ne contient rien de désordonné. Le sens exact de la formule de Cajétan, que nous venons de citer est celui-ci : desidero Deum mihi, non propter me, sed finaliter propter Deum, nondum vero formaliter propter Deum, nam hoc ad caritatem pertinet. Par la charité nous aimons Dieu formellement pour lui-même, parce qu'il est infiniment bon en lui-même, et par l'acte secondaire de la charité nous désirons Dieu à nous et au prochain, formaliter propter Deum, pour le glorifier éternellement.
L'acte d'espérance est moins élevé, sans doute, mais il a certainement Dieu pour fin ultime : desidero Deum mihi non propter me, sed finaliter propter Deum, et cela de deux façons différentes, suivant que l'espérance est vivifiée par la charité ou qu'elle est informe.
Par l'espérance vive, unie à la charité, je désire Dieu à moi finalement pour lui-même aimé efficace­ment par dessus tout. Par l'espérance informe, je désire Dieu à moi finalement pour lui-même ineffi­cacement aimé. Dans l'état de péché mortel, il peut y avoir en effet un amour inefficace ou velléitaire de Dieu par dessus tout, à la pensée qu'il est infini­ment meilleur que nous et que toute créature. Cet amour reste inefficace tant qu'il est contrarié par l'amour désordonné de soi-même. L'espérance informe est ainsi principe d'un acte bon et même salutaire, mais cet acte ne peut être méritoire de la vie éternelle ; aussi, bien que l'espérance informe soit une vertu, elle n'est pas proprement in statu virtutis, parce que son acte n'est pas efficacement ordonné à la fin dernière, comme il le faudrait, facit actum bonum, sed non ita bene, ut oporteret.
Lorsque, au contraire, elle est vivifiée par la charité, l'espérance grandit avec elle et apparaît comme une haute vertu, bien qu'elle ne soit pas la plus grande de toutes. Pour le mieux entendre, on peut noter que parmi les vertus morales, la magnanimité acquise et plus encore la magnanimité infuse, qui a des affinités avec l'espérance, nous fait tendre vers de grandes choses et nous les fait désirer en nous subordonnant à elles, comme on le voit chez les fondateurs d'ordre dans leurs travaux et leurs luttes. A plus forte raison l'espérance infuse est-elle une haute vertu, qui nous fait tendre non seulement vers de grandes choses, mais vers Dieu même en nous subordonnant à lui. Cela est d'autant plus vrai que l'espérance ne nous fait pas seulement désirer un degré inférieur de la béatitude surnaturelle, mais la vie éternelle elle-même sans en préciser le degré, elle nous porte même à marcher toujours plus généralement vers Dieu, en nous le faisant désirer davantage.
Par suite, contrairement à ce qu'ont dit les quié­tistes, dans la purification passive de l'esprit décrite surtout par saint Jean de la Croix, loin de faire le sacrifice de l'espérance ou du désir du salut, il faut, selon l'expression de saint Paul, « espérer contre toute espérance ». Cette purification passive met en effet en un puissant relief le motif formel de cette vertu théologale, si bien que, lorsque tous les autres motifs secondaires s'effacent au point de sembler disparaître, il reste toujours le motif suprême : Deus auxilians, Dieu toujours secourable, et qui n'aban­donne pas ceux qui espèrent en lui. Dans ces purifications du reste l'espérance ou confiance en Dieu est de plus en plus vivifiée par la charité et ennoblie par elle. Dans l'adversité et l'abandon apparent de Dieu, l'espérance est purifiée de tout alliage, de tout amour désordonné de soi-même, et l'âme de plus en plus désire Dieu non pas seulement comme sa béatitude, mais pour le glorifier éternellement.
2. La certitude de l'espérance a été particulièrement étudiée par saint Thomas et ses disciples, q. XVIII, a. 4. Le saint Docteur a déjà distingué dans l'intel­ligence la certitude de la science, fondée sur l'évi­dence, celle de la foi fondée sur la révélation, et qui malgré l'obscurité des mystères dépasse toute certitude naturelle, celle du don de sagesse sous l'inspiration du Saint-Esprit et par connaturalité aux choses divines, celle de la prudence dans l'ordre pratico-pratique. Il devait préciser aussi ce qu'est la certitude de l'espérance, qui, elle, n'est pas dans l'intelligence, mais dans la volonté sous la direction infaillible de la foi. Saint Thomas y voit une certitude participée et très formellement une certitude de tendance vers la fin dernière, malgré l'incertitude du salut. De même, dit-il, ibid., sous la direction de la Providence l'instinct de l'animal tend sûrement vers son but, l'hirondelle vers la région où elle retourne. De même encore les vertus morales sous la direction certaine de la prudence, tendent certaine­ment à leur objet, au juste milieu à garder en différentes matières ; ainsi l'espérance tend certaine­ment vers la fin ultime : Et sic etiam spes certitudi­naliter tendit in suum finem, quasi participans certitudinem a fide, quæ est in vi cognoscitiva.
Il faudrait avoir une révélation spéciale de notre prédestination pour avoir la certitude de notre salut individuel, mais, malgré l'incertitude du salut, par l'espérance nous tendons certainement vers lui, sous la direction de la foi et selon les promesses de Dieu, qui « ne commande jamais l'impossible, mais qui ordonne de faire ce que nous pouvons et de demander ce que nous ne pouvons pas ». De même, si nous avons pris le train de Paris à Rome, sans avoir la certitude d'y arriver, un accident peut se produire en cours de route, nous tendons certainement vers le but du voyage et cette certitude augmente à mesure que nous nous en rapprochons.
L'espérance infuse, comme la foi infuse, ne peut se perdre que par un péché mortel qui lui soit directement contraire, c'est-à-dire par un péché mortel de désespoir ou de présomption. Ces deux vertus théologales restent donc en bien des âmes en état de péché mortel, elles sont alors non in statu perfectae virtutis, disent les thomistes, et elles ne sont pas dans leur sujet connaturel, puisque l'âme est alors privée de la grâce habituelle. Lorsque, au contraire, elles sont unies à la charité, leur acte s'ennoblit de plus en plus par le progrès de cette vertu, avec laquelle elles se développent.
A la vertu d'espérance correspond, selon saint Thomas, le don de crainte filiale, qui nous détourne du péché en nous préservant de la présomption, q. XXII.


ARTICLE 3. - La charité (IIa IIae, q. XXIII-XLVII)

Il nous est impossible ici de toucher tous les grands problèmes qu'aborde saint Thomas dans son traité de la charité au cours de vingt-trois questions. Nous parlerons seulement de l'objet formel de cette vertu, de sa nature, en déduisant ses principales propriétés ; cf. IIa IIae, q. XXIII, a. 1, 2, 3, 5 ; q. XXV, a. 1 ; q. XXVII, a. 3.
1. Objet formel. - La charité est la vertu infuse et théologale par laquelle nous aimons Dieu auteur de la grâce pour lui-même, plus que nous, plus que tous ses dons et par dessus tout ; celle aussi par laquelle secondairement nous aimons surnaturel­lement nous-même et le prochain, pour l'amour de Dieu, parce qu'il est aimé de Dieu et appelé comme nous, à le glorifier en cette vie et éternellement. Notre charité est l'effet en notre volonté de la charité incréée, qui nous a aimés la première, et dont l'amour est créateur, conservateur, vivificateur, régénérateur. La charité est par suite un don créé, distinct du Saint-Esprit, quoi qu'en ait dit Pierre Lombard.
Comme il est dit dans l'Écriture : Jam non dicam vos servos, sed amicos, Joa., XV, 15, la charité est à proprement parler une amitié surnaturelle entre les enfants de Dieu et lui-même, et aussi entre les enfants du même Père céleste. Ce n'est pas là seulement une conclusion théologique, c'est l'explication certaine d'une vérité de foi. Dire que la charité est une amitié, c'est dire qu'elle est un amour de bienveillance mutuel, fondé sar une communauté de vie (convivere, convictus, communio) du fait que Dieu nous a communiqué une participation de sa nature, de sa vie intime, et nous appelle à le voir immédiatement comme il se voit et à l'aimer éter­nellement ; cf. q. XXIII, a. 1.
Le motif formel de la charité est donc la bonté divine surnaturellement connue, en tant qu'elle est en soi souverainement aimable pour elle-même. Ainsi aimer Dieu pour ses bienfaits (si ces derniers mots expriment le motif formel de notre amour et non pas seulement un moyen de connaître et de se dis­poser à aimer la bonté divine) ne serait pas un acte de charité ; cf. q. XVII, a. 3.
La charité nous porte à aimer Dieu en lui-même et pour lui-même plus que tous ses dons, car la bonté du bienfaiteur dépasse tous ses bienfaits. Elle nous porte par suite à désirer la béatitude éternelle, non pas comme l'espérance, en tant que Dieu est notre souverain bien, mais pour le glorifier éternellement en reconnaissant sa bonté.
Bien plus, tandis que, par la connaissance natu­relle, nous atteignons d'abord les créatures et Dieu par l'intermédiaire de celles-ci, tandis que, par la foi, nous ne connaissons Dieu que in speculo sensibilium, par des idées abstraites des choses sensibles, par la charité au contraire nous atteignons Dieu immé­diatement et nous aimons les créatures aimées par lui parce que nous l'aimons d'abord lui-même : Dilectio etiam in statu viæ tendit in Deum primo et ex ipso derivatur ad alia, et secundum hoc caritas Deum immediate diligit, alia vero Deo mediante. Q. XXVII, a. 4.
Nous devons donc aimer Dieu par dessus tout, au moins d'un amour d'estime efficace, appretiative et efficaciter super omnia, et nous devons tendre à l'aimer intensive super omnia, avec l'élan conscient d'un cœur pleinement possédé par Dieu, ce qui se vérifiera surtout au ciel. Q. XXVI, a. 2, 3.
C'est par la même vertu de charité que nous aimons Dieu et le prochain, car le motif formel de ces deux actes est le même. La raison formelle en effet pour laquelle nous aimons surnaturellement le prochain d'amour de charité, c'est Dieu même, car ainsi nous voulons que le prochain soit en Dieu, ut in Deo sit, qu'il adhère à lui comme à sa fin ultime et qu'il le glorifie éternellement. Q. XXV, a. I.
2. Principales propriétés. - Dès lors la charité doit être universelle, elle doit s'étendre à tous les hommes, bien que nous devions aimer davantage d'un amour d'estime ceux qui sont plus près de Dieu, et d'un amour senti et de dévouement ceux qui sont plus près de nous. Q. XXVI, a. 1, 4. 5. 6, 7-13.
Il suit de là qu'il n'y a pas deux espèces de charité, celle envers Dieu et celle envers le prochain, mais il y a une seule charité dont Dieu est l'objet premier et dont le prochain est; comme nous, l'objet secon­daire. Nous pouvons ainsi avoir pour le prochain et pour nous-méme, au dessus de l'affection naturelle, un amour essentiellement surnaturel et théologal.
La charité de la terre n'est pas non plus spéci­fiquement distincte de celle du ciel, car l'amour se porte sur son objet, à raison de la bonté de celui-ci, abstraction faite de ceci que l'objet soit vu ou non vu, et la proposition intellectuelle de l'objet bon, n'est pas la raison formelle mais seulement la condition de l'amour.
Il résulte encore de ce qui précède que la charité, comme ne cessent de le dire saint Paul et saint Jean, est la plus excellente de toutes les vertus, car elle atteint Dieu plus immédiatement. Q. XXIII, a. 6. En particulier, in via, l'amour de Dieu, qui se porte vers lui tel qu'il est en soi, est plus parfait que la connaissance de Dieu, qui lui impose en quelque sorte la limite de nos idées bornées, ibid.
Étant supérieure à toutes les autres vertus, la charité inspire et impère leurs actes et les rend méritoires en les ordonnant à la fin dernière aimée par dessus tout. En ce sens, elle est la forme (extrin­sèque) des autres vertus, en les référant à la vie éternelle.
Aussi, bien que sans elle il puisse y avoir de vraies vertus, celles-ci ne sont pas alors in perfecto statu virtutis, car la référence à la fin ultime manque, et l'homme, étant en état de péché mortel, est même détourné de Dieu, fin dernière ; il y a par suite en lui une faiblesse, qui empêche la connexion des vertus et qui ne permet pas à celles qui existent d'être subjectivement in statu virtutis difficile mobilis. Cf. q. XXIII, a. 7 et 8, et commentaire des Salman­ticenses, de Billuart, etc.
La charité sur terre peut toujours augmenter et le viator doit toujours tendre vers Dieu en l'aimant davantage. Q. XXIV, a. 4. Tout acte de charité même imparfait, même remissus ou inférieur en intensité au degré de la vertu dont il procède, mérite de condigno une augmentation de charité, mais il ne l'obtient aussitôt que s'il est assez intense ou géné­reux (non remissus), pour nous disposer à recevoir cette augmentation : Quilibet accus caritatis meretur caritatis augmentum, non tamen statim augetur, sed quando aliquis conatur ad hujusmodi augmentum. Q. XXIV, a. 6, ad Ium.
A la vertu de charité correspond, selon saint Thomas, le don de sagesse, qui, sous l'inspiration du Saint-Esprit, nous fait juger des choses divines par une sympathie ou connaturalité fondée sur la charité et nous les fait ainsi goûter dans l'obscurité de la foi. Q. XLV, a. 1, 2. De la foi éclairée par les dons de sagesse, d'intelligence et de science procède la contemplation infuse.
On voit que saint Thomas attire particulièrement l'attention sur le motif formel de chacune des trois vertus théologales. Cette doctrine a des conséquences importantes en spiritualité, notamment à propos de la purification passive de l'esprit. A ce moment les vertus théologales sont de plus en plus purifiées de tout alliage humain, et leur motif formel, essentiel­lement surnaturel, est mis alors en un puissant relief au dessus de tout autre motif inférieur et accessoire, de sorte qu'au terme de cette purification passive, sous la lumière du don d'intelligence, ces trois motifs formels (Vérité première révélatrice, Toute-Puissance auxiliatrice, Bonté divine infiniment aimable, supé­rieur à tous ses dons) apparaissent comme trois étoiles de première grandeur dans la nuit de l'esprit. Nous l'avons longuement expliqué ailleurs, en trai­tant de la purification passive de l'espérance et de la charité, cf. L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, 2e éd. 1939, t. II, P. 597-632.


CHAPITRE VII - LES VERTUS MORALES

Au sujet des vertus cardinales et de celles qui se rattachent à elles, nous ne pouvons ici indiquer que les principes qui montrent leur subordination et leur connexion dans l'organisme spirituel.


ARTICLE I. - La prudence

La prudence, auriga virtutum, comme disaient les anciens, est la vertu intellectuelle qui dirige toutes les vertus morales. Saint Thomas la définit après Aristote, recta ratio agibilium, la droite raison qui dirige immédiatement nos actes humains. Cette défi­nition est proportionnellement vraie de la prudence acquise, éclairée par la lumière naturelle de la raison, et de la prudence infuse, éclairée par la lumière infuse de la foi. La première fait l'éducation ration­nelle de la volonté et de la sensibilité, elle les dis­cipline ; la seconde fait descendre dans ces facultés la lumière divine. Cf. IIa IIae; q. XLVII-LVII.
Chacune des deux détermine à sa manière le juste milieu raisonnable, qui est aussi un sommet entre les déviations déraisonnables soit par excès, soit par défaut ; ainsi le juste milieu de la vertu de force est au dessus de la lâcheté et de la témérité. Le juste milieu déterminé par la prudence infuse est supérieur à celui déterminé par la prudence acquise, mais dans l'homme juste ces deux vertus de même nom se subordonnent, comme chez le musicien l'agilité des doigts se subordonne à l'art qui est dans l'intellect pratique.
La prudence, soit acquise, soit infuse, a trois actes : le conseil qui examine les divers moyens en vue d'une fin ; le jugement pratique qui détermine le meilleur moyen et dirige immédiatement l'élection ou choix volontaire ; et l'imperium, qui dirige l'exé­cution des moyens choisis, IIa IIae, q. XLVII, a. 8.
Saint Thomas a particulièrement déterminé le rapport mutuel de la prudence et des vertus morales et le caractère propre de la certitude prudentielle d'après le principe formulé par Aristote : qualis unusquisque est, talis finis videtur ei conveniens chacun juge du bien à réaliser selon les dispositions subjectives de sa volonté et de sa sensibilité, cf. Ia IIae, q. LVIII, a. 5 ; bref chacun juge selon son penchant, l'ambitieux juge bon ce qui flatte son orgueil, l'humble juge bon ce qui est conforme à l'humilité. Aussi y a-t-il un rapport mutuel entre la prudence qui dirige les vertus morales et celles-ci. En d'autres termes nul ne peut avoir la vraie prudence (soit acquise, soit infuse), distincte de la ruse et de l'artifice, s'il n'a pas à un degré propor­tionné la justice, la force, la tempérance, la loyauté, une vraie modestie. Pour que le jugement prudentiel soit vrai et évite toute déviation, il faut que la volonté et la sensibilité soient rectifiées, tout comme le cocher pour bien conduire un char a besoin de chevaux déjà dressés.
C'est pourquoi saint Thomas dit que le jugement de la prudence est pratiquement vrai par conformité à l'appétit (rationnel et sensitif) rectifié, surtout par conformité à l'intention droite de la volonté : verum intellectus practici accipitur per conformitatem ad appe­titum rectum. Ia IIae, q. LVII, a. 5, ad 3um. C'est le sens profond de l'adage : chacun juge selon son inclination. Ici comme toujours saint Thomas passe progressivement du sens commun ou raison naturelle à la raison philosophique mise au service de la théologie. Il résulte de là que, même si le jugement prudentiel est spéculativement faux, par suite d'une ignorance ou d'une terreur absolument involontaire, il reste pratiquement vrai. Ainsi, si nous ne pouvons absolument pas savoir ni soupçonner que le breuvage qu'on nous présente est empoisonné, il n'est pas imprudent de juger que nous pouvons le boire ; ce jugement spéculativement faux est pratiquement vrai, per conformitatem ad intentionem rectum.
Cette droite intention de la volonté est donc requise pour que la prudence par le jugement pratique détermine bien le juste milieu de chaque vertu morale, par exemple celui de la force entre la témérité et la lâcheté, ou celui de l'humilité entre l'orgueil subtil et la pusillanimité.
L'intention droite de la volonté est nécessaire plus encore pour que la prudence, après avoir bien jugé, commande efficacement les actes des vertus de justice, force, tempérance, etc. Il est clair qu'elle ne peut les commander que si la volonté est droite et efficace et que si la sensibilité est assez rectifiée pour obéir à la direction donnée. Il y a ainsi un rapport mutuel entre la prudence acquise et les vertus morales acquises qu'elle dirige, et propor­tionnellement aussi entre la prudence infuse et les vertus morales infuses. On saisit mieux dès lors ce qu'est la connexion des vertus et leur subordination dans l'organisme spirituel. L'étude attentive de ce que saint Thomas a écrit sur la prudence et les vertus annexes peut beaucoup aider à la formation de la conscience, et l'on pourrait avec ces éléments écrire un excellent livre sur ce sujet, plus sûr, plus profond, plus utile que les comparaisons souvent artificielles des probabilités pour et contre.
A la vertu de prudence correspond le don du conseil, qui nous rend dociles aux inspirations du Saint-Esprit, inspirations parfois nécessaires là où la prudence même infuse reste hésitante, par exemple pour répondre à une question indiscrète en évitant tout mensonge et sans livrer un secret à garder ; cf. IIa IIae, q. LIII.


ARTICLE 2. - La justice et ses différentes formes (IIa IIae, q. LVII-CXXII)

Saint Thomas montre que la justice, soit acquise, soit infuse, est dans la volonté pour la faire sortir de l'égoïsme ou amour-propre désordonné, en lui faisant rendre à autrui ce qui lui est dû.
A la suite d'Aristote, il distingue nettement quatre espèces de justice selon cette énumération ascen­dante : 1° La justice commutative est celle qui règle les échanges entre particuliers selon l'égalité ou la juste valeur des choses échangées, elle défend le vol, la fraude, la calomnie et oblige à restitution ; 2° La justice distributive, qui préside à la répartition par l'autorité des avantages et des charges de la vie sociale entre les divers membres de la société ; en vue du bien commun, elle distribue comme il faut à chacun les biens, le travail, les charges, les impôts, les récompenses et les peines ; cette distribution doit se faire, non pas également pour tous, mais propor­tionnellement aux mérites, aux vrais besoins et à l'importance des divers membres de la société. IIa IIae, q. LXI, a. 1, 2 ; 3° La justice légale (ou sociale) vise immédiatement le bien commun de la société, elle fait établir et observer de justes lois et ordonnances. C'est à elle que correspond cette partie de la prudence appelée par saint Thomas la prudence politique, qui doit se trouver surtout dans le chef d'État et ses collaborateurs, mais aussi dans ses sujets, car leur prudence ne doit pas se désin­téresser du bien commun et, s'ils n'ont pas à contri­buer à l'établissement de justes lois, ils doivent toujours veiller à les bien observer. IIa IIae, q. LVIII, a. 6, 7 ; q. LX, a. 1, 4um ; q. LXXX, a. 8, 1um ; 4° L'équité ou l'epicheia est la forme la plus élevée de la justice, elle est attentive, non pas seulement à la lettre des lois, mais à leur esprit, à l'intention du législateur, surtout dans les circonstances excep­tionnelles particulièrement difficiles et affligeantes, où l'application rigide de la lettre de la loi rappel­lerait l'adage summum jus summa injuria. IIa IIae q. LXXX, a. 1, ad 3um, 5um ; q. CXX, a. 1, 2. L'équité est plus conforme à la sagesse et à un grand bon sens qu'à la loi écrite ; elle a ainsi quelque ressemblance avec la charité qui lui est encore supérieure.
Ces quatre formes de justice notées par Aristote à propos de la justice acquise, se retrouvent dans la justice infuse. Elles décuplent les énergies de la volonté et contribuent grandement à l'éducation chrétienne du caractère, qui arrive à dominer le tempérament physique, en le marquant à l'effigie de la raison éclairée par la foi. De fait les vertus acquises font descendre jusque dans le fond de notre volonté et de notre sensibilité la rectitude de la droite raison, et les vertus morales infuses la recti­tude de la foi et la vie même de la grâce, parti­cipation de la vie intime de Dieu.
La justice doit être vivifiée par la charité, mais ces deux vertus restent notablement différentes l'une de l'autre ; la justice nous prescrit de donner à chacun ce qui lui est dû et de le laisser user de son droit. La charité est la vertu par laquelle nous aimons Dieu par dessus tout, et pour l'amour de Dieu notre prochain comme nous-mêmes. Elle dépasse donc de beaucoup le respect du droit des autres, pour nous faire traiter les autres personnes humaines comme des frères en Jésus-Christ, que nous aimons comme d'autres nous-mêmes dans l'amour de Dieu. Bref, comme le montre Saint Thomas, la justice regarde le prochain comme une autre personne, en tant qu'autre, elle regarde les droits d'autrui, elle est essentiellement ad alterum, tandis que la charité regarde le prochain comme un autre nous-mêmes. La justice respecte les droits d'autrui, la charité donne au delà de ces droits ; c'est ainsi que pardonner veut dire donner au delà de ce qui est dû. On s'explique dès lors que, selon saint Thomas, la paix ou la tranquillité de l'ordre soit indirectement l'œuvre de la justice, qui écarte les obstacles, les torts, les dommages ; mais la paix est directement l'œuvre de la charité, qui par nature produit l'union des cœurs. L'amour est une force unitive, et la paix est l'union des cœurs et des volontés. IIa IIae, q. XXIX, a. 3, ad 3um.
Parmi les questions spéciales du traité de la justice, il faut signaler celle du droit de propriété ; cf. IIa IIae, q. LXVI, a. 2 : Circa rem exteriorem duo competunt homini. Quorum unum est potestas procurandi et dis­pensandi, et quantum ad hoc licitum est quod homo propria possideat....Aliud vero, quod competit homini circa res exteriores est usus ipsarum. Et quantum ad hoc non debet homo habere res exteriores ut proprias, sed ut communes, ut scilicet de facili aliquis eas com­municet în necessitate aliorum, cf. Ia IIae, q. CV, a. 2, corp. Le droit de propriété est ainsi le droit d'acquérir et d'administrer (potestas procurandi et dispensandi), mais pour ce qui concerne l'usage de ces biens, il faut en donner facilement à ceux qui sont dans le besoin. Le riche, loin d'être un accapa­reur, doit être l'administrateur des biens donnés par Dieu, de telle façon que les pauvres en profitent pour le nécessaire. On vit alors, non plus sous le règne de la convoitise et de la jalousie, mais sous le règne de Dieu dans la justice et la charité. Cf. ici l'art. PROPRIÉTÉ, et dans la traduction française de la Somme théologique publiée par la Revue des jeunes, au traité de la justice, les notes sur la q. LXVI.
Les vertus annexes à la justice selon saint Thomas sont la religion qui, aidée par le don de piété, rend à Dieu le culte qui lui est dû, la pénitence qui répare l'offense faite à Dieu, la piété filiale envers les parents et la patrie, le respect dû au mérite, à l'âge, à la dignité des personnes, l'obéissance aux supérieurs, la reconnaissance pour les bienfaits reçus, la vigilance à punir justement quand il le faut, tout en usant aussi de clémence, enfin la véracité dans les paroles, dans la manière d'être et d'agir. De plus à côté du droit strict, il y a les droits et les devoirs de l'amitié (jus amicabile), de l'amabilité et de la libéralité. Cf. IIa IIae, q. LXXXI-CXIX.


ARTICLE 3. - La force (IIa IIae, q. CXXIII-CXLI)

est la vertu qui réprime la crainte dans le danger et modère l'audace, pour rester dans la ligne de la droite raison, sans tomber ni dans la lâcheté, ni dans la témérité.
Cette définition est vraie proportionnellement de la force acquise du soldat qui expose sa vie pour la défense de sa patrie, et de la force infuse qui, sous la direction de la foi et de la prudence chrétienne, reste ferme malgré toutes les menaces dans la voie du salut, comme on le voit chez les martyrs.
L'acte principal de la vertu de force consiste à supporter, sustinere, l'acte secondaire est l'attaque aggredi. Comme le montre saint Thomas, q. CXXIII, a. 6, sustinere est diffcilius quam aggredi, il est plus difficile et plus méritoire de supporter longtemps ce qui contrarie vivement la nature, que d'attaquer un adversaire dans un moment d'enthousiasme avec toute l'ardeur de son tempérament. La raison en est 1° que celui qui supporte doit déjà lutter contre celui qui s'estime plus fort que lui ; 2° il souffre déjà, tandis que celui qui attaque ne souffre pas encore et espère échapper au mal ; 3° supporter demande un long exercice de la vertu de force, alors qu'on peut attaquer par un mouvement d'un instant.
Ce support vertueux des tourments apparaît sur­tout dans le martyre, acte suprême de la force, et grand signe de l'amour de Dieu, pour qui le martyr donne sa vie. Q. CXXIV. D'après la doctrine thomiste de la connexion des vertus, c'est surtout par cette connexion qu'on peut discerner le vrai martyr du faux martyr, qui, par orgueil, s'obstine dans son propre jugement en se raidissant contre la douleur. Le vrai martyr montre qu'il a les vertus en apparence les plus opposées, non seulement la force, mais avec la charité, la prudence et l'humilité, la douceur qui le porte à prier pour ses bourreaux. Ibid.
Le don de force perfectionne l'acte de la vertu de force, en nous rendant dociles aux inspirations spéciales du Saint-Esprit dans le danger, et celui qui est habituellement fidèle jusque dans les petites choses recevra cette force supérieure pour être fidèle dans les grandes choses, si le Seigneur un jour les lui demande. Q. CXXXIX.
Les vertus annexes à la force sont surtout la magnanimité, la constance, la patience, la persévérance.


ARTICLE 4. - La tempérance et les vertus annexes

La tempérance règle les passions de l'appétit concupiscible, surtout les délectations du tact. La tempérance acquise les discipline selon la règle de la droite raison comme il convient à l'honnête homme ; la tempérance infuse les réduit en servi­tude selon la règle de la foi, et fait descendre la lumière de la grâce jusque dans la sensibilité, comme il convient à l'enfant de Dieu. Q. CXLI. Cette vertu est ainsi un juste milieu et un sommet entre l'intem­pérance et l'insensibilité.
Elle se divise en plusieurs espèces : l'abstinence et la sobriété touchant les délectations relatives à la nourriture et au breuvage, et la chasteté touchant les délectations relatives à la génération. Q. CXLIII. La chasteté, qui est ainsi une vertu, soit acquise, soit infuse, est une force notablement distincte de la pudeur qui n'est qu'une heureuse inclination naturelle et généralement timide ; il y a entre elles une différence semblable à celle qui existe entre la vertu de miséricorde et la pitié sensible, q. CXLXV, a. 1.
La virginité consacrée à Dieu est, selon saint Thomas, une vertu spéciale distincte de la chasteté, même de la chasteté absolue de la veuve, parce qu'elle offre à Dieu l'intégrité parfaite de la chair et le renoncement à toute délectation charnelle pour toute la vie ; elle est, dit-il, par rapport à la chasteté ce qu'est la munificence par rapport à la simple libéralité. Q. CLII, a. 3. Elle est plus parfaite que le mariage, et dispose à la contemplation des choses divines, qui est bien supérieure à la propagation de l'espèce humaine. Ibid., a. 4.
A la tempérance se rattachent, comme vertus annexes, celles qui consistent dans la modération de telle ou telle tendance, surtout l'humilité, qui réprime l'amour désordonné de notre propre excellence, et la douceur qui réfrène la colère. Q. CXLIII.
Saint Thomas traite avec profondeur de l'humilité, q. CLXI. Selon lui, l'acte propre de cette vertu, qui en Jésus et en Marie n'a pas eu à réprimer des mouvements d'orgueil, consiste à s'incliner devant l'infinie grandeur de Dieu et devant ce qu'il y a de Dieu en toute créature. L'humble reconnaît pratique­ment que ce qu'il a par lui-même (sa défectibilité, son indigence, ses déficiences) est inférieur à ce que toute autre personne tient de Dieu au point de vue naturel ou surnaturel. Ibid., a. 3. Cette formule si simple et si profonde révèle progressivement l'humilité des saints, selon les degrés énumérés par saint Anselme et expliqués par saint Thomas, ibid., a. 6, ad 3um « reconnaître que par certains côtés on est mépri­sable ; souffrir justement de l'être ; avouer qu'on l'est ; vouloir que le prochain le croie ; supporter patiemment qu'on le dise ; accepter d'être traité comme une personne digne de mépris ; aimer à être traité ainsi ». L'humilité est une vertu fondamentale, tanquam removens prohiberas, en tant qu'elle écarte l'orgueil, principe de tout péché, et, en nous mettant à notre véritable place devant Dieu, elle nous rend parfaitement dociles à la grâce divine. Ibid., a. 5. Dans le même traité, saint Thomas montre, q. CLXIII, que le péché du premier homme fut comme celui de l'ange, un péché d'orgueil ; mais l'ange, intelligence parfaite, se complut dans une science qu'il avait déjà, tandis que l'homme, dont l'intelligence est imparfaite, se complut dans le désir d'une science qu'il n'avait pas, celle du bien et du mal, pour pouvoir se conduire seul, sans avoir à obéir, à vivre dans la sainte dépendance de Dieu. Ibid., a. 2.
Sous le titre de studiositate, q. CLXVI, saint Thomas a traité aussi de l'application vertueuse à l'étude, qui est un juste milieu entre la curiosité immodérée et la paresse intellectuelle, qui suit souvent la curio­sité, lorsque celle-ci est satisfaite.
Le saint Docteur a examiné ainsi une quarantaine de vertus, si l'on compte toutes celles qui se rat­tachent aux vertus cardinales. Chacune, exceptée la justice, se trouve entre deux déviations par excès ou par défauts, et quelques-unes, comme la magna­nimité, ne sont pas sans une certaine ressemblance avec tel défaut comme l'orgueil, surtout lorsque la vertu acquise n'est pas encore perfectionnée par la vertu infuse correspondante et par l'inspiration des dons du Saint-Esprit. Il est donc facile de faire de fausses notes sur le clavier des vertus ; pour les éviter il faut souvent les inspirations spéciales du Maître intérieur, ce qui montre les nécessités des sept dons qui sont dans l'âme, comme les voiles sur la barque pour lui permettre d'avancer plus facile­ment que par le travail des rames.
Il ne faut donc pas s'étonner que saint Thomas achève la partie morale de sa Somme théologique en parlant de la vie contemplative, de la vie active, de la perfection chrétienne, des divers états de vie et des charismes ou grâces gratis datæ, notamment de la prophétie.


CHAPITRE VIII - LA PERFECTION CHRÉTIENNE

D'après le témoignage de l'Évangile et de saint Paul, la perfection consiste spécialement dans la charité. Saint Thomas, q. CLXXXIV, a. 1, le montre en disant : « Tout être est parfait en tant qu'il atteint sa fin, qui est sa perfection dernière. Or la fin dernière de la vie humaine est Dieu, et c'est la charité qui nous unit à lui, selon le mot de saint Jean : « Celui qui reste « dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui ». C'est donc spécialement dans la charité que consiste la perfection de la vie chrétienne ». La foi infuse et l'espérance infuse ne sauraient être manifestement ce en quoi consiste spécialement la perfection chrétienne, car elles peuvent exister dans l'état de péché mortel, chez celui dont la volonté est détournée de Dieu, fin dernière. La perfection ne saurait non plus consister spécialement dans les vertus morales infuses, car celles-ci ne nous unissent pas directement à Dieu, mais nous font employer les moyens qui conduisent à lui, et elles ne sont méritoires que si elles sont vivifiées par la charité.
« La perfection, ajoute saint Thomas, ibid., a. 3, se trouve principalement dans l'amour de Dieu et secondairement dans l'amour du prochain, qui sont l'objet des préceptes principaux de la loi divine ; elle n'est qu'accidentellement dans les moyens ou instruments de perfection qui nous sont indiqués par les conseils évangéliques » d'obéissance, de chas­teté absolue et de pauvreté. On peut donc atteindre la perfection chrétienne dans le mariage, sans la pratique effective des trois conseils, mais, pour y parvenir, il faut avoir l'esprit des conseils, qui est l'esprit de détachement des choses du monde et de soi-même, par amour de Dieu. Quant à la pratique effective de ces trois conseils, elle est un chemin plus rapide et plus sûr pour arriver à la sainteté.
On s'explique dès lors que le plus grand signe de l'amour de Dieu soit l'amour du prochain, lequel est manifestement visible et procède de la même vertu théologale que l'amour de Dieu, notre Père commun cf. Joa., XIII, 34.
Cette doctrine sur la perfection s'accorde parfaite­ment avec cette autre assertion de saint Thomas : Melior est (in via) amor Dei, quam Dei cognitio. Ia, q. LXXXII, a. 3. Quoique l'intelligence soit supé­rieure à la volonté qu'elle dirige, ici-bas la connais­sance de Dieu est inférieure à l'amour de Dieu, car lorsque ici-bas nous connaissons Dieu, nous l'attirons en quelque sorte vers nous, et pour nous le repré­senter, nous lui imposons la limite de nos idées bornées ; tandis que, lorsque nous l'aimons, c'est nous qui sommes attirés vers lui, élevés vers lui, tel qu'il est en lui-même. C'est ainsi que l'acte d'amour d'un saint, comme le curé d'Ars, faisant le catéchisme, vaut plus qu'une savante méditation théologique inspirée par un moindre amour. Tant que nous n'avons pas la vision béatifique, l'amour de Dieu est donc plus parfait que la connaissance que nous avons de lui ; il suppose cette connaissance, mais il la dépasse, et notre amour de charité « atteint Dieu immédiatement, il adhère immédiatement à lui, et il descend ensuite de Dieu au prochain ». IIa IIae ; q. XXVII, a. 4. Nous aimons en Dieu même ce qui nous est caché, parce que, sans le voir, nous sommes sûrs que c'est le Bien même. En ce sens nous pouvons aimer Dieu plus que nous ne le connaissons; nous aimons même davantage ce qui est plus caché en lui, car nous croyons que c'est là précisément sa vie intime, ce qui dépasse tous nos moyens de con­naître, par exemple, ce qu'il y a de plus caché dans le mystère de la Trinité, dans ceux de l'Incarnation rédemptrice et de la prédestination.
Ainsi saint Thomas explique la parole de saint Paul : « la charité est le lien de la perfection », car aucune vertu ne nous unit aussi intimement à Dieu, et toutes les autres vertus, inspirées, vivifiées par elle, sont ordonnées par elle à Dieu aimé par dessus tout.
Enfin le saint Docteur enseigne clairement que la perfection chrétienne tombe sous le précepte l'amour de Dieu et du prochain, non pas certes comme une chose à réaliser immédiatement, mais comme la fin vers laquelle tous doivent tendre, chacun selon sa condition, celui-ci dans le mariage, tel autre dans l'état religieux ou dans la vie sacer­dotale. Le précepte suprême en effet n'a pas de limites, cf. IIa IIae, q. CLXXXIV, a. 3 : « On se trom­perait, si l'on se figurait que l'amour de Dieu et du prochain ne fait l'objet d'un précepte que dans une certaine mesure, c'est-à-dire jusqu'à un certain degré, passé lequel cet amour deviendrait l'objet d'un simple conseil. Non. L'énoncé du commandement est clair et montre ce qu'est la perfection : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit. » Les deux expressions « tout » et « entier » ou « parfait » sont synonymes... Il en est ainsi parce que, selon saint Paul, I Tim., I, 5, la charité est la fin du commandement et de tous les commandements. Or la fin ne se présente pas à la volonté selon tel ou tel degré ou limite, mais dans sa totalité, en quoi elle diffère des moyens. On veut la fin, ou on ne la veut pas, on ne la veut pas à demi, comme l'a remarqué Aristote, I Polit., c. III. Le médecin veut-il à moitié la guérison du malade ? Évidemment non ; ce qui se mesure, c'est le médicament, mais non pas la santé qu'on veut sans mesure. Manifestement donc la perfection consiste essentiellement dans les préceptes. Aussi saint Augustin nous dit-il dans le De perfectione justitiæ, c. VIII : Pourquoi donc ne serait-elle pas commandée à l'homme cette perfec­tion, bien qu'on ne puisse l'avoir pleinement en cette vie ? » En d'autres termes la perfection de la charité tombe sous le précepte de l'amour, non pas comme une chose à réaliser immédiatement, mais comme la fin à laquelle tous doivent tendre, chacun selon sa condition, ainsi que l'expliquent Cajétan, In IIam IIae q. CLXXXIV, a. 3 et Passerini, ibid. Cet enseignement, dont s'éloigne en partie Suarez, De statu perfectionis, c. XI, n. 15-16, a été bien conservé par saint François de Sales, Traité de l'amour de Dieu, l. III, c. I ; il a été aussi rappelé par S. S. Pie XI dans son Encyclique Studiorum ducem, 29 juin 1923, relative à saint Thomas, et dans celle écrite pour le troisième centenaire de saint François de Sales, 26 janvier 1923. Par rapport à la. perfection chrétienne, saint Thomas distingue trois sortes de vie : la vie contemplative, la vie active et la vie mixte ou apostolique. IIa IIae, q. CLXXIX sq. Les uns se vouent en effet principalement à la contemplation des choses divines, d'autres aux œuvres extérieures de miséri­corde, et les apôtres à l'enseignement de la doctrine révélée et à la prédication qui doivent dériver de la contemplation. Q. CLXXXVIII, a.
La vie active consiste dans les actes des vertus morales, surtout de celles de justice et de miséricorde à l'égard du prochain ; elle dispose à la contem­plation en disciplinant les passions et pacifiant l'âme. La vie contemplative unit plus directement et immédiatement à Dieu, elle introduit dans l'inti­mité divine ; par là elle est plus noble que la vie active, elle est « la meilleure part », elle durera éternellement. La vie mixte ou apostolique enfin est plus parfaite ou complète que la vie purement contemplative, car il est plus parfait d'éclairer les autres que d'être seulement éclairé soi-même. La vie apostolique parfaite, telle qu'elle est apparue dans les Apôtres sitôt après la Pentecôte et dans les évêques leurs successeurs, dérive de la plénitude de la contemplation des mystères du salut, contem­plation qui procède de la foi vive, éclairée par les dons de science, d'intelligence et de sagesse, bref de la foi pénétrante et savoureuse dont le rayon­nement soulève les âmes vers Dieu. Q. CLXXX et CLXXXVIII, a. 6.
Les évêques doivent être parfaits dans la vie active et dans la vie contemplative ; tandis que les religieux sont in statu perfectionis acquirendæ, les évêques sont in statu perfectionis exercendæ et com­municandæ. Q. CLXXXIV, a. 7. L'évêque reviendrait en arrière, retrocederet, s'il entrait en religion, tant qu'il est utile au salut des âmes qui lui sont confiées et dont il a accepté la charge. Q. CLXXXV, a. 4.


CHAPITRE IX - LES CHARISMES

A la fin de la IIa IIae, q. CLXXI-CLXXVIII, saint Thomas traite aussi des charismes ou grâces gratis datæ, qui sont accordées surtout ad utilitatem proximi, pour l'instruire par l'explication de la révélation divine (sermo scientiæ, sermo sapientiæ), ou par la confirmation de cette révélation (grâce des miracles, prophétie, discernement des esprits, etc.). Saint Thomas insiste sur la prophétie ; il convient de souligner ici ce qu'il y a de principal dans son enseignement au sujet de la révélation prophétique et aussi de l'inspiration biblique, dont il parle au même endroit.
1. De la révélation prophétique. - Dans le traité de la prophétie, IIa IIae, q. CLXXIII, a. 2, saint Thomas montre que la prophétie a bien des degrés depuis l'instinct prophétique donné sans que celui qui le reçoit en ait conscience (ainsi Caïphe avant la Passion prophétisa sans le savoir) jusqu'à la révé­lation prophétique parfaite. Il dit, q. CLXXIII, a. 2, que celle-ci requiert la proposition surnaturelle d'une vérité jusque-là cachée, la manifestation de l'origine divine de cette proposition et une lumière infuse proportionnée pour juger infailliblement de la vérité manifestée et de l'origine divine de la révélation.
Per donum prophetiæ confertur aliquid humanæ menti, supra id quod pertinet ad naturalem facultatem, quan­tum ad utrumque, scilicet et quantum ad judicium per influxum luminis intellectualis, et quantum ad acceptionem seu repræsentationem rerum, quæ fit per aliquas species. A. 2.
La représentation peut être d'ordre sensible par l'intermédiaire des sens ou par celui de l'imagination, ou elle peut être encore purement intellectuelle, q. CLXXIII et CLXXIV.
Le prophète peut être en état de veille, ou en extase, ou encore il peut être éclairé en songe pendant son sommeil, comme il arriva pour plusieurs prophètes de l'Ancien Testament, pour saint Joseph, q. CLXXIV, a. 3. La révélation prophétique peut manifester soit les mystères surnaturels objets de la foi, soit les futurs contingents dont la réalisation pourra être connue naturellement et qui sera, comme le miracle, un signe qui confirme la révélation divine des vérités de foi. Nous avons longuement exposé ailleurs ce qu'enseigne saint Thomas sur toutes ces questions ; cf. De Revelatione per Ecclesiam catho­licam propositæ, Rome, Ire éd. 1918, 3e éd. 1935 ; cf. t. I, P. 153-168; t. II, p. 109-136.
2. L'inspiration biblique. - Saint Thomas parle de l'inspiration biblique dans le traité De gratiis gratis datis, là où il traite De donis quæ ad cogni­tionem pertinent, IIa IIae, q. CLXXI-CLXXIV. Tous ces dons sont compris sous le nom générique de Prophetiæ. Il traite le même sujet dans la question disputée De veritate, q. XII. Le P. Pesch, De inspir. sacræ Script., 1906, p. 159, avoue lui-même que S. Thomas Aquinas doctrinam de inspiratione S. Scripturæ ita expolivit, ut per malta sæcula vix quidquam alicujus momenti ad eam additum sit.
C'est de fait la doctrine de saint Thomas que l'en­cyclique Providentissimus - la grande charte des études bibliques - a promulguée avec autorité. Cf. J. M. Vosté, O. P., De divina inspiratione et veritate sacræ Scripturæ, 2e éd. Rome, 1932, p. 46 sq.
Saint Thomas, en se servant d'une heureuse expres­sion d'Augustin, définit plusieurs fois l'inspiration : instinctum occultum quem humanæ mentes nescientes patiuntur, IIa IIae, q. CLXXI, a. 5 ; CLXXIII, a. 4. Il distingue nettement l'inspiration de la révélation. Dans le don de révélation il y a acceptio specierum ; dans l'inspiration il n'y a pas proposition d'un objet nouveau comme dans le cas présent, mais simple­ment judicium de acceptis, c'est-à-dire jugement divin au sujet ou dans le domaine des connaissances acquises déjà de n'importe quelle manière, par expérience, par témoignage humain, etc.; ainsi les évangélistes connaissaient déjà les faits de la vie de Jésus qu'ils rapportent. Or, c'est dans le jugement qu'il y a vérité ou fausseté. La vérité du jugement divinement inspiré sera donc divine et infaillible, divinement certaine. Voir ibid., q. CLXX V, a. 2, ad 3um ; De veritate, q. XII, a. 12, ad 10um.
L'inspiration biblique est donc essentiellement une lumière divine, rendant divin le jugement de l'hagiographe, et par conséquent le rendant infail­lible. Cependant l'inspiration scripturaire, qui a pour objet et terme le livre écrit, n'est pas seulement lumière pour l'esprit ; elle est encore mouvement ou énergie pour la volonté de l'hagiographe, et, par l'intermédiaire normal de la volonté, pour toutes puissances qui ont part à la production du livre divin.
Ce charisme est donné à l'homme, non point comme don habituel, mais comme une grâce transitoire, ce n'est pas un habitus, mais un motu transiens. Cf. ibid., q. CLXXI, a. 2 ; CLXXIV, a. 3, ad 3um ; De veritate, q. XII, a. 1.
Cette collaboration de Dieu et de l'hagiographe dans la production du livre appelé divin, est décrite par saint Thomas d'après la théorie philosophique de la cause principale et instrumentale. Auctor principalis S. Scripturæ est Spiritus sanctus, homo fuit auctor instrumentalis, cf. Quodl. VII, a. 14. On peut même dire que telle est la doctrine générale de tous les théologiens médiévaux, elle est encore aujourd'hui générale, et a été clairement exposée dans l'encyclique Providentissimus (loc. cit.). Cause instrumentale de Dieu, l'hagiographe atteint le but voulu par Dieu cause principale, tout en exerçant sa propre activité surélevée, tout en conservant son propre caractère, reproduisant son propre style. Ce style humain divinisé n'exclut aucun genre littéraire, digne par ailleurs de la vérité et de la sainteté divines.
L'inspiration ainsi comprise est donc : un influx divin, physique et surnaturel, élevant et mouvant les facultés de l'hagiographe, afin qu'il écrive pour le bien de l'Église tout ce que Dieu veut et de la manière qu'il le veut. Cf. J. M. Vosté, op. cit., p. 76-77, et ibid., p. 78-105.
Cette notion complète de l'inspiration scripturaire suppose que Dieu est l'auteur du livre en tant que livre, en tant que livre écrit ; il en est donc l'auteur non seulement quant à la vérité conçue, mais jus­qu'aux mots. La foi parle en effet d'Écriture sainte, de Livres saints, de Bible, et cela aussi bien selon la tradition juive que selon la tradition chrétienne. Il suffit pour cela que le jugement par lequel l'hagio­graphe choisit les mots comme aptes à l'expression de la vérité, soit surélevé comme les autres juge­ments.
L'inspiration scripturaire - qui est par définition même usque ad verba - n'est pas une dictée maté­rielle, dans laquelle le scribe n'a pas le libre choix des mots ; cette inspiration verbale s'accommode avec la liberté humaine, qui se révèle dans la dif­férence de style ; on sait en effet que selon les principes généraux de la doctrine thomiste, Dieu meut les causes secondes conformément à leur nature. Cette inspiration usque ad verba, nécessaire afin que le livre soit vraiment écrit par Dieu, est toute subordonnée à la vérité à écrire et n'est voulue par Dieu que secundario. Il faut l'affirmer cependant, comme nous l'avons vu, en vertu même de la désignation par la foi de l'effet de cette inspi­ration, qui est le Livre saint ou la Bible. Par opposi­tion les définitions conciliaires ne sont pas dites inspirées, quoiqu'elles expriment infailliblement la pensée divine ; leurs termes n'ont pas été choisis sous la lumière de l'inspiration biblique, mais avec l'assistance du Saint-Esprit.
On trouvera dans l'ouvrage du P. J.-M. Vosté, O. P., que nous venons de citer, une abondante bibliographie sur ce sujet, notamment le titre des ouvrages des théologiens thomistes récents qui ont traité cette question, card. Th. Zigliara, Th. Pègues, E. Hugon, de Groot, M.-J. Lagrange, etc.
Nous avons ainsi terminé l'exposé des deux parties dogmatique et morale de la Somme théologique de saint Thomas. On voit, comme il l'a annoncé, Ia, q. I, a. 3, que la théologie dogmatique et la théologie morale ne sont pas pour lui deux sciences distinctes, mais deux parties d'une seule et même science, qui est, comme la science de Dieu dont elle est la participation, éminemment spéculative et pratique, et qui a un seul objet : Dieu même en sa vie intime, Dieu révélé, en lui-même et comme principe et fin de toutes les créatures.



CONCLUSION

Au terme de cet article, il convient de comparer le thomisme avec ce qu'on peut appeler l'éclectisme chrétien, et de dire ce qui fonde la puissance assimilatrice de la doctrine de saint Thomas.


ARTICLE 1. - Thomisme et éclectisme chrétien

Au sujet de la comparaison du thomisme et de l'éclectisme chrétien, nous reproduisons ici en sub­stance un discours important prononcé par S. É. le cardinal J.-M.-R. Villeneuve, archevêque de Québec, à la séance de clôture des journées thomistes d'Ottawa le 24 mai 1936. Voir Revue de l'Université d'Ottawa, oct.-déc. 1936.
Le thomisme existe plus encore dans ses principes et dans l'ordre général de ses parties que dans telle ou telle de ses conclusions ; c'est de là manifes­tement que provient son unité et sa force. L'éclec­tisme chrétien cherche à accorder les systèmes philo­sophiques et théologiques au nom de la charité fraternelle, comme si tel était l'objet propre de cette vertu. Cependant, comme l'Église, en parti­culier ces derniers temps depuis Léon XIII, a mani­festé qu'elle tenait au thomisme, l'éclectisme con­clut : acceptons le thomisme, mais sans contredire trop explicitement ce qui s'oppose à lui, concilions le plus possible.
De ce point de vue on est porté à dire : les prin­cipes fondamentaux de la doctrine de saint Thomas sont ceux sur lesquels s'accordent tous les philo­sophes dans l'Église. Les points sur lesquels le Docteur angélique ne s'accorde pas avec d'autres maîtres, comme Scot ou Suarez, sont d'importance secondaire, quelquefois même d'inutiles subtilités, qu'il est sage de négliger. Il y a lieu d'en faire abstraction dans l'enseignement de la philosophie et de la théologie, ou tout au plus de n'en traiter que modo historico.
« Or, en fait, remarque le cardinal Villeneuve, loc. cit., les points de doctrine sur lesquels tous les philosophes catholiques s'entendent, ou presque tous, ont été définis par l'Église, à propos des præambula fidei et des vérités naturelles de la religion. Quant aux autres points de doctrine, comme la distinction réelle de la puissance et de l'acte, de la matière et de la forme, de l'essence créée et de son existence, de la substance et des accidents, de la personne et de la nature de l'être raisonnable, ils n'appartiennent pas, selon l'éclectisme, aux principes fondamentaux de la doctrine de saint Thomas, de même cette assertion que les facultés, les habitus et les actes sont spécifiés par leur objet formel. Ce seraient là des opinions libres, qu'il est inutile de perdre son temps à approfondir, puis­qu'elles sont discutées entre docteurs catholiques. Elles n'ont donc pas d'importance. »
L'existence de cet éclectisme n'est pas douteuse, et il serait difficile de le mieux définir. Le cardinal Villeneuve pense, au contraire, aux XXIV thèses thomistes approuvées par la S. Congrégation des Études le 24 juillet 1914, comme énonçant les principes majeurs (pronuntiata majora) du thomisme, et qui sont, dit-il, « nécessaires au thomisme lui-­même, sans quoi il n'en aura que le nom, il n'en sera que le cadavre », loc. cit., p. 6.
La Ciencia Tomista de Madrid, en mai-juin 1917, publia, en montrant leur opposition à ces thèses thomistes, vingt-trois thèses adverses de l'éclectisme suarézien. Ces dernières sont relatives à la puissance et à l'acte, à la limitation de l'acte par la puissance, à l'essence et à l'existence, à la substance et à l'accident, à la matière et à la forme, à la quantité, à la vie organique, à l'âme subsistante, à l'âme comme forme substantielle du corps humain, aux facultés opératives, à l'intelligence humaine, à la volonté libre (au rapport du dernier jugement pra­tique et de l'élection libre), aux preuves de l'existence de Dieu, à l'Être même subsistant, à son infinité et à la motion divine sans laquelle aucune créature ne passe de la puissance à l'acte, de la puissance d'agir à l'action même. Sur tous ces points la position thomiste diffère notablement, nous l'avons vu, de l'éclectisme suarézien, qui est généralement une sorte de milieu entre la doctrine de saint Thomas et celle de Scot. Cf. Guido Mattiussi, S. J., Le XXIV tesi della filosofia di S. Tommaso d'Aquino approvate dalla S. Congregazione degli studi, Rome, 1917 ; Ed. Hugon, O. P., Les vingt-quatre thèses thomistes, Paris ; P. Thomas Pègues, O. P., Autour de saint Thomas, Paris, 1918, où sont rapportées, en face des vingt-quatre propositions thomistes, les thèses opposées de Suarez.
Les conséquences de l'éclectisme contemporain, qui renouvelle celui de Suarez, sont signalées comme suit par le cardinal Villeneuve, loc. cit. :

Bien des auteurs, depuis Léon XIII, se sont efforcés non pas tant de se mettre d'accord avec saint Thomas, mais de le mettre, lui, d'accord avec leur propre enseignement. Dès lors on voulut tirer des écrits du Docteur commun les conséquences les plus opposées. D'où une incroyable confusion au sujet de sa doctrine, qui finissait par apparaître aux étudiants comme un amas de contradictions. Rien de plus injurieux que ce procédé pour celui dont Léon XIII a écrit : « La raison ne semble guère pouvoir s'élever plus haut. » Mais cette phase de l'éclectisme contemporain ne pouvait durer, les étudiants perdaient toute confiance. « On a été ainsi conduit, continue le cardinal Villeneuve, à dire que tous les points sur lesquels les philosophes catholiques ne sont pas unanimes deviennent douteux. Finalement, on a conclu, pour faire l'honneur à saint Thomas de n'être contredit par personne, qu'il fallait restreindre sa doctrine à ce sur quoi tous les penseurs catholiques s'entendent. Ce qui se réduit ou à peu près à ce qui a été défini par l'Église et qu'il faut tenir pour garder la foi... Mais réduire ainsi la doctrine thomiste à un ensemble amorphe et sans vertèbres logiques de banales vérités, de postulats non analysés, non organisés par la raison, c'est cultiver un tradi­tionalisme morne, sans substance et sans vie, et aboutir, sinon d'une façon théorique et consciente, au moins en pratique, à un fidéisme vécu in actu exercito. De là le peu d'intérêt vigilant, le peu de réaction que pro­voquent les thèses les plus invraisemblables, en tout cas les plus antithomistes de leur nature même.
« Une fois que le critère de la vérité se trouve prati­quement et de fait dans le nombre des auteurs cités pour et contre, cela dans le domaine où la raison peut et doit parvenir à l'évidence intrinsèque par recours aux principes premiers, c'est l'atrophie de la raison qui en résulte, son engourdissement, son abdication. L'homme en vient à se dispenser du regard de l'esprit ; toutes les assertions restent sur le même plan, celui d'une persuasion neutre, qui vient de la rumeur com­mune. Il s'ensuit que pratiquement la raison est jugée impuissante, incapable de trouver la vérité... On pourra mettre cette abdication au compte d'une louable humilité ; de fait elle engendre le scepticisme philo­sophique des uns, le scepticisme vécu de beaucoup d'autres, dans les milieux où règne un mysticisme de sensibilité et une creuse piété. »

De là dérivent des doutes même sur la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu ; en parti­culier sur le principe quidquid movetur ab alio move­tur. On se demande même si l'éclectisme, dont nous parlons, conserve une seule des preuves de l'existence de Dieu proposées par saint Thomas, telles qu'elles sont proposées par lui.
Aussi faut-il conclure avec le cardinal Villeneuve, loc. cit.: « Si l'on veut abstraire en philosophie de ce sur quoi les philosophes catholiques ne s'entendent pas encore, ce seront toutes les questions profondes, ce sera la métaphysique elle-même qu'on délaissera, et l'on perdra ce qu'il y a de plus précieux en un sens dans la doctrine de saint Thomas, la moelle du thomisme, ce qui dépasse le sens commun, ce que son génie a découvert. » On ne parviendrait plus dès lors à pouvoir défendre philosophiquement le sens commun lui-même, qui deviendrait en philosophie le critère de la vérité. On réduirait ainsi la doctrine philosophique de saint Thomas à celle de Thomas Reid et des écossais ; en d'autres termes, on renoncerait à la philosophie pour s'en tenir au sens commun, et l'on ne pourrait plus justifier celui-ci par une analyse approfondie de l'intelligence natu­relle, de ses principes premiers, de leur évidente nécessité et universalité.
L'éclectisme invoque enfin parfois la charité, en disant qu'il faut tenir moins à la profondeur exacte de la doctrine qu'à l'unité des esprits à maintenir. Le cardinal Villeneuve a justement répondu, ibid. : « Ce qui blesse la charité, ce n'est point la vérité, ni l'amour sincère et intégral qu'on lui porte ; ce qui blesse la charité, c'est l'amour-propre individuel ou corporatif. La paix dans le domaine intellectuel, au sein de l'Église, ne sera stable et durable qu'à la condition de suivre les directions de l'Église, Magistra veritatis, quand elle nous dit : Ite ad Thomam. De la sorte, loin de diminuer la vraie liberté de la recherche intellectuelle, on l'augmente, on la rend plus parfaite, en lui donnant, comme à un ressort, d'autant plus d'élan qu'elle a un plus ferme point d'appui, et en la délivrant de l'erreur, selon les paroles du Maître : Cognoscetis veritatem et veritas liberabit vos. Joa, VIII, 32. »


ARTICLE 2. - La puissance d'assimilation du thomisme

La puissance d'assimilation contenue dans une doctrine philosophique et théologique montre la valeur, l'élévation et l'universalité de ses principes, capables d'éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu'à la vie supé­rieure de l'esprit et jusqu'à Dieu.
De ce point de vue nous voudrions montrer ici que le thomisme peut s'assimiler ce qu'il y a de vrai dans les différentes tendances, qui subsistent dans la philosophie contemporaine. On peut, semble-­t-il, en distinguer trois principales.
D'abord l'agnosticisme, soit empirique, qui pro­vient du positivisme, soit idéaliste, qui provient du kantisme. C'est ainsi qu'on trouve aujourd'hui le néopositivisme chez Carnap, Wittgenstein, Rougier et dans le mouvement appelé Wiener Kreis. Il y a là un nominalisme, qui est la réédition de Hume et d'A. Comte. La phénoménologie de Husserl tient de son côté que l'objet de la philosophie est le donné intelligible absolument immédiat, qu'elle analyse sans raisonnement. Ce sont là des philosophies, non pas de l'être, mais du phénomène, selon la termi­nologie dont Parménide s'est servi le premier en distinguant les deux directions que peut prendre l'esprit humain.
En second lieu il y a les philosophies de la vie et du devenir ou la tendance évolutionniste, qui se présente elle aussi, soit sous une forme idéaliste qui rappelle Hegel, comme en Italie chez Gentile, en France chez Léon Brunschvicg, soit sous une forme empirique, celle de l'évolution créatrice de H. Berg­son, qui pourtant à la fin de sa vie s'est rapproché, ainsi que M. Maurice Blondel, de la philosophie traditionnelle, par les exigences supérieures d'une vie intellectuelle et spirituelle vouée à la recherche de l'Absolu.
Enfin il y a aujourd'hui divers essais de méta­physique allemande : ceux de Max Scheler, volontariste, de Driesch, qui revient à Aristote pour la philosophie de la nature, de N. Hartmann de Heidelberg, qui défend les droits de l'ontologie, du réalisme, en revenant à l'ontologie aristotélicienne, mais interprétée dans un sens platonicien. En réalité les mêmes grands problèmes subsistent toujours : celui de la constitution intime des corps, de la vie, de la sensation, de la connaissance intellectuelle, de la liberté, du fondement de la morale, de la distinction de Dieu et du monde. Par suite, les anciennes oppositions du mécanisme et du dyna­misme, de l'empirisme et de l'intellectualisme, du monisme et du théisme reparaissent toujours sous des formes variées. Il importe de se faire sur elles un jugement sûr.
1. Le principe générateur de la philosophie aristoté­licienne et thomiste. - En la comparant aux diverses tendances que nous venons de rappeler, nous vou­drions montrer ici que la philosophie thomiste se présente comme le résultat d'un examen approfondi de la philosophia perennis, où l'on retrouve, sur le monde et l'homme, le meilleur de la pensée d'Aristote et sur Dieu le meilleur aussi de la pensée de Platon et de saint Augustin. Cette philosophie apparaît ainsi, selon la remarque de H. Bergson dans l'Évolu­tion créatrice, comme « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine » ou le prolongement de la raison naturelle.
Par sa nature et sa méthode, cette philosophie est ouverte aussi à tout ce que nous apprend le progrès des sciences. Cela tient à ce que cette conception traditionnelle n'est pas une pure et hâtive con­struction a priori faite par une intelligence géniale et prestigieuse, comme l'hégélianisme, mais à ce qu'elle a une très large base inductive, qui se renou­velle constamment par l'examen plus attentif des faits. On le voit particulièrement par l'œuvre d'Albert le Grand, le maître de saint Thomas.
Elle est pourtant aussi une métaphysique, une philosophie de l'être, une ontologie, qui a scruté pendant des siècles les rapports de l'être intelligible avec les phénomènes sensibles, les rapports aussi de l'être et du devenir, et qui a cherché à rendre le devenir intelligible en fonction de l'être (primum cognitum), en montrant la nature propre, du devenir, passage de la puissance à l'acte, en montrant aussi sa cause efficiente et sa finalité. Par ces deux caracté­ristiques, l'une positive, l'autre spéculative et réaliste, le thomisme s'oppose profondément au kantisme et aux conceptions qui dérivent de lui.
Pour la même raison, parce que la philosophie aristotélicienne et thomiste a une très large base inductive, parce qu'elle reste en contact avec les faits, et parce qu'elle est en même temps une métaphysique de l'être, du devenir et de ses causes, cette philosophie accepte tout ce qu'il y a de vraiment positif dans les autres conceptions opposées entre elles. Elle a une très grande puissance d'absorp­tion, et d'assimilation. C'est un des critères qui permettent de juger de sa valeur et non seulement de sa valeur abstraite, mais de sa valeur de vie.
Ici nous rencontrons une réflexion profonde de Leibniz, réflexion qui a ses racines chez Aristote et chez saint Thomas, et dont Leibniz aurait pu tirer des conséquences qu'il a seulement entrevues. En réfléchissant à ce que doit être la philosophia perennis, il a remarqué, mais de façon trop éclectique, que les systèmes philosophiques sont généralement vrais en ce qu'ils affirment et faux en ce qu'ils nient. Il s'agit ici d'affirmations véritables, qui ne sont pas des négations déguisées, et il s'agit d'affirmations qui constituent la partie la plus positive de chaque système, à côté des négations qui le limitent.
Cette remarque de Leibniz paraît très juste, elle est même assez évidente pour tous. Le matérialisme en effet est vrai en ce qu'il affirme l'existence de la matière ; il est faux en ce qu'il nie l'esprit, et inversement pour le spiritualisme idéaliste ou imma­térialiste, comme celui de Berkeley. De même, et Leibniz ne l'a pas assez compris, le déterminisme psychologique est vrai en ce qu'il affirme la direction intellectuelle de la volonté dans le choix volontaire, mais aux yeux de beaucoup il est faux en ce qu'il nie la liberté proprement dite ; inversement pour le « libertisme » qui rêve d'une liberté d'équilibre sans direction intellectuelle.
Cette remarque générale sur les systèmes philo­sophiques, qui fut faite du point de vue éclectique, peut être reprise par un aristotélicien thomiste d'un point de vue supérieur à celui de l'éclectisme. Elle se fonde sur ceci qu'il y a plus dans le réel que dans tous les systèmes. Chacun d'eux affirme en effet un aspect du réel, en niant souvent un autre aspect. Cette négation provoque presque toujours une antithèse, comme l'a dit Hegel, avant que l'esprit n'arrive à une synthèse supérieure.
Nous estimons donc que la pensée aristotélicienne et thomiste, n'étant pas seulement une géniale mais hâtive construction a priori, reste toujours très attentive aux divers aspects du réel, en s'efforçant de n'en nier aucun, de ne pas limiter indûment la réalité, qui s'impose à notre expérience externe et interne toujours perfectible, et à notre intelligence à la fois intuitive à sa manière et discursive. La pensée aristotélicienne et thomiste reste ainsi d'accord avec la raison naturelle, mais elle domine de beaucoup le sens commun, en montrant la subor­dination nécessaire des divers aspects du réel, selon la nature des choses. Le thomisme s'élève ainsi très au dessus de la philosophie des Écossais, qui se réduisait au sens commun. Il y a une immense différence entre Thomas Reid et Thomas d'Aquin.
Cette philosophie traditionnelle diffère aussi de l'éclectisme, parce qu'elle ne se contente pas de choisir dans les différents systèmes, sans principe directeur, ce qui paraît être le plus plausible ; mais elle éclaire tous les grands problèmes à la lumière d'un principe supérieur, dérivé du principe de contra­diction ou d'identité et du principe de causalité, à la lumière de la distinction entre puissance et acte, distinction qui rend le devenir intelligible en fonction de l'être, premier intelligible ; distinction qui, selon Aristote et saint Thomas, est nécessaire pour concilier le principe d'identité, affirmé par Parménide : « l'être est, le non-être n'est pas », et le devenir affirmé par Héraclite.
Le devenir est ainsi conçu comme le passage de la puissance à l'acte, de l'être encore indéterminé, comme le germe de la plante, à l'être déterminé ou actualisé. Le devenir ainsi défini ne peut se produire sans l'influence d'un agent, qui détermine un sujet en vertu de sa propre détermination actuelle ; il n'y a pas en effet d'engendré sans engendrant; et ce même devenir ne se produirait pas en telle direction et tel sens déterminés plutôt qu'en tel autre, s'il ne tendait pas vers une fin, vers un bien, vers une perfection à réaliser ou à obtenir.
Le devenir, ce que Descartes n'a pas compris, est ainsi défini ou rendu intelligible en fonction de l'être par la distinction de puissance et acte : le devenir de l'engendré est essentiellement ordonné à l'être de celui-ci, ensuite son progrès tend à la perfection de l'âge adulte, etc. Nous sommes loin de la con­ception cartésienne du mouvement, réduit au mouvement local, et défini en fonction, non pas de l'être, mais du repos, sans que Descartes puisse être certain de trouver un point fixe parfaitement stable, ce qui conduit au relativisme.
D'après ce qui précède, le devenir ne se conçoit que par les quatre causes : la matière est puissance passive ou capacité réelle de recevoir telle ou telle perfection ; quant à l'acte, il apparaît sous trois aspects : dans la détermination actuelle de l'agent actualisateur, dans la forme qui détermine le devenir, dans la fin vers laquelle il tend.
Finalement les êtres finis sont conçus comme des composés de puissance et acte, de matière et de forme, ou au moins d'essence réelle et d'existence ; l'essence susceptible d'exister limite l'existence et est actualisée par elle, comme la matière limite la forme qu'elle reçoit et est déterminée, actualisée par elle. Au dessus des êtres ainsi limités et composés, doit exister « l'Acte pur », s'il est vrai que l'acte est plus parfait que la puissance, que la perfection déterminée est plus parfaite qu'une simple capacité de recevoir une perfection. Il y a plus en ce qui est qu'en ce qui devient et n'est pas encore. C'est là une des propositions les plus fondamentales de l'aristotélisme thomiste. Et donc au sommet de tout doit se trouver, non pas le devenir pur d'Héra­clite ou de Hegel, mais l'Acte pur, l'Être même sans aucune limite et donc l'Être spirituel non limité par la matière, non limité par une essence bornée, par une capacité restreinte qui le recevrait : Ipsum Esse subsistens et simul Ipsum Verum perfecte cognitum, ???s?? ???se?? ???s??, necnon Ipsum Bonum ab æterno summe dilectum. C'est le sommet de la pensée d'Aristote et c'est aussi celui de la pensée de Platon, qui sont ici conservés et surélevés par la vérité révélée de la liberté divine, de la liberté de l'acte créateur, vérité révélée, mais accessible pourtant à la raison en quoi elle diffère des mystères essentiellement surnaturels comme la Trinité.
Nous venons de voir quel est le principe générateur de la philosophie aristotélicienne et thomiste : la division de l'être en puissance et acte, pour rendre le devenir et la multiplicité intelligibles en fonction de l'être, premier intelligible ; rappelons brièvement les principales applications de ce principe, en mon­trant que cette doctrine peut s'assimiler tout ce qu'il y a de positif dans les thèses adverses qu'elle s'efforce de dépasser. Un coup d'oeil sur les grands problèmes permet de s'en rendre compte.
2. Les principales applications du principe géné­rateur et l'assimilation progressive par l'examen des grands problèmes. - Le thomisme doit en grande partie sa puissance assimilatrice à sa méthode de recherche. Pour chaque grand problème, il rappelle d'abord les solutions extrêmes opposées entre elles qui en ont été données ; il note aussi la solution éclectique qui reste plus ou moins fluctuante entre ces positions extrêmes auxquelles elle emprunte quelque chose ; finalement il s'élève à une synthèse supérieure au milieu et au dessus de ces solutions extrêmes, et il explique par un principe éminent les divers aspects de la réalité qui avaient successive­ment attiré l'intelligence en sa recherche du vrai. Une brève récapitulation des grands problèmes philosophiques permet de s'en rendre compte et de mieux voir la synthèse métaphysique que le tho­misme met en théologie au service de la foi pour l'expliquer et la défendre. L'unité de cette synthèse n'a rien de factice, elle est véritablement organique, elle dépend de la subordination de toutes ses parties au même principe générateur.
a) En cosmologie : le mécanisme affirme l'existence du mouvement local et de l'étendue selon les trois dimensions, souvent aussi celle des atomes, mais il nie les qualités sensibles, l'activité naturelle des corps et la finalité de cette activité. Par suite il explique mal les phénomènes de pesanteur, de résistance, de chaleur, d'électricité, d'affinité, de cohésion, etc. D'autre part le dynamisme sous ses différentes formes affirme les qualités et l'activité naturelle des corps, sa finalité; mais il réduit tout à des forces, en niant la réalité de l'étendue propre­ment dite et le principe pourtant certain que « l'agir suppose l'être et le mode d'agir suppose le mode d'être ». La doctrine aristotélicienne et thomiste de « la matière et de la forme spécifique » ou substan­tielle des corps accepte tout ce qu'il y a de positif dans les deux conceptions précédentes. Puis à bon droit elle explique par deux principes distincts, mais intimement unis, des propriétés aussi différentes que l'étendue et la force. L'étendue est expliquée par la matière commune à tous les corps, qui est puissance passive de soi indéterminée, mais capable de recevoir la forme spécifique ou la structure essentielle du fer, de l'argent, de l'or, de l'hydrogène, de l'oxygène, etc. La forme spécifique des corps mieux que l'idée pla­tonicienne séparée, que la monade leibnizienne, en déterminant la matière explique les qualités naturelles des corps, leurs propriétés, leur activité spécifique, et l'on maintient le principe : « l'agir suppose l'être et le mode d'agir suppose le mode d'être ».
La matière, étant de soi pure puissance réceptrice, capacité de recevoir une forme spécifique, selon Aristote et saint Thomas, n'est pas encore une sub­stance, mais un élément substantiel qui ne peut pas exister sans telle ou telle forme spécifique, et qui constitue avec cette forme un composé véritablement un, d'une unité non pas accidentelle, mais essentielle, une seule nature.
La matière première est donc conçue comme pure puissance réceptrice, comme capacité réelle de rece­voir telle ou telle forme spécifique ; la matière première n'est pas, par exemple, du ciselable, du combustible, du comestible, mais c'est pourtant un sujet réel actualisable et toujours transformable, capable de devenir par actualisation terre, eau, air, charbon incandescent, plante ou animal.
Par la même distinction de puissance et acte, Aristote, on le sait, explique que l'étendue des corps soit mathématiquement divisible à l'infini, sans être actuellement divisée à l'infini ; elle ne se compose donc pas selon lui d'indivisibles (qui s'identifieraient s'ils se touchaient, ou au contraire seraient dis­continus et distants s'ils ne se touchaient pas), mais elle se compose de parties toujours mathématique­ment sinon physiquement divisibles.
Les mêmes principes expliquent au dessus du règne minéral la vie de la plante et celle de l'animal. Le mécanisme s'efforce en vain de réduire aux phénomènes physico-chimiques le développement du germe végétal, qui produit ici un épi de froment et là un chêne. Le mécanisme explique moins encore la propriété évolutive de l'œuf, qui produit ici un oiseau, là un poisson, là un serpent. Ne faut-il pas reconnaître « une idée directrice de l'évolution », comme le disait Claude Bernard ? Dans le germe ou l'embryon qui évolue vers telle structure déterminée, il faut qu'il, y ait un principe vital spécificateur; c'est ce qu'Aristote appelle l'âme végétative de la plante et l'âme sensitive de l'animal. Sans éclectisme cette doctrine s'assimile ce que le mécanisme et le dynamisme ont de positif, en rejetant leurs néga­tions.
b) Anthropologie. -- Si nous arrivons à l'homme, le Stagirite et saint Thomas toujours attentifs aux faits appliquent encore les mêmes principes, et montrent que l'homme est un tout naturel, doué d'une unité non pas accidentelle, mais essentielle, sa nature est une : homo est quid unum non solum per accidens, sed per se seu essentialiter. Il ne peut y avoir en l'homme deux substances complètes accidentellement juxtaposées, mais la matière, pure puissance, pure capacité, réelle réceptrice, est déter­minée en lui par un seul principe spécifique éminent, qui est en même temps principe substantiel radical de vie végétative, de vie sensitive, et aussi de vie intellectuelle. Ce serait, à la vérité, impossible, si la même âme devait être principe, non seulement radical, mais immédiat d'actes vitaux si différents. C'est possible au contraire, si l'âme opère par diverses facultés subordonnées. De fait l'âme humaine est principe des actes de la vie végétative par ses facultés ou fonctions de nutrition, de reproduction ; elle est principe des actes de la vie sensitive par ses facultés sensitives ; et elle est principe des actes de la vie intellectuelle par ses facultés supérieures d'intelli­gence et de volonté. Ici encore s'applique, sans aucun éclectisme, mais de façon toute spontanée et très hardie, la distinction de puissance et acte l'essence de l'âme est, selon saint Thomas, ordonnée à l'existence qui l'actue, et chacune de ses facultés est ordonnée à son acte propre : Potentia essentialiter dicitur vel ordinatur ad actum. La substance de l'âme est immédiatement ordonnée à l'existence et ses facultés à leurs opérations spéciales. C'est pourquoi selon saint Thomas, l'âme n'est pas immédiatement opérative par elle-même, sans ses facultés ; elle ne peut connaître intellectuellement que par l'intel­ligence, et vouloir que par la volonté.
Telle est la métaphysique profonde, que, selon les thomistes, Leibniz a inconsidérément brouillée, en voulant réduire la d??aµ?s aristotélicienne, qui est soit passive, soit active, à la force qui peut agir mais ne saurait rien recevoir. La métaphysique aristotélicienne et thomiste est celle de l'être divisé en acte et puissance, la philosophie de Leibniz est celle de la force, qu'il faudrait rendre intelligible en fonction de l'être ; la philosophie de Descartes est celle du cogito, qui lui aussi devrait être rendu intelligible en fonction de l'être, si l'être intelligible est vraiment le premier objet connu par l'intel­ligence, par l'intellection directe, qui précède l'acte de réflexion ou le retour de la pensée sur elle-même.
Du même point de vue, selon saint Thomas, les deux facultés supérieures d'intelligence et de volonté, capables de se porter vers le vrai universel et le bien universel, doivent, à raison de leur objet spéci­ficateur, dominer la matière. On ne s'expliquerait pas autrement que notre intelligence connaisse des principes vraiment nécessaires et universels, supé­rieurs à l'expérience contingente et particulière.
Dès lors ces facultés supérieures ne sont pas intrin­sèquement dépendantes d'un organe et elles mani­festent ainsi la spiritualité de l'âme raisonnable, qui peut survivre après la corruption de l'organisme.
c) Critériologie. - Si nous nous élevons à la nature même de la connaissance intellectuelle, le thomisme accepte encore tout ce qu'il y a de positif dans l'empirisme et les méthodes inductives et tout ce qu'il y a de positif aussi dans l'intellectualisme, qui, par opposition à l'empirisme, reconnaît l'universalité et la nécessité (au moins subjective) des premiers principes rationnels. Mais, si l'objet premier de notre intelligence est l'être intelligible des choses sensibles, il suit que les premiers principes de la raison ne sont pas seulement des lois de l'esprit, mais des lois du réel intelligible. Le principe de contradiction : « l'être n'est pas le non-être » apparaît comme la loi fondamentale du réel, et, si l'on doutait de sa valeur, le cogito ergo sum lui-même s'éva­nouirait, car on pourrait dire : peut-être je suis moi sans l'être véritablement ; peut-être « il pense » comme on dit « il pleut » ; peut-être la pensée n'est pas essentiellement distincte de la non-pensée, et sombre dans le subconscient, sans qu'on puisse voir où elle commence et où elle finit ; peut-être qu'en même temps je suis et ne suis pas, peut-être n'y a-t-il que le devenir et ses phases, sans aucun sujet pensant véritablement individuel et permanent.
Si au contraire l'être intelligible des choses sen­sibles est l'objet premier de l'intelligence, elle s'atteint ensuite avec une certitude absolue, par réflexion, comme relative à l'être intelligible et à ses lois immuables ; elle se connaît comme faculté de l'être, capable de saisir très au dessus des phénomènes sensibles les raisons d'être des choses et de leurs propriétés. Elle voit dès lors qu'elle dépasse d'une distance immense ou sans mesure l'imagination si riche soit-elle, qui, elle, reste dans l'ordre des phénomènes et ne peut saisir le pourquoi du moindre mouvement, celui par exemple d'une horloge.
Les mêmes principes conduisent Aristote et saint Thomas à distinguer profondément la volonté éclairée par l'intelligence de l'appétit sensitif dirigé par les sens externes et internes. Et, comme l'objet formel de l'intelligence est l'être intelligible dans son universalité, celui de la volonté dirigée par l'intelligence est le bien universel, surtout le bien honnête ou raisonnable, essentiellement supérieur au bien sensible (délectable ou utile) objet de l'appétit sensitif.
d) La doctrine de la liberté et les fondements de la morale. - Par le développement normal de la doctrine de la puissance et de l'acte, le thomisme s'élève encore à propos de la liberté humaine au dessus du déterminisme psychologique de Leibniz et de la liberté d'équilibre conçue par Scot, Suarez, Descartes et certains libertistes modernes, comme Secrétan et J. Lequier. Nous l'avons longuement montré ailleurs (Dieu, son existence et sa nature, 6e éd., p. 604-669), avec le déterminisme psycho­logique, saint Thomas admet que l'intelligence dirige notre choix volontaire, mais cependant il dépend de la volonté libre que tel jugement pratique soit le dernier et termine la délibération. Pourquoi ? Parce que, si l'intelligence meut objectivement la volonté en lui proposant l'objet à vouloir, la volonté applique l'intelligence à considérer et à juger et la délibé­ration ne s'achève que lorsque la volonté accepte librement la direction donnée. Il y a ici une relation mutuelle de l'intelligence et de la volonté.
Le libre-arbitre est ainsi, non seulement dans l'homme, mais en Dieu et dans l'ange, l'indifférence dominatrice du jugement et du vouloir à l'égard d'un objet qui apparaît non ex omni parte bonum, bon sous un aspect et non bon sous un autre. Si nous voyions Dieu face à face, alors certes, dit saint Thomas, sa bonté infinie vue immédiatement attire­rait infailliblement et invinciblement notre amour. Mais il n'en est pas de même tant que nous sommes en présence d'un objet qui apparaît bon sous un aspect, et non bon ou au moins insuffisant sous un autre, et il en est ainsi même en face de Dieu abstrai­tement et obscurément connu, dont parfois les commandements nous déplaisent.
En présence d'un objet non ex omni parte bonum, la volonté, qui est d'une amplitude sans limite, parce qu'elle est spécifiée par le bien universel connu par l'intelligence, ne peut être nécessitée. Elle peut même s'écarter de la loi morale : Video meliora proboque (jugement spéculatif), deteriora sequor (dernier juge­ment pratique et choix volontaire).
Les mêmes principes permettent au thomisme en morale d'admettre tout ce qu'affirment la morale du bonheur et celle du devoir. Pourquoi ? Parce que l'objet propre de la volonté est le bien raisonnable, supérieur au bien sensible, délectable ou utile. Or, le bien raisonnable, auquel une faculté est essentiel­lenient ordonnée, doit être voulu par elle, autrement elle agirait contre l'ordination que l'auteur de sa nature lui a donnée au bien raisonnable et par suite au souverain bien, source du bonheur parfait. C'est toujours le même principe : la puissance est ordonnée à l'acte et elle doit tendre à l'acte auquel elle a été ordonnée par l'auteur même de sa nature.
e) Théologie naturelle. - Enfin le principe de la supériorité de l'acte sur la puissance : « il y a plus dans ce qui est que dans ce qui peut être et dans ce qui devient », a conduit Aristote à admettre au sommet de tout I'Acte pur, Pensée de la Pensée et souverain Bien qui attire tout à Lui. Il conduit saint Thomas à la même conclusion. Mais le grand docteur médiéval affirme ce que le Stagirite n'avait point dit et ce que Leibniz a méconnu. Pour Aristote et pour Leibniz, le monde est comme le prolongement nécessaire de Dieu. Saint Thomas montre au con­traire pourquoi nous devons dire avec la Révélation, que Dieu, Acte pur, est souverainement libre de produire, de créer le monde, plutôt que de ne pas le créer, et de le créer dans le temps, à tel instant choisi de toute éternité, plutôt que de le créer ab æterno. La raison en est que l'Acte pur, étant la plénitude infinie de l'Être, de la Vérité et du Bien, n'a nul besoin des créatures pour posséder sa bonté infinie, qui ne peut s'accroître en rien. Après la création, il y a plusieurs êtres, mais il n'y a pas plus d'être, ni plus de perfection, ni plus de sagesse, ni plus d'amour. « Dieu n'est pas plus grand pour avoir créé l'univers » ; avant la création et sans elle, il possédait le bien infini parfaitement connu et souverainement aimé de toute éternité. Saint Thomas rejoint ainsi par ses principes philosophiques la vérité révélée de l'Exode III, 14 : Ego sum qui sum. Je suis Celui qui suis. Dieu seul peut dire, non seule­ment : « J'ai l'être, la vérité et la vie », mais « Je suis l'Être même, la Vérité et la Vie ».
Selon saint Thomas la vérité suprême de la philo­sophie chrétienne peut donc se formuler ainsi : En Dieu seul l'essence et l'existence sont identiques. In solo Deo essentia et esse sunt idem. Dieu seul est l'Être même, tandis que tout être limité ou fini est seulement de soi susceptible d'exister (quid capax existendi) et n'existe de fait que s'il est librement créé et conservé par Celui qui est. De plus, comme l'action suit l'être, la créature, qui n'est pas son existence, n'est pas non plus son action, et elle n'agit de fait que par la motion divine, qui la fait passer de la puissance à l'acte, de la puissance d'agir à l'action même, cela dans l'ordre de la nature comme dans celui de la grâce.
C'est toujours le même leitmotiv doctrinal qui revient dans la philosophie et la théologie thomiste Dieu seul est Acte pur, et, sans lui, la créature, composée de puissance et acte ne saurait exister, durer, ni agir, et surtout agir de façon salutaire et méritoire par rapport à la vie de l'éternité.
Le thomisme dans les différents courants d'idées philosophiques et théologiques accepte donc tout ce que chacune de ces tendances affirme et il écarte seulement ce qu'elles nient sans fondement. Il recon­naît que la réalité est incomparablement plus riche que nos conceptions philosophiques et théologiques. Par là il conserve le sens du mystère.
Par là il dispose à la contemplation qui procède de la foi vive, éclairée par les dons d'intelligence et de sagesse. Il rappelle incessamment qu'il y a plus de vérité, de bonté, de sainteté en Dieu que toute philosophie, toute théologie, toute contem­plation mystique ne peuvent le supposer. Pour voir toutes ces richesses, il faudrait avoir reçu la vision surnaturelle et immédiate de l'Essence divine, sans l'intermédiaire d'aucune idée créée, et encore cette vision, si immédiate soit-elle, sera limitée en sa pénétration et ne nous permettra pas de connaître Dieu infiniment, autant qu'il est connaissable et qu'il se connaît lui-même. La doctrine de saint Thomas réveille ainsi constamment en nous le désir naturel conditionnel et inefficace de voir Dieu. Enfin elle nous fait apprécier le don de la grâce, et de la charité, qui, elle, sous la motion efficace de Dieu, désire efficacement la vision divine et nous la fait mériter.
On voit ainsi que la doctrine thomiste, en accep­tant, à la lumière de son principe générateur, tout ce qu'il y a de positif dans les autres conceptions opposées entre elles, qu'elle s'efforce de dépasser, a une puissance d'assimilation qui devient un nouveau critère de sa valeur abstraite et de sa valeur de vie. La puissance d'assimilation d'une doctrine montre en effet la valeur, l'élévation et l'universalité de ses principes, capables d'éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu'à la vie supérieure de l'esprit et jusqu'à Dieu, considéré lui-même en sa vie intime. Le principe d'économie demande aussi qu'en cette doctrine il n'y ait pas deux vérités premières ex æquo, mais une seule, qui en soit vraiment l'idée mère et qui lui donne son unité. C'est ici ce principe que Dieu seul est Acte pur, et qu'en lui seul l'essence et l'existence sont identiques; principe qui est la clef de voûte de la philosophie chrétienne, comme aussi celle du traité théologique de Deo uno ; principe qui permet encore d'expliquer autant qu'il est possible ici-bas ce que la Révélation divine nous dit des mystères de la Trinité et de l'Incarnation, en sauve­gardant l'unité d'existence des trois Personnes divines et l'unité d'existence dans le Christ. Cf. Ia, q. XXVIII, a. 2 ; IIIa, q. XVII, a. 2, corp. at ad 3um : In Christo est unum esse. Tres personæ non habent nisi unum esse.
Si enfin Dieu seul est l'Être même, comme l'agir suit l'être, lui seul peut agir par soi ; et donc tout ce qu'il y a de réel et de bon dans nos actions les plus libres vient de lui comme de la cause première, tout en venant de nous comme de la cause seconde. Même la détermination libre de notre obéissance, en ce qu'elle a de réel et de bon, en tant qu'elle est acceptation plutôt que résistance, dérive de la source de tout bien ; car rien n'échappe à sa causalité universelle qui fait fleurir la liberté humaine sans la violenter en rien, comme il fait fleurir les arbres et produit en eux et avec eux leurs fruits.
La synthèse thomiste se juge donc par ses prin­cipes, par leur subordination par rapport à un principe suprême, par leur nécessité et leur universalité. Elle s'éclaire non pas par une idée restreinte comme le serait celle de la liberté humaine, mais par l'idée la plus haute, celle même de Dieu (Ego sum qui sum), de qui tout dépend dans l'ordre de l'être et dans celui de l'agir, dans l'ordre de la nature et dans celui de la grâce. Par là la synthèse thomiste se rapproche plus que toute autre, selon le jugement de l'Église, de l'idéal de la théologie, science suprême de Dieu révélé.